Yo sé por qué muero. Vosotros no sabéis por qué me matáis (Je sais pourquoi je meurs. Vous ne savez pas pourquoi vous me tuez), Ramiro de Maeztu devant ceux qui s’apprêtaient à le fusiller, le 29 octobre 1936, dans le cimetière d’Aravaca, Madrid.
Ramiro de Maeztu est bien oublié et, me semble-t-il, seuls quelques passionnés hispanophones se penchent encore sur ses écrits. Je crois ne pas forcer la note, malheureusement.
Quelques repères biographiques. Ramiro de Maeztu naît le 4 mai 1874, à Vitoria, en Navarra. Les guerres entre Carlistes et Libéraux n’en finissent pas. Les accalmies ne font pas taire les haines ; on reprend son souffle pour mieux repartir au combat. Les guerras carlistas, soit trois guerres principales (1833-1840 / 1846-1849 / 1872-1876) avec des actions secondaires dans les périodes de calme relatif, comme l’Alzamiento carlista de 1855 ou celui de 1869. Ramiro de Maeztu naît dans la province où le Carlismo est le plus affirmé.
Ramiro de Maeztu (1874-1936)
On ne peut comprendre la Guerre Civile d’Espagne (1936-1939) dont Ramiro de Maeztu sera l’une des victimes, j’y reviendrai, sans étudier ces guerres du XIXe siècle, les guerras carlistas. L’Espagne se divise alors durement entre idea carlista et idea liberal. Durant certaines périodes les épées rentrent dans leurs fourreaux (se envainan las espadas), mais cette division persiste dans les consciences, sourde, tenace. Parfois, loin de toute réalité, ce sont deux fantômes qui s’efforcent de pénétrer les cœurs pour en prendre possession. Je ne force pas la note. Ce fut le drame de toute une Espagne provinciale telle que Benito Pérez Galdós l’a dépeinte dans plusieurs de ses écrits.
D’un côté, les partisans de l’Espagne traditionnelle, de l’Espagne impériale de Felipe II ; de l’autre, ceux de l’Espagne acquise aux idées libérales issues de la Révolution française et qui avaient pénétré dans le pays avec les armées de Napoléon, des idées qui se sont cristallisées dans la Constitución de las Corte de Cádiz.
Cet antagonisme qui est l’une des nombreuses racines de la Guerre Civile d’Espagne pourrait trouver son expression (parmi tant d’autres) dans l’assassinat de Federico García Lorca (18 août 1936) et celui de Ramiro de Maeztu (29 octobre 1936), bien moins médiatisé, l’un fusillé par « les Blancs », l’autre fusillé par « les Rouges ». Ces deux assassinats se reflètent l’un dans l’autre, ce qui n’a pas été assez dit. Il y aurait un essai lumineux à écrire à ce sujet.
Je reprends le fil de cette esquisse biographique. Baccalauréat en poche, Ramiro de Maeztu part pour Cuba avec son père. Cuba est en passe de devenir indépendant, Cuba, Porto Rico et les Philippines qui vont être perdus pour l’Espagne au cours de la guerre hispano-américaine de 1898. Cette lutte de Cuba pour son indépendance est aussi une lutte entre deux pays, à commencer par une Espagne qui avait été impériale et qui depuis les invasions françaises, au début du XIXe siècle, était entrée en décadence avec cette désastreuse monarchie autocratique sous Fernando VII, désastreuse sur tous les plans et qui avait achevé de fragmenter le pays et à divers niveaux, favorisant un climat de guerre civile, dont les guerras carlistas sont l’une des manifestations.
Comme nombre d’intellectuels de sa génération, Ramiro de Maeztu éprouve cette décadence espagnole, notamment face à cette puissance montante, les États-Unis, dont la première intervention extérieure est dirigée contre l’Espagne, ce qu’il reste de son empire. Les États-Unis, une colonie qui avaient été britannique (voir les Treize colonies), les États-Unis, la statue de la Liberté, un esprit d’entreprise, une volonté constructive…
A Cuba, Ramiro de Maeztu fréquente les uns et les autres. Après les Carlistes et les Libéraux dont les querelles ont accompagné son enfance et sa jeunesse, ce sont les Cubains qui lui font sentir les défauts des Espagnols et les Espagnols qui lui font sentir ceux des Cubains.
