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Un aristocrate allemand antinazi, Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen – 1/3

 

« Le national-socialisme est devenu de moins en moins conservateur au fur et à mesure que son règne se prolongeait. Les chefs des armées, les descendants des grandes familles furent pendus à des crocs de bouchers, côte à côte avec les leaders de la social-démocratie. La direction de l’économie gagnait de proche en proche, le parti s’efforçait de modeler l’Allemagne, s’il avait pu l’Europe entière, conformément à son idéologie. Par la confusion du parti et de l’État, par la mise au pas des organisations indépendantes, par la transformation d’une doctrine partisane en une orthodoxie nationale, par la violence des procédés et le pouvoir démesuré de la police, le régime hitlérien ne ressemble-t-il pas au régime bolchévique bien plutôt qu’aux rêveries des contre-révolutionnaires ? Droite et gauche ou pseudo-droite fasciste et pseudo-gauche communiste ne se rejoignent-elles pas dans le totalitarisme ? » écrit Raymond Aron dans « L’opium des intellectuels ».

 

C’est par le journal de Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen qu’adolescent j’ai découvert cette Allemagne monarchiste et viscéralement antinazie. C’est un livre de feu et de colère. Je l’ai lu avec élan, de la première à la dernière ligne. En début de livre, j’ai retrouvé un passage écrit de ma main et que je rapporte ici dans son intégralité : il va tellement dans le sens de ce qu’éprouve cet aristocrate allemand ! « Le dictateur n’est pas un chef. C’est une émanation, une création des masses. C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction. (…) C’est le plébiscite qui a fait Hitler, Hitler est sorti des entrailles du peuple, les peuples aussi font des monstres, il n’y a même qu’eux, sans aucun doute, qui soient capables d’en faire », Georges Bernanos dans « La France contre les robots »

 

Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen (1884-1945)

 

Bien sûr, une fois encore j’aurais aimé lire ce document dans l’original, en allemand donc, mais j’ai dû m’en remettre à une traduction, par ailleurs probablement excellente, celle d’Élie Gabey, pour les Éditions du Seuil.

Reck-Malleczewen naît en 1883, dans une famille de junkers protestants établie en Prusse Orientale. Il entreprend des études de médecine et obtient son diplôme en 1911. Il ne tarde pas à devenir chroniqueur à la Süddeutsche Zeitung et se retire dans sa propriété du Chiemgau, près de Munich, où il se livre à l’étude, à l’écriture et à la musique. Il voyage aussi, notamment en 1925, pour un périple en Afrique. Ce gentilhomme aux amitiés cosmopolites observe la montée du nazisme, la mise en place méthodique d’un régime de terreur. Il est stupéfié par les analogies entre les Nazis et les Anabaptistes de Münster, et il travaille à une étude sur l’un des leaders de ce mouvement, Jan Bockelson, une étude aussitôt saisie par les autorités nazies. Surveillé pour son intransigeance – sa lucidité – mais aussi pour ses relations, il prend soin de cacher et même d’enterrer les liasses de manuscrits où il consigne ses observations et ses analyses, ses dénonciations et ses colères. Arrêté en octobre 1944, il est relâché avant d’être à nouveau arrêté en janvier 1945 et envoyé à Dachau sans jugement où il meurt le 16 février 1945, probablement du typhus.

« Tagebuch eines Verzweifelten », sous-titré « Zeugnis einer inneren Emigration », traduit en français sous le titre « La haine et la honte », sous-titré « Journal d’un aristocrate allemand 1936-1944 », est le produit d’une sélection opérée par l’auteur lui-même, des manuscrits placés par ses soins dans une boîte métallique et qui, eux, résisteront à la dégradation. Je ne sais ce qu’aurait représenté le volume de ce journal tenu de mai 1936 à octobre 1944 avant sélection.

Reck-Malleczewen est un conservateur, un réactionnaire même. Réactionnaire, un mot qui peut avoir un sens autre que celui que les masses et une certaine propagande lui prêtent. On oublie trop souvent qu’un réactionnaire peut tout simplement être un homme qui réagit, et qui réagit à l’intolérable, l’intolérable que les masses supportent volontiers puisqu’elles le suscitent volontiers. Le cas Reck-Malleczewen montre que ceux de la vieille Allemagne ne pouvaient qu’être antinazis – ce qui n’a pas empêché, il est vrai, bien des arrangements, nombre de compromissions.

 

Le journal de Friedrich Percyval Reck-Malleczewen, dans l’édition Henry Goverts Verlag, Stuttgart, 1966.

