C’est une histoire dont rendent compte quelques images d’une mise en scène terrible, terrible et dérisoire, le genre d’histoire qui divertissait les S.S. J’en ai découvert une image lorsque j’étais adolescent, peut-être même enfant, par hasard, dans une revue qui traînait je ne sais où, dans la salle d’attente d’un dentiste me semble-t-il. J’en devinai l’issue mais j’ignorais le contexte de cette mise en scène et l’histoire de ces hommes, la plupart en tenue rayée, membres d’un petit orchestre grotesque (je devinais un flonflon, un air de guinguette) qui précédait un petit chariot en bois tiré par deux hommes et sur lequel se tenait debout le condamné. Mais quelle est cette histoire et qui sont ces hommes ?
Nous sommes à Mauthausen, fin juillet 1942. Le détenu Hans Bonarewitz, un Gitan, s’est évadé du camp, un exploit vraiment, caché dans une caisse en bois chargée sur un camion. Dix-huit jours plus tard, il est repris, enfermé dans cette même caisse une semaine durant (sous le soleil d’été, sans eau et sans nourriture je suppose) avant d’être pendu sur l’Appelplatz, le 30 juillet, en présence de tous les détenus.
Avant d’être exécuté, il est promené dans tout le camp, à bord d’un petit chariot en bois, précédé par un orchestre d’une dizaine de musiciens qui jouent l’air de la chanson de Rina Ketty, « J’attendrai… », une chanson de 1938, la plus populaire des chansons françaises au cours de la Deuxième Guerre mondiale, pareillement appréciée des Alliées et de leurs adversaires, une chanson aussi populaire que « Lili Marleen » de Lale Andersen. L’une des photographies montre une sorte de maître des cérémonies, un détenu dans une attitude de majorette – le grotesque macabre nazi – qui précède l’orchestre. Tous les détenus ont été alignés devant leurs baraques ; pas un ne doit manquer ce spectacle, un avertissement à tous ceux qui seraient tentés de se faire la belle. L’espèce de cabane devant laquelle se tient Hans Bonarewitz, sur le petit chariot tiré par deux hommes, est la caisse dans laquelle il s’est dissimulé. On a ouvert son couvercle de manière à suggérer une sorte de toit à double pente et ajouter au grotesque : on pourrait croire à des latrines comme on en voyait au fond des jardins.
Hans Bonarewitz de retour à Mauthausen, devant la caisse dans laquelle il s’est évadé.
Et les musiciens ? Le plus connu d’entre eux, le responsable du groupe, est Wilhelm Heckmann (1897-1995) sur lequel on a un témoignage de son neveu (un témoignage succinct mais probablement le plus complet à ce jour), Klaus Stanjek. Jusqu’en 1936, Wilhelm Heckmann, un musicien professionnel, voyage dans toute l’Allemagne au gré des contrats qui lui sont proposés. En 1936, il est arrêté pour homosexualité, condamné et amnistié. En 1937, il est de nouveau arrêté en tant que Schutzhäftling et envoyé à Dachau puis à Mauthausen, le 27 septembre 1939, où il est affecté à la carrière de pierres « Wiener Graben », dans la compagnie de transport, puis à la désinfection. Ses qualités de chanteur et de musicien vont lui éviter le pire.
Wilhelm Heckmann parle peu et à contre-cœur de ses années concentrationnaires. Il déclare ne pas vouloir laisser le moindre témoignage sur cette période de sa vie passée à Dachau et Mauthausen alors que son neveu lui propose de faire une vidéo pour en tirer éventuellement un film. Pourtant, peu avant sa mort, il lui lègue divers documents relatifs à son séjour à Mauthausen, parmi lesquels trois photographies prises par le SS-Oberscharführer Fritz Kornatz le 30 juillet 1942, des photographies sur lesquelles d’innombrables regards se sont posés et se posent encore, des photographies à présent mises en ligne. Ces regards pressentent probablement quelque chose de terrible, une humiliation sans fin ; mais connaissent-ils les détails de cette histoire ?
