Il y a peu, alors que j’étudiais l’histoire des réfugiés sur ce qui reste une terre d’immigration mais aussi d’accueil, la Corrèze (voir par exemple l’histoire du village de Peyrelevade avec ses Cambodgiens, Kurdes puis, aujourd’hui, réfugiés du Darfour), j’ai pris connaissance d’une histoire extraordinaire par ce titre : « Un kibboutz en Corrèze » ; « kibboutz » et « Corrèze », deux mots dont la musicalité se répond. Je savais que la Corrèze, terre de résistance au nazisme (le Limousin fut l’un des plus vastes et des plus actifs maquis de France, et les Allemands surnommaient la montagne limousine « Petite Russie »), avait aussi été une terre d’accueil aux Juifs et que les Corréziens sont nombreux à avoir été honorés du titre de Justes parmi les nations.
Mais j’en viens à ce kibboutz en Corrèze. Son nom, Jugeals-Nazareth !
Nous sommes dans les années 1930. Le Comité national de secours aux réfugiés allemands victimes du nazisme, fondé à l’initiative du baron Robert de Rothschild, décide de fonder un kibboutz. Il lance un appel d’offre qui ne reste pas sans réponse : le nom « Rothschild » est connu et les paysans sont assurés d’avoir un bon payeur…
Une vue actuelle de ce qui a été le kibboutz de Jugeals-Nazareth
Le kibboutz est donc ouvert et il fonctionnera de 1933 à 1935. (Il y a eu cinq autres kibboutz en France, entre 1933 et 1936, mais celui de Jugeals-Nazareth fut le plus important). Son nom, Makhar, soit Demain en hébreu. Il va accueillir des centaines de jeunes juifs allemands (entre cinq cents et huit cents estime-t-on, une estimation très imprécise car ses membres n’étaient pas recensés) avant leur départ pour la Palestine. Le choix de ce village est justifié par son isolement, la qualité de ses sols et, dit-on à l’occasion, par le nom même de ce village, Jugeals-Nazareth, à quelque dix kilomètres de Brive-la-Gaillarde (une ville qui compte dix-huit Justes parmi les nations), un village d’un peu plus de trois cents habitants. Edmond Verlhac a été contacté par un émissaire du baron Robert de Rothschild pour la location d’une propriété agricole en vue d’installer un kibboutz ; ce sera Makhar. Le fils d’Edmond Verlhac, Lucien, s’exprime sur plusieurs vidéos consultables en ligne.
Makhar exploite soixante-quinze hectares. Les Allemands ne sont pas les seuls à y travailler. On y trouve des ressortissants de pays d’Europe centrale et orientale ainsi que quelques Français. L’âge moyen se situe entre dix-huit et vingt ans. Ces jeunes sont généralement issus de milieux bourgeois et cultivés. Ils passent six mois aux travaux agricoles, travail de la terre et élevage, tout en suivant une instruction d’autodéfense (sans armes) et une initiation à l’hébreu. Il s’agit de les préparer à la vie en Palestine, alors sous mandat britannique. Ces jeunes sont plutôt bien acceptés, ce qui n’exclut pas des attitudes de rejet, expression d’un malaise face à des cultures fort différentes. Des témoins interrogés se souviennent du désagrément que causait la vue de femmes travaillant en short. Et femmes et hommes partageaient les mêmes dortoirs ! Ce détail peut sembler ridicule mais n’oublions pas que nous sommes dans les années 1930 et que dans les années 1960 la mixité dans les chambres universitaires (voir en particulier la Cité universitaire de Nanterre) a été une exigence qui servira en quelque sorte de détonateur à Mai 68. Certains Corréziens (probablement peu nombreux, on n’est guère calotin dans le Limousin) s’indignent de voir ces jeunes se reposer le samedi et travailler le dimanche. Mais, surtout, l’exploitation fonctionne bien et vend ses excédents au marché de Brive-la-Gaillarde, ce qui crée des jalousies – ce qui en aurait créées partout ailleurs et à toutes les époques.