 

Les nazis ne furent en aucun cas des conservateurs, ni même des réactionnaires mais bien des révolutionnaires, et les lignes de Raymond Aron que j’ai choisies de placer en tête de cet article doivent être méditées. C’est bien ainsi que les nazis doivent être envisagés : comme des révolutionnaires. Tout un lexique est bon pour la casse. Le réactionnaire n’est pas nécessairement ce personnage odieux à museler et à enfermer, et le révolutionnaire ce personnage à placer sur le trône du Vrai, du Beau et du Bien. Hitler a été un révolutionnaire face aux réactionnaires – et aux conservateurs – et nombre d’entre eux ont payé leur opposition de leur vie. Reck-Malleczewen a été l’un d’eux.

La position de Reck-Malleczewen est subtile et contrastée, ce dont le lecteur prend note dès les premières pages, avec ce portrait haut en couleur d’Oswald Spengler où se mêlent l’admirable et le grotesque. Mais surtout, Reck-Malleczewen rend compte de l’emprise nazie sur son pays, une emprise qui s’opère par coups bas et que facilite une hystérie collective, une « hystérie typiquement allemande » dont il prend note par petites touches tout en travaillant à son livre sur la République des Anabaptistes de Münster qui, selon lui, offre de troublantes similitudes avec les temps qu’il vit. Dans cette république comme dans l’Allemagne nazie, ce sont « des femelles hystériques, des maîtres d’école tarés, des prêtres défroqués, des proxénètes arrivés et le rebus de toutes les professions qui constituent le soutien principal de ce régime ». Et il multiplie les rapprochements entre Bockelson et Hitler. Dans les deux cas, l’idéologie s’emploie à dissimuler la luxure, l’avidité, le sadisme et l’histrionisme effréné. Au XVIe siècle donc, un État de bandits menace toutes les structures traditionnelles de la société – de ce fait, il peut être considéré comme révolutionnaire, comme peut l’être le nazisme dont le seul but est de « satisfaire le besoin de domination de quelques brutes ». Et tandis que ce Chrétien étudie des documents vieux de quatre siècles, il pressent que « cette similitude n’est pas le fait du hasard mais de la terrible périodicité avec laquelle les abcès de l’âme se débrident ». Et il s’interroge, passant du furoncle (le nazisme) destiné à purger le sang, à la dalle de la crypte qui saute et laisse s’échapper des esprits sataniques.

Je ne connais aucun écrit qui s’en prenne aussi directement au personnage Hitler, à son physique même. Il écrit le 11 août 1936 : « Voilà plus de quarante-trois mois que je pense avec haine, que je me couche avec haine, que je rêve avec haine pour me réveiller avec haine ». Haine et mépris entremêlés au point que je ne sais ce qui prédomine : la haine ou le mépris ?

Il me faudrait relever dans un article à part tous les passages où ce junker prussien déculotte et fesse Hitler. Ce même jour, il note : «  En dépit de la trajectoire de comète qu’il a décrite, absolument rien n’a changé au diagnostic que j’ai porté voici deux décennies. Aujourd’hui encore, la conclusion reste valable : dépourvu de toute confiance en lui, incapable de trouver du plaisir en lui-même, il se déteste au fond de lui-même et sa fiévreuse agitation politique, son besoin sans bornes de se mettre en valeur, sa vanité que l’on peut bien qualifier d’apocalyptique, ne viennent que du désir d’imposer silence aux douloureuses conclusions auxquelles lui-même est arrivé, à la conscience d’être un avorton fait d’immondices et de purin ». Il juge que Hitler n’est ni Borgia, ni le Genghis Kahn de la politique, ni Machiavel, rien de grand, rien de terrible, rien qu’une atroce médiocrité, rien que « l’ambition maladive d’une personnalité assurément faite de déchets et radicalement ratée (qui) s’est rencontrée avec un caprice de l’histoire, laquelle lui permet aujourd’hui de jouer avec les leviers de sa machinerie complexe… » Et il multiplie les similitudes avec « son prédécesseur de Münster », Jan Bockelson. Il en vient même à exprimer son regret de ne pas l’avoir abattu, en septembre 1932, à Munich, à l’Osteria Bavaria, à une époque où les rues de Munich étaient très peu sûres et où il portait un pistolet chargé : « J’aurais pu le tuer dans cette salle presque déserte sans la moindre difficulté ». Mais il ajoute, en manière de consolation, que la Providence avait déjà décidé du martyre de l’Allemagne et que « si on l’avait ligoté alors sur la voie ferrée, l’express n’aurait pas manqué de dérailler avant de l’atteindre », une remarque écrite en 1936 et étrangement prémonitoire quand on sait que Hitler échappera à tous les attentats, nombreux, dirigés contre lui, à commencer par le plus connu de tous, celui du 20 juillet 1944, avec cette histoire de bombe déplacée machinalement par le colonel Heinz Brandt, sous la table de la salle de conférence du Wolfsschanze, Rastenburg. Autre attentat manqué, celui du 8 novembre 1939, organisé par Georg Elser (un homme trop oublié), à la brasserie Bürgerbräukeller, Munich.