Les rebelles cubains gagnent leur indépendance grâce à l’intervention des États-Unis. Ramiro de Maeztu éprouve de la honte. Son âme romantique et aristocratique est heurtée par la dure réalité. C’en est fini de l’Espagne de Lépante et de San Marcial. Il se met à douter de son pays, de sa vitalité. Il juge qu’il a été vaincu parce qu’il ne s’est pas incorporé à temps aux trois grands moments de l’Époque moderne : la Renaissance, la Réforme, la Révolution ; et il penche vers les idées libérales et leur philosophie romantico-positiviste. Le sentiment qu’il a de la faiblesse de son pays face aux États-Unis l’incite à lire les écrivains du Nord : Ibsen, Dostoïevski, Kierkegaard, Hermann Sudermann et, surtout, Nietzsche. Il rentre en Espagne avec « Ainsi parlait Zarathoustra » dans ses bagages.
1898, traité de Paris. L’intelligentsia espagnole éprouve durement le retrait de son pays et toute une génération d’écrivains va donner forme à une certaine désillusion – et ce sera l’un des plus beaux moments de la littérature espagnole voire européenne, la Generación del noventa y ocho.
On cherche les causes de cette décadence ; on cherche aussi des remèdes ; on évoque des responsabilités. Ramiro de Maeztu refuse l’abattement. Il invite à œuvrer à une Espagne nouvelle en commençant par vivre une vie nouvelle – vida nueva. Vida nueva, tel est le nom de l’hebdomadaire qu’il fonde avec Azorín et Pío Baroja. Il se propose de tout réformer, sans savoir par où commencer – mais qu’importe ! Il commence par délaisser les poèmes et les contes et entreprend dans la presse madrilène de dénoncer l’Espagne officielle et consacrée pour célébrer l’Espagne populaire et spontanée qui semble s’annoncer dans « La Asamblea de Zaragoza », un texte inclus dans son livre qui rend compte de cette période, « Hacia otra España », un livre dont il se distanciera tout en confessant que son titre exprime l’idéal de la Generación del 98.
Ses dénonciations à Madrid contre le traditionalisme ambiant contribuent à le placer dans la Generación del 98 qui s’est proposée de critiquer et d’analyser l’Espagne passée et présente. Mais tandis que pour se faire ses membres publient des livres, donnent des conférences et dispensent des cours à l’université, Ramiro de Maeztu s’adonne au journalisme auquel il donne une tonalité nouvelle. L’actualité ne cesse de lui fournir des exemples sur lesquels il prend appui pour dispenser de la connaissance. Il part du principe que tout ce qui surgit dans une société humaine est le fait de l’énergie culturelle et que tout ce qui y disparaît est le fait du manque de cette énergie.
Ramiro de Maeztu, et c’est là son secret, si je puis dire, sort de lui-même avec détermination pour étreindre le monde. Dans ses articles, il refrène ses passions personnelles. Son style est serein et soigné ; mais un lecteur attentif sent la passion derrière le regard calme et les gestes et expressions maîtrisés ; et il se sent poussé à agir, comme malgré lui. Ramiro de Maeztu est sans trêve à la recherche d’une idée nouvelle. Son analyse de la réalité quotidienne – de l’actualité – est toujours sous-tendue par une vision prophétique, une force qui l’extrait de lui-même (les états d’âme, une dissolvante subjectivité) et le projette, et son lecteur avec lui, une prophétie nullement péremptoire mais dont le lecteur sent battre le cœur sous le style.
Entre les années 1898 et 1905, Ramiro de Maeztu apparaît comme la conscience d’un peuple qui se retourne contre tout ce en quoi il a cru. Il plante ses banderilles en tous sens. Ses articles s’en prennent à tout et à tous. Il pense réforme, rénovation, régénération, réaction, un mot galvaudé et volontiers traîné dans la boue alors qu’il faut réagir pour pouvoir réformer-rénover-régénérer.
Il décide de quitter Madrid et l’Espagne et de prendre du recul. Il accepte de travailler en tant que correspondant de La Prensa de Buenos Aires afin d’écrire à Londres des articles traitant de l’Europe. L’Espagne l’avait écouté comme elle avait écouté ceux de la Generación del 98, contrariée puis étonnée, enfin, avec toujours plus d’intérêt et de sympathie. Par leurs voix, le pays se sentait en quelque sorte vengé de ces hommes et de ces idées qui l’avaient conduit au désastre. Le pays devinait que ces hommes austères et au style clair ne se payaient pas de mots, qu’ils faisaient corps avec leurs idées.
