Skip to content

Un grand espagnol, le comte de Floridablanca – 2/2

 

L’Église d’Espagne n’est pas une Église nationale, c’est aussi pourquoi le comte de Floridablanca laisse toute liberté d’action à la Junta pour négocier au cas par cas, tantôt avec le Vatican, tantôt avec l’Église d’Espagne et toujours en fonction des intérêts de la monarchie espagnole. Voir à ce sujet le point VIII de « Gobierno del Señor rey Don Carlos III, o Instrucción reservada para dirección de la Junta de Estado que creó este monarca ». Le comte de Floridablanca joue sur un ample clavier et subtilement.

Plutôt que de confectionner « una Iglesia española », le comte de Floridablanca pense plutôt à « un Papa españolista ». Plutôt que d’élaborer une relation clairement nationale entre pouvoirs politique et ecclésiastique capable d’engendrer un pouvoir autonome supervisé par la raison d’État, le comte de Floridablanca se propose d’affaiblir l’Église d’Espagne par l’intermédiaire d’un pouvoir extérieur, le pape, une politique qui culmine avec l’élection de Pie VI et qui s’en remet à des opérations ponctuelles dépendantes de circonstances extérieures.

Le comte de Floridablanca est un homme volontaire mais prudent et qui toujours cherche des solutions de conciliation. Il se propose de mener à bien une « nacionalización » des autorités ecclésiastiques espagnoles sur deux fronts : l’un intérieur, avec la nomination de supérieurs espagnols (qui lui soient fidèles) de chaque ordre religieux ; l’autre extérieur, avec la neutralisation du clergé national par le pape et une « espagnolisation » de Rome par intervention de la Couronne espagnole. A cet effet, le monarque doit agir avec finesse en commençant par tirer avantage des dissensions internes dans les ordres religieux, non pour instrumentaliser la religion à des fins politiques. L’objectif du comte de Floridablanca est plus profond et vise le long terme, soit l’émergence d’une Église nationale ouverte aux Lumières et qui agisse en accord avec les intérêts de la monarchie, une Église ouverte aux Lumières mais qui ne se départisse pas pour autant de sa mission spirituelle.

 

 Carlos III par Francisco de Goya, une peinture de 1766-1768.

 

Dans le point XXVI de « Gobierno del Señor rey Don Carlos III, o Instrucción reservada para dirección de la Junta de Estado que creó este monarca », l’auteur estime que le clergé doit être éclairé (ilustrado) et sortir de son étroitesse afin de respecter les limites de l’autorité tant ecclésiastique que royale. Le jansénisme du comte de Floridablanca émerge de ces points qui soutiennent le régalisme. Il estime que l’Église doit retrouver les valeurs de l’Église primitive (voir le jansénisme) mais aussi que ses membres doivent étudier le droit politique, les sciences exactes, les mathématiques, la physique expérimentale, etc. Ce programme permettrait de contribuer à une Église espagnole respectueuse du pouvoir temporel, en accord avec les nécessités politiques dans le strict respect des règles morales. Jansénisme et régalisme pour un despotisme éclairé.

Le point XXIX synthétise ce projet. Le comte de Floridablanca est un pragmatique. Il observe, prend note et agit. Il ne peut que constater que l’Église a une influence décisive sur le peuple. En conséquence, il décide de promouvoir un clergé des Lumières (un clero ilustrado), ce qui aurait pour effet d’en finir avec les superstitions et toutes ces fausses croyances qui en fin de compte affaiblissent le pouvoir temporel – la royauté. Et c’est bien pour dénoncer cet obscurantisme ecclésiastique que Benito Jerónimo Feijoo avait écrit ses satires.

La partie que joue le comte de Floridablanca est serrée car l’Église en tant que système n’entend pas porter atteinte à sa propre influence – et il en va ainsi de tous les systèmes.