A mesure que je relis ces pages de feu et de colère, je regrette toujours plus de ne pouvoir les lire dans l’original, sans pour autant remettre en question la qualité de cette traduction. Colères intuitives, anecdotes révélatrices, art du portrait (en particulier de la caricature), analyses psychologiques, tableaux historiques à caractère synthétique… On lit ces pages avec ivresse, l’ivresse que confèrent les coups qui font mouche. Et je découvre une profonde parenté spirituelle et intellectuelle entre Reck-Malleczewen et Bernanos, des colères pareillement flamboyantes et une capacité à réagir hors du commun – l’un et l’autre peuvent de ce fait être qualifiés de réactionnaires.

Ce junker décrit ainsi son grand père : « Mon grand-père donc était un homme tranquille et distingué qui menait une vie contemplative, lisait Christian Garve et Humboldt, se retira des affaires la cinquantaine venue, occupant ses vieux jours à pêcher et à chasser. Il représentait la dernière génération de vrais conservateurs et de vrais junkers cultivés, ayant voyagé à travers le monde, sceptiques à l’égard des grands mots, même s’ils sortaient de la bouche d’un Hohenzollern… » Fort de ce portrait, Reck-Malleczewen attribue les malheurs de son pays au « concubinage entre l’oligarchie prussienne et le capital industriel ». Ses conclusions à ce sujet peuvent être critiquées – parce que conservatrices –, il n’empêche que l’analyse est claire et contient un élément trop négligé, probablement autant par simple ignorance que par parti-pris idéologique et réflexe « atavique » contre le Prussien, à savoir que rien ne s’opposait plus à la démagogie nationale-socialiste que les valeurs des junkers d’alors.

C’est l’alliance – le concubinage – d’une Allemagne mal dégrossie et assoiffée de profit (elle ne cesse de lorgner au-dessus de la clôture des voisins) et de la Prusse à laquelle cette Allemagne s’est livrée pour en faire son organisateur et son fondé de pouvoir qui a préparé la catastrophe après l’effacement de la vieille oligarchie prussienne – qui elle au moins avait le sens des responsabilités. La Prusse était un patchwork destiné à n’être qu’un État et en aucun cas un Empire, nous dit Reck-Malleczewen, ce qui sous-entend, toujours selon lui, que Bismarck est l’un des principaux acteurs, malgré lui, de la catastrophe. Il déplore la destruction de l’Empire d’Autriche au traité de Versailles, destruction qui entraina la fin d’un précieux équilibre entre le Nord et le Sud. Après avoir désigné ce vaste panorama, il conclut, en 1937, visionnaire : « Ce qui, aujourd’hui encore, est un problème allemand, sera demain un problème européen, voire planétaire ».

Les analyses de cet homme de courage et de lucidité doivent être lues avec attention. Elles mettent à mal la démagogie, bousculent tout un monde simplet en commençant par dénoncer l’homme de masse (cause et symptôme de la catastrophe nazie et des catastrophes à venir), une catastrophe incontestablement historique, avec cet « immense vide psychique où, dès demain, pourrait s’engouffrer quelque idée nouvelle ». Quelque idée nouvelle… Mais qu’entend Reck-Malleczewen par homme de masse ? « L’homme de masse – cet être lamentable que l’on rencontre presque plus souvent en uniforme de général ou dans une chaire d’université que devant un tour de métallo… » Cette désignation n’est donc en rien inspirée par un « esprit de classe », comme beaucoup aimeraient le penser. Sa dénonciation – son horreur – a des accents spengleriens (mais aussi bernanosiens), elle rejoint José Ortega y Gasset dont il fait une belle synthèse à partir d’une lecture de « La rebelión de las masas ».

Ce livre de quelque deux cents pages est un cri de révolte que porte une violence expressionniste – on a parfois le sentiment face à certaines anecdotes (Reck-Malleczewen aime l’anecdote dans la mesure où elle lui épargne de longs commentaires) de lire « Berlin Alexanderplatz », le grand roman d’Alfred Döblin, ou de détailler une composition de George Grosz.

A Berlin, il aperçoit le Führer qui passe au milieu du fracas des cuivres et des cymbales des troupes qui défilent et il note qu’avec sa casquette profondément enfoncée sur le front, Hitler ressemble à un receveur de tramway. Il note l’hystérie de la foule, « les visages transfigurés des femmes », et précise que la génération wilhelminienne, si décriée, n’aurait jamais pu s’agenouiller devant un tel individu. Dans ce livre qui rend compte une dégradation générale, le grotesque grimace et met en scène des dignitaires nazis et leurs femmes, ces dactylos d’hier passées bien souvent entre d’innombrables mains et qui portent des bijoux volés à de vieilles familles. Il balaie ce théâtre germanique et wotanesque dans « un peuple à soixante pour cent mâtiné de slave ».

(à suivre)

Olivier Ypsilantis 

 

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