A Hélène Berr (1921-1945)
A Gertrud Kolmar (1894-1943)
C’est à mon retour d’Israël, au cours d’une promenade dans Versailles, début septembre 2013, que j’ai découvert le journal tenu par Jacques Biélinky, journaliste et critique d’art, un nom qui m’était inconnu.
Jacques Biélinky a tenu un journal du 19 juillet 1940 au 17 décembre 1942. Arrêté par la police française dans la nuit du 11 au 12 février 1943, il est interné à Drancy avant d’être déporté le 23 mars 1943 (convoi n° 52) vers Sobibor où il disparaîtra. L’édition que j’ai devant moi (couverture ci-dessous) a été annotée, établie et présentée par Renée Poznanski, chez elle, en Israël, à Beer Sheva plus précisément.
Le présent document déposé aux archives du Yivo Institute for Jewish Research, à New York, n’était connu que de quelques historiens. Il est constitué de cinq cahiers manuscrits qui n’ont pu être retravaillés pour cause de déportation. L’aspect brut de ces notes les rend particulièrement précieuses.
Le 23 mars 1943, le convoi n° 52 déporte 994 Juifs de Drancy vers Sobibor. Parmi eux, Jacques Biélinky né en 1881 dans un bourg de Russie blanche ; il a donc soixante-deux ans. Aucun ne survivra.
Arrivé à Paris en mai 1909 avec le statut de réfugié politique, Jacques Biélinky va multiplier ses articles. Il devient le correspondant d’organes du judaïsme russe avant de collaborer à l’‟Univers israélite” et prendre une part active à la création du premier quotidien en yiddish paru en France, le ‟Pariser Haynt”. De nombreux journaux le publient dans l’Entre-deux-guerres, des journaux où s’expriment les courants les plus variés du judaïsme. Jacques Biélinky tient un rôle d’intermédiaire entre des communautés juives de France fortement différenciées. En effet, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, il y a en France environ 90 000 Juifs de ‟vieille souche française” et 190 000 Juifs étrangers ou récemment naturalisés, aux origines très diverses, arrivés pour la plupart en France dans les années 1930. Dans cette diversité, il faut tenir compte non seulement des contextes sociaux et culturels d’origine mais aussi de la date d’arrivée en France. La communauté juive de France est complexe, parcourue de courants très divers, ce qu’explique l’extraordinaire complexité de l’héritage d’Israël qui est celui d’une civilisation, soit une religion, une forme de pensée et une histoire.
Dans l’Entre-deux-guerres, la complexité de la communauté juive va susciter la création d’un très grand nombre d’institutions aux objectifs variés et parfois contradictoires. La presse juive d’alors en est la meilleure expression.
Jacques Biélinky arrive donc en France au printemps 1909. Il obtient la nationalité française en 1927. Juif français, mais récemment naturalisé, il reste lié aux milieux juifs immigrés de Russie. Il collabore à la presse juive de diverses manières, avec la critique d’art d’abord. Il dirige la rubrique des beaux-arts de ‟Paris-Municipal”, un hebdomadaire parisien, et rédige des chroniques artistiques dans ‟Le Montparnasse” mais, surtout, il décrit et commente dans la presse juive toutes les expositions d’artistes juifs. Véritable intermédiaire entre les différentes composantes du judaïsme en France, Jacques Biélinky se fait le chroniqueur des réunions, manifestations ou activités des institutions juives.
Jacques Biélinky a vécu dans la Russie de la fin du XIXe siècle, à Kishinev en particulier. Il a connu la violence de l’antisémitisme. Il va en observer la montée en Allemagne et en Pologne dans les années 1930 et écrire de nombreux articles à ce sujet. De janvier à août 1939, il collabore au journal ‟Affirmation” dont l’objectif est d’affirmer la solidarité juive, de cultiver l’identité juive, de soutenir la cause de la Palestine juive et de prôner l’union de toutes les forces juives. Alors que la France est en guerre, il insiste sur l’engagement des Juifs immigrés au service de la France et souligne la communauté de destin qui unit les Juifs à la démocratie franco-britannique.
Le 19 juillet 1940, Jacques Biélinky commence à rédiger son ‟Journal”. Il ne cherche en rien à surprendre, analyser et transcrire les mouvements de son âme. L’auteur n’y montre aucun penchant pour l’introspection. Les événements ne sont pas prétextes à des exercices de style ; le style en est volontiers télégraphique, parfois même maladroit — je rappelle que Jacques Biélinky n’a pas eu le temps de se relire pour cause de déportation. Ce ‟Journal” n’a rien à voir avec ‟Déposition – Journal de guerre 1940-1944” de Léon Werth. La valeur du ‟Journal” de Jacques Biélinky tient en partie à cet aspect brut, non poli. On peut supposer que s’il avait survécu, il aurait repris ses notes.