Dans cette lutte contre les préjugés et les superstitions populaires, destinée à promouvoir une Église nationale capable de coopérer activement avec une monarchie éclairée, le comte de Floridablanca propose aux évêques que leurs collaborateurs s’emploient à ouvrir le peuple aux Lumières. Il en vient même à solliciter l’Inquisition afin qu’elle participe elle aussi à ce projet. Il signale toutefois qu’il faudra la surveiller afin qu’elle n’en profite pas pour usurper les pouvoirs de la Couronne. Cette délicate politique entre l’Église et la Couronne l’oblige à de constants ajustements afin de découpler le pouvoir religieux du pouvoir politique, le pouvoir religieux qui s’exerce tout particulièrement sur le peuple.

Le projet du comte de Floridablanca est un projet à grand échelle qui s’emploie à réformer le pays de bas en haut, soit sensibiliser le peuple aux Lumières et contrôler les voies d’accès aux hautes sphères du pouvoir. A cet effet, il veut rationnaliser la haute bureaucratie en commençant par prendre en compte à l’heure du recrutement non pas les origines mais les compétences. L’ancienneté elle-même doit être soutenue par le mérite et le travail.

Dans le point XLIX, il critique la location des postes de regidores de señorios qui encourage la corruption et il donne à la Junta le pouvoir de déterminer les compétences de ces juridictions (jurisdicciones de señoríos) et jusqu’à celles des fueros – que le comte de Floridablanca se propose de neutraliser – qui compliquent terriblement les tâches de l’administration royale.

Rationalisation progressive de la structure du gouvernement mais aussi politique de contrôle social. Il s’agit d’organiser cette masse informe qu’est le peuple en catégories déterminées. Ainsi demande-t-il que soit établi un système de classification de tous les marginaux (vagos, ociosos, mal entretenidos, huérfanos, gitanos, etc.) avec intervention à deux niveaux : au niveau matériel (le gouvernement devra fournir du travail à tous les marginaux et dans tous les cas les obliger à avoir une activité, à moins d’une incapacité physique) ; au niveau moral (favoriser l’émergence d’une opinion publique favorable à l’activité professionnelle et faire en sorte qu’elle soit compatible avec la noblesse).

Dans la typologie de la société espagnole d’alors on trouve le noble pauvre, el hidalgo (pobre), un homme à la fois marginal et intégré. C’est un noble (même s’il est de petite noblesse) et ainsi jouit-il d’un incontestable prestige social ; mais n’ayant pas de fortune, il ne peut mettre en évidence la qualité de ses origines. Le comte de Floridablanca veut en finir avec cette anomalie sociale : un homme est reconnu et respecté en dépit de sa pauvreté mais il ne peut y mettre fin car s’il travaille il déroge à la noblesse et perd son prestige. Il s’agit bien d’un archétype irrationnel d’un point de vue économique et qui ne cadre pas avec l’entreprise de modernisation que se propose de mener le comte de Floridablanca. Il y a les hidalgos mais il y a d’autres catégories qui participent à l’état d’arriération économique de l’Espagne, à ce « seminario de ociosidad y de vicios » selon les mots du comte de Floridablanca ; il y a ces fils de commerçants qui en s’enrichissant cherchent à s’anoblir pour paresser et qui ainsi contrarient le dynamisme économique du pays ou tout au moins n’y participent pas. En toute logique, le comte de Floridablanca se propose d’éradiquer de la société espagnole le déshonneur que suppose le travail pour un noble, une manière de recycler ces nobles plongés dans l’oisiveté, de les encourager à travailler et leur permettre d’accéder aux postes les plus prestigieux de la société et aux dignités par l’effort et le mérite. En définitive, il s’agit d’ennoblir l’activité économique peu encouragée (euphémisme) par le catholicisme qui n’a alors que trop tendance à culpabiliser l’enrichissement. Mais comment, par l’effet d’une simple loi, en finir avec des schémas sociaux si profondément ancrés ? Comment favoriser l’émergence d’une noblesse commerçante, d’une bourgeoisie ? Et ce n’est pas un hasard si le comte de Floridablanca évoque l’Angleterre où la noblesse n’hésite pas à entreprendre et à faire de l’argent – make money. L’hidalgo est ce qu’il y a de plus opposé à la noblesse anglaise, une noblesse essentiellement bourgeoise pourrait-on dire.