Le photographe de Mauthausen, Francesc Boix, un Espagnol, fut appelé à témoigner devant le tribunal de Nuremberg. A la question du tribunal relative à une photographie se rapportant à cette mise en scène, il donna les détails suivants : Hans Bonarewitz, citoyen Autrichien, était charpentier dans le camp et il s’était arrangé pour fabriquer une caisse où se cacher dans l’espoir de s’évader. Peu après, il fut repris. Les SS le mirent sur un chariot qui servait à transporter les cadavres vers le crématorium et firent confectionner quelques panneaux sur lesquels on lisait « Alle Vögel sind schon da », soit « Tous les oiseaux sont de retour » (Une chanson enfantine célèbre entre toutes dans l’Allemagne d’alors, composée en 1835 par August Heinrich Hoffmann.) Le petit cortège défila devant les dix mille déportés, accompagné par l’air de « J’attendrai… ». Lorsque Hans Bonarewitz se balança au bout d’une corde, l’orchestre joua une polka.
30 juillet, Hans Bonarewitz est conduit à la potence.
Les deux accordéonistes qui accompagnent le condamné sont Wilhelm Heckmann et le kapo responsable de la distribution du courrier, Georg Streitwolf. Wilhelm Heckmann, un triangle rose, est le plus petit des deux et il porte la tenue rayée. Il n’est pas gitan contrairement à ce que peut laisser supposer l’appellation Gipsy Orchestra.
Wilhelm Heckmann est un ténor, un pianiste et un accordéoniste. Il a étudié au conservatoire d’État de Hagen, en Westphalie, sous la direction d’Otto Laugs. A Mauthausen, il est vite repéré pour ses qualités de chanteur et de musicien et les travaux les plus pénibles lui sont épargnés. Le trio qu’il constitue suite à la visite de Heinrich Himmler (à l’automne 1942), qui voulait que de la musique soit jouée dans le camp, est à l’origine de l’orchestre de Mauthausen, surtout connu pour avoir accompagné Hans Bonarewitz à la potence. Ce trio est composé, outre Wilhelm Heckman, d’un certain Rumbauer (comme premier violon) et d’un médecin tchèque.
Selon Milan Kuna, le commandant du camp de Mauthausen, Franz Ziereis, aurait autorisé un certain nombre de « Gypsies » et un accordéoniste allemand (Wilhelm Heckmann) à se produire devant des personnalités. On peut supposer que ce dernier avait des relations directes avec le commandant du camp et qu’il eut un rôle clé dans la création puis l’organisation de l’orchestre de Mauthausen, considérant son ample expérience professionnelle. Lorsqu’il fut déporté, il avait durablement travaillé pour le cabaret mais aussi pour le cinéma muet avec accompagnement au piano. Cette expérience l’aida donc à survivre à une longue déportation, à ces huit années (d’août 1937 à mai 1945) à Dachau et, surtout, à Mauthausen, l’un des plus terribles camps du système concentrationnaire nazi. Il avait été déporté selon le Paragraph 175 relatif à l’homosexualité. Mais les nazis n’avaient rien à lui reprocher politiquement. Il était plutôt neutre, issu d’un milieu nationaliste et conservateur, et l’un de ses frères était membre actif du N.S.D.A.P.
Dans un compte-rendu intitulé « Music and murder – A professional musician in Mauthausen », son neveu, Klaus Stanjek, souligne combien cet homme sensible et délicat dût souffrir de sa position terriblement ambiguë : méprisé en tant que triangle rose mais relativement épargné par rapport à la masse des déportés car travaillant à l’agréement de la hiérarchie SS, tout en étant témoin de la brutalité à laquelle étaient sans trêve soumis les déportés. Qu’éprouva cet homme lorsqu’il accompagna le condamné à la potence Hans Bonarewitz, lorsqu’il se trouva impliqué dans cet atroce et minable cérémonial ?
Cet homme exécuté au son de musiques légères a donc un nom, Hans Bonarewitz, et un visage, ce qui est l’essentiel ; mais quelle a été sa vie avant la déportation ? Je ne sais.
En détaillant ces photographies, je pense à la mort et à la musique chez les nazis. Souvenons-nous qu’un immense massacre a été commis en musique au cours de l’Aktion Erntefest (« Fête des moissons »), dans le district de Lublin, Pologne, une musique destinée à couvrir les détonations mais aussi, me semble-t-il, à donner du « cœur à l’ouvrage » aux unités chargées d’assassiner en un minimum de temps environ quarante-trois mille hommes, femmes et enfants, tous Juifs. Et puisqu’il est question de la mort et de la musique chez les nazis, rappelons que ces derniers pendaient à l’occasion à l’aide de cordes de piano afin de prolonger l’agonie. C’est ainsi qu’auraient été exécutés des officiers ayant participé à l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, dont l’amiral Wilhelm Canaris.
Olivier Ypsilantis