Le journal tenu par Léon Werh de 1940 à 1945, aux Éditions Viviane Hamy qui ont superbement publié une œuvre magistrale et plutôt oubliée. Ci-joint, le lien vers cette belle maison d’édition avec le catalogue des titres de Léon Werth :
http://www.viviane-hamy.fr/les-auteurs/article/leon-werth
Jacques Biélinky rend compte dans ses pages de l’impact psychologique de l’exclusion, du poids de l’inaction, de la volonté de survivre, une volonté qui guette sans cesse les marques de sympathie. Ce ‟Journal” est la chronique d’une exclusion. Très vite, Jacques Biélinky n’est plus autorisé à publier dans la presse. Aussi lit-il avidement les quotidiens et les hebdomadaires les plus divers afin de stimuler ses réflexions de journaliste. La rue (jusqu’à ce qu’elle devienne trop dangereuse pour les Juifs) lui permet également d’étudier l’état de l’opinion. Il écoute et prend note des conversations dans les queues, devant les magasins d’alimentation. Il guette des marques d’antisémitisme, veut savoir à quelle profondeur il est ancré et connaître l’impact d’une propagande de plus en plus agressive. Jacques Biélinky cherche aussi à se rassurer. En juin 1942, il marche dans Paris afin d’étudier les réactions de la population envers les porteurs d’étoile jaune ; et il insiste sur les nombreuses expressions de sympathie.
En septembre 1941, il note que les Juifs ne peuvent plus circuler dans Paris par crainte d’être arrêtés. Deux vagues d’arrestations ont eu lieu, en mai et en août 1941. Aux fêtes de l’automne 1941, l’assistance dans les synagogues s’est clairsemée. Les décrets succèdent aux décrets. Le champ des victimes potentielles ne cesse de s’étendre. Par exemple, un communiqué de la Préfecture de police du 2 mars 1942 prescrit la déclaration des enfants de Juifs, français et étrangers. Toutes les catégories de Juifs sont peu à peu gagnées par l’insécurité. Le ‟Journal” de Jacques Biélinky rend compte sans commentaire de la pression de la législation antisémite. Il note les noms des Juifs de sa connaissance arrêtés, internés ou déportés. Et après avoir scrupuleusement consigné les marques de sympathie de la population parisienne au cours de ses promenades, il ne rapporte plus que des extraits de journaux antisémites. Il ne le dit pas mais le lecteur comprend que le découragement l’a gagné.
Ce document pose la question des rapports entre Juifs français et Juifs étrangers, une question en filigrane dans ces pages. Jacques Biélinky pointe parfois du doigt des Juifs français qui pour préserver leur sécurité se désolidarisent des autres Juifs. Il lui arrive même de colporter des rumeurs selon lesquelles des Juifs français seraient à l’origine de l’arrestation de Juifs étrangers et de désigner comme juifs ceux qui ne le sont pas, comme Serge Lifar.
Ce ‟Journal” au style télégraphique — non revu et corrigé — est un document des plus précieux pour l’historien, notamment parce qu’il rend compte de la dégradation de la condition des Juifs parisiens, entre l’été 1940 et l’hiver 1942 : l’asphyxie lente et maniaque de leur vie quotidienne. Mais la grande fracture date de mai 1941 qui initie les vagues d’arrestations. Les Juifs parisiens ont connu l’inquiétude, une inquiétude toujours plus aiguë, ils vont connaître l’angoisse et la terreur. Ce ‟Journal” restitue un climat de rumeurs et de faux espoirs qui brouille l’appréhension d’une réalité. De plus en plus inquiet, Jacques Biélinky guette des signes qui sauront le réconforter, pour un temps au moins.
Ce document rend sensibles des singularités généralement négligées dans les perspectives globales où la recherche des causalités conduit l’analyse. Deux exemples de singularités :
– ‟1er août 1940 – À Fontenay-sous-Bois au marché, quelques camelots vendent Au Pilori en criant ‟Journal contre les Juifs”. Un marchant ambulant les interpelle, il est ancien combattant. Il est frappé. La police allemande surgit et arrête les perturbateurs.”
– ‟22 août 1940 – À la distribution de soupe aux pauvres faite par les troupes allemandes quelques Juifs sont remarqués dans la queue. Un individu les insulte et réclame leur départ. Les soldats allemands interviennent pour les protéger et les laisser dans la distribution.”
– Le même jour : ‟Rue Châteaudun le café portant l’inscription qui interdit aux Juifs d’entrer est visité par un jeune Juif qui demande un demi. Avisant brusquement l’inscription, il déclare au patron : ‟Je suis juif”. Invité grossièrement à sortir il refuse. La police est appelée, mais les policiers allemands demandent au patron s’il a un ordre de l’administration allemande pour chasser les Juifs de sa maison. Le patron ne le possède pas naturellement et le Juif quitte tranquillement la maison de son gré.”
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
La loi du 17 juillet 1940 dénaturalisait les étrangers devenus français à partir de 1927, parmi eux ma mère. Pour des milliers de Juifs, ce fut le début du cauchemar avant même la promulgation des premières lois anti-juives du mois d’octobre.