Le comte de Floridablanca estime que le moyen de promouvoir l’économie espagnole pourrait se faire par les Sociedades Económicas de Amigos del País dont les membres influencés par les Lumières dédieraient leurs efforts à former les femmes, les enfants et les hommes à des activités productives. Mais ces organisations ont peu d’influence car composées en majorité de nobles qui s’y inscrivent plus pour les apparences, pour que leurs noms soient inscrits en bonne place dans des documents officiels, se contentant ainsi d’ajouter un titre à leurs titres.

Face à ce culte de la pauvreté promu par l’Église – Dieu aime le pauvre –, culte qui favorise la mendicité, l’ignorance et l’aversion au travail, le comte de Floridablanca mise sur les pouvoirs de l’éducation. Il ne s’agit pas pour lui de bouleverser l’échelle sociale, en aucun cas, mais de mettre l’Espagne au travail et de ne pas faire de celui qui s’est enrichi par le travail (un trabajador enriquecido) un noble paresseux (un ennoblecido ocioso). Il veut promouvoir le travail non seulement comme une possibilité d’enrichissement mais aussi comme une valeur noble (honrada) en elle-même afin que le travail ne soit pas un tremplin vers la noblesse et l’oisiveté el ocio.

Mettre l’Espagne au travail mais aussi moderniser la politique fiscale, inégalitaire et inefficace – notamment à cause des fueros et des exemptions fiscales accordées à l’Église. Sur ce point, le comte de Floridablanca a une vision précapitaliste. Il est par ailleurs un protectionniste ; autrement dit, il veut favoriser les exportations et limiter les importations. Adam Smith a fort bien analysé les graves distorsions auxquelles conduit cette politique, parmi lesquelles la contrebande. Elle prolifère dans l’Espagne d’alors, un phénomène qui outre des distorsions économiques active l’insécurité publique. Ainsi la doctrine catholique n’encourage pas la responsabilité économique – un ethos économique moderne – et par ailleurs elle légitime indirectement et moralement la contrebande. C’est tout au moins ce que note le comte de Floridablanca dans le point CCXXXIV intitulé « Opinión sobre la licitud del contrabando ». Dans ce pays très catholique qu’est l’Espagne, l’économie n’est pas reconnue – ne doit pas être reconnue – comme une activité responsable. Ainsi la fraude (envers l’État) ne peut être assimilée à un péché. Considérant l’origine et la profondeur du problème, le comte de Floridablanca sollicite le Vatican afin qu’il l’aide à le corriger car, estime-t-il, la contrebande est un problème non seulement économique mais aussi moral – sans oublier comme nous l’avons dit les problèmes d’insécurité qu’elle suscite.

Concernant la sécurité des territoires de l’Empire, le comte de Floridablanca considère que l’armée doit également s’occuper de l’ordre public et engager à cet effet des unités disciplinées sans jamais perdre de vue que la méthode mise en œuvre ne peut être la même dans l’Empire et dans la métropole étant donné que les unités militaires de l’Empire sont constituées de natifs, soit des Indiens et des métis. Cette méfiance laisse entendre que des troupes de la métropole doivent toujours être positionnées dans l’Empire et que le haut commandement doit être espagnol. Le comte de Floridablanca suggère par ailleurs que les troupes espagnoles stationnées dans l’Empire soient fréquemment déplacées afin d’éviter toute connivence entre elles et la population. Quant au rôle de l’Église dans l’Empire, le comte de Floridablanca propose d’engager divers ordres religieux afin qu’aucun d’eux n’ait trop d’influence sur les populations et n’entre en compétition avec la Couronne. Il n’oublie pas sa lutte contre les Jésuites.