Mais les ennuis vont venir de l’administration qui multiplie les tracasseries. Au printemps 1935, suite à une campagne de presse antisémite dont prend prétexte le préfet Roger Dutruch, alors sous-préfet de Corrèze (il sera fusillé le 28 septembre 1944, alors qu’il était préfet de la Lozère, pour avoir dénoncé des Français membres d’un maquis aux Allemands), une injonction de fermeture est prononcée. Les occupants du kibboutz Makhar émigrent en Palestine, au kibboutz Ayelet-Hashahar.
Un très intéressant reportage sur i24News intitulé « Un kibboutz en Corrèze », avec retour sur les lieux. On y évoque les nombreux mariages blancs mais légaux à partir des archives de la mairie ; la législation britannique en matière d’immigration n’acceptait que les couples mariés officiellement et disposant de documents le prouvant :
https://www.youtube.com/watch?v=nyjH46zvtXg
Un excellent documentaire intitulé « Nazareth, terre promise en Corrèze » (durée 55 mn) de Jean-Michel Vaguelsy a été diffusé sur France 3 avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, un documentaire tourné en France et en Israël. Ci-joint un extrait :
http://www.fondationshoah.org/culture-juive/nazareth-terre-promise-en-correze-jean-michel-vaguelsy
Je me permets de signaler l’association Mémoire juive en Limousin qui s’efforce de témoigner de la présence juive en Limousin, une présence discrète mais multiséculaire dans une région qui fut une terre d’accueil et un refuge pour de nombreux Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale, notamment pour des Juifs d’Alsace réfugiés dès 1939 mais aussi pour des Juifs étrangers. Déjà, avant la guerre, des Juifs, notamment allemands et autrichiens, fuyant la montée du nazisme, vinrent se réfugier dans cette région de moyenne montagne relativement isolée, peu peuplée et où il était plus facile de trouver un refuge relativement sûr que dans bien d’autres régions. Parmi ces réfugiés d’avant la guerre, les membres de ce kibboutz installé à Jugeals-Nazareth dont l’Association France-Israël Limousin (fondée par un Juste parmi les nations, le Pr. Joseph de Léobardie, et basée à Limoges) est dépositaire de la mémoire. Ci-joint, un lien du Comité Français pour Yad Vashem sur le Pr. Joseph de Léobardie :
https://yadvashem-france.org/les-justes-parmi-les-nations/les-justes-de-france/dossier-1823/
Parmi ces réfugiés, deux personnalités passionnantes, le grand rabbin Abraham Deutsch – je vous invite à lire « Mémoires du grand rabbin Deutsch. Limoges 1939-1945 » de Pascal Plas et Simon Schwarzfuchs – et le rabbin David Feuerwerker qui fonda une synagogue à Brive-la-Gaillarde.
Les traces de ce kibboutz en Corrèze, à Jugeals-Nazareth, sont discrètes. Il est question de créer un musée sur son emplacement. Le 5 juin 2016, une rue de Jugeals-Nazareth a été nommée « Passage du Kibboutz Makhar ».
La plupart des membres de ce kibboutz corrézien ont émigré en Palestine, plus précisément au kibboutz Ayelet-Hashahar, en Galilée, entre Safed et Kiryat Schmona, à très peu de distance des Hauteurs du Golan. Le kibboutz Ayelet-Hashahar n’a pas oublié ce village de Corrèze. C’est aujourd’hui une importante entreprise agricole et touristique. Situé près de la ligne d’armistice avec la Syrie, ce kibboutz avait été créé sur des terres achetées en 1892 par la Jewish Colonization Association (I.C.A.). Les premiers pionniers s’y installeront en 1915. Des enfants et petits-enfants de membres du kibboutz corrézien de Jugeals-Nazareth vivent encore à Ayelet-Hashahar.
Olivier Ypsilantis