Ramiro de Maeztu s’était livré à un travail critique, de négation, de démolition de l’Espagne officielle. Il ne pouvait s’y tenir. Comme Miguel de Unamuno, Ramiro de Maeztu n’était pas seulement un intellectuel, il était aussi un homme dans toute sa densité, un homme qui niait mais affirmait aussi, qui niait pour mieux préparer la voie à l’affirmation. Il avait repoussé une certaine Espagne, l’Espagne des apparences, rhétorique, fausse, artificielle ; il lui revenait – question d’honneur – de découvrir une autre Espagne, non pas de l’inventer ni même de la reconstruire, entreprise aussi vaine que prétentieuse (seul un intellectuel qui ne serait qu’un intellectuel pourrait se laisser prendre de la sorte à son propre jeu), mais d’aller à sa rencontre, car cette Espagne était là, quelque part, une Espagne cachée et à découvrir. Il la pressentait cette Espagne et il s’efforçait d’en préciser les contours dans des centaines d’articles. Cette recherche est au cœur de son œuvre, elle en irradie et lui dispense son énergie.
De l’étranger, Ramiro de Maeztu amplifie et approfondit sa réflexion sur una nueva España. Il observe l’Europe de son poste à l’étranger, une Europe spécialisée, savante, truffée de centres intellectuels puissamment attractifs. Il se sent écrasé, humilié lorsqu’il pense à sa pauvre Espagne. Mais il va utiliser ce sentiment pour s’éperonner et avancer dans ses réflexions. Il délaisse le champ littéraire pour se dédier pleinement à l’étude et au commentaire des questions politiques qui agitent alors le monde et il se hisse sans tarder dans les hautes sphères du journalisme européen.
L’Angleterre exerce alors en Europe une influence considérable, pour ne pas dire prédominante. Ramiro de Maeztu s’efforce de comprendre le pourquoi et le comment d’une certaine supériorité du Nord sur le Sud. Il analyse les institutions et les coutumes, le panorama politique et social. Dans de brefs essais, il dessine d’un trait vigoureux ce qu’il perçoit afin de le transmettre à ses lecteurs d’Europe et d’Amérique. Ce sont ses plus grands succès de journaliste. Il apprécie cette vie anglaise, d’autant plus qu’il est reconnu et fréquente les sphères de la haute société.
Ses préoccupations pour son pays ne le laissent pas en paix. Il s’est rendu en Angleterre dans le but de prendre du recul et, ainsi, espérer trouver une solution au problème de l’Espagne ; mais sur cette question l’Angleterre ne lui a rien dit ; elle l’a néanmoins placé sur une voie qui va lui donner une réponse. En 1914 éclate la Grande Guerre. Ramiro de Maeztu part pour le front en tant que journaliste. Il a revêtu un uniforme d’officier de l’armée britannique. Il partage la vie des soldats dans les tranchées. Là, face à la souffrance et à la mort, il élabore le thème qui lui deviendra central pour le reste de sa vie : tout passe, tout périt, mais Dieu et le Bien ne passent pas. On retrouve cette attitude, d’une certaine manière et d’une certaine manière seulement, chez Ernst Jünger, ce qui n’apparaît pas dans ses écrits de jeunesse (ceux de la Première Guerre mondiale et de l’Entre-deux-guerres) mais dans ceux de la Seconde Guerre mondiale, une attitude qui ne cesse de se décliner dans les « Journaux de guerre ». Cette remarque est à affiner, ce qui nécessiterait un long article. Mais à ce sujet, chez Ernst Jünger comme chez Ramiro de Maeztu, il me semble qu’une empreinte platonicienne est palpable.
Le tempérament littéraire de Ramiro de Maeztu pourrait se définir par deux qualités principales : sa capacité à s’émouvoir – et à contrôler ses émotions ; sa capacité à appréhender les phénomènes collectifs. De fait, il réunit toutes les qualités qui font l’authentique sociologue. Son regard est panoramique. Il observe les hommes dans leurs rapports avec la société, dans leur signification en tant que composants nationaux. Et il observe l’évolution des peuples.
Ramiro de Maeztu est anglais par sa mère (son nom complet est Ramiro de Maeztu y Whitney) et basque (vascongado) par son père. Lire Ramiro de Maeztu c’est s’engager dans des visions amples, des idées intenses (cet auteur fait corps avec ses idées), une énergie et une précision dans les jugements, du brio dans les dénonciations et une émotion qui irrigue le style. Avec Ramiro de Maeztu l’analyse n’est jamais abandonnée à elle-même – enfermée en elle-même –, elle est prise dans un flux vital qu’elle active et qui en retour l’active. On éprouve à le lire cette sensation que l’on éprouve à bord d’un canoë porté par des eaux vives et claires.
Olivier Ypsilantis