L’Angleterre est pour lui un exemple et dans plusieurs domaines. Il veut œuvrer à la création d’une puissante marine de guerre, cette marine étant d’abord destinée à protéger une marine marchande qui ne peut se développer sans cette protection. La formation technique des équipages de ces deux marines doit être poussée au maximum. L’expérience acquise par les équipages de la marine marchande peut être appliquée à la marine de guerre, raison pour laquelle la pêche en haute mer (pesca de altura) doit être encouragée car difficile (mais rentable), exigeant des connaissances et un entraînement pouvant servir la marine de guerre dans de lointains théâtres.

L’Espagne est alors une puissance moyenne mais disposant d’un immense empire, ce qui l’oblige à mener des opérations extérieures délicates avec alliances instables, en particulier avec la France et l’Angleterre, deux puissances rivales qui reluquent l’Empire espagnol. L’objectif primordial du comte de Floridablanca est de rendre l’Espagne économiquement et militairement assez forte pour qu’elle puisse mener une politique extérieure autonome. En attendant, face à l’ambition de ces grandes puissances, le comte de Floridablanca s’efforce de maintenir le statu quo par des pactes ponctuels. Voir sa politique italienne. Dans cette politique d’alliances, la relation avec la France est centrale, une France par ailleurs peu fiable, ce dont le comte de Floridablanca est conscient.

Dans le point CCCXXXIII, il précise toutefois que l’Espagne doit se conduire en respectant « les maximes de la religion et une rectitude naturelle propre d’un souverain d’Espagne », autrement dit ne pas se comporter comme la France qui tout en étant une alliée de l’Espagne conspire et intrigue contre elle. Dans tous les cas, il s’agit pour lui de maintenir un strict équilibre entre la France, l’Angleterre mais aussi la maison d’Autriche afin que l’Espagne n’ait pas à s’incliner devant l’une de ces puissances.

En fortifiant l’économie espagnole, le comte de Floridablanca espère neutraliser les intérêts de la France en Espagne et dans son Empire et se positionner fermement face à cet encombrant allié. Mais cette économie forte destinée à neutraliser l’appétit de la France et à faire cesser les intrigues diplomatiques a besoin d’une armée forte capable d’appuyer les entreprises commerciales de la Couronne espagnole. Quant à l’Angleterre, il estime que Gibraltar constitue un problème moral (un déshonneur pour la « peninsularidad » espagnole) et stratégique, un problème commercial aussi : les Anglais protègent leurs frontières commerciales tout en exigeant la liberté de commercer avec le continent américain. Le comte de Floridablanca propose d’isoler Gibraltar afin de rendre sa possession particulièrement coûteuse – autant d’argent qui ne servira pas les projets coloniaux anglais en Amérique et l’implantation d’une colonie à Gibraltar. Il envisage également d’acheter Gibraltar mais aussi de l’échanger contre des territoires d’outremer ou bien encore moyennant des avantages commerciaux sur une période donnée.

Le comte de Floridablanca assiste à l’émergence des États-Unis. Il estime que l’Espagne doit systématiquement aider ce pays avant tout soucieux d’indépendance et qui de ce fait ne parviendra jamais à une stabilité politique et donc à représenter un danger pour le monde. Le comte de Floridablanca (qui avec la France a un rôle fondamental dans l’indépendance américaine) ne peut alors prévoir que ce pays sera le principal responsable de la chute de son empire. Il sait toutefois que l’indépendance américaine n’est pas un bon exemple pour les colonies espagnoles sur le continent américain.

En résumé. La ligne directrice de la politique étrangère du comte de Floridablanca est celle de la neutralité, une neutralité qui puisse permettre à l’Espagne de tenir un rôle d’arbitre entre les puissances de premier ordre, un rôle qui puisse préparer le retour de ce pays au premier plan de la scène internationale. A cet effet, il ne cesse de lier la neutralité politique et le renforcement de l’économie, la neutralité qu’il envisage comme une pause réparatrice pour son pays. Mais la France et l’Angleterre vont accélérer l’histoire, une accélération qui va contribuer à épuiser l’Espagne.

Olivier Ypsilantis

           

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*