D’un côté, la montée du nazisme avec une situation toujours plus inquiétante pour les Juifs, même si personne ne pense encore – ou n’ose penser – à leur extermination. De l’autre côté, le Royaume-Uni qui, par le Livre Blanc, décide de contrarier autant que possible l’immigration des Juifs dans ce qui est encore la Palestine mandataire. La Déclaration Balfour se voit reniée et il pourrait s’agir d’une manœuvre destinée à mettre fin au Foyer national juif.
Malgré un choix difficile, la quasi-totalité du Yichouv décide dès les premiers jours de la Deuxième Guerre mondiale de s’engager aux côtés des Britanniques. On connaît la célèbre formule de David Ben Gourion : « Nous lutterons contre Hitler comme s’il n’y avait pas de Livre Blanc, et nous lutterons contre le Livre Blanc comme s’il n’y avait pas Hitler. » A peine une heure après la déclaration de guerre du Royaume-Uni à l’Allemagne (le 3 sept. 1939), Vladimir Z. Jabotinsky téléphone au colonel John Henry Patterson (un fervent sioniste qui avait commandé au cours de la Première Guerre mondiale le Zion Mule Corps et le 38th Jewish Battalion, Royal Fusiliers) et le presse de coopérer afin de mettre sur pied non plus une légion juive mais une armée juive entièrement mécanisée et de l’engager aux côtés des Alliés. A cet effet, Jabotinsky passe les six premiers mois de la guerre à Londres afin d’y promouvoir cette idée. Au printemps 1940, il soumet un mémorandum au gouvernement dans lequel il tire argument de la présence de forces tchécoslovaques et polonaises (rattachées à des gouvernements en exil) dans l’armée britannique afin de constituer une unité de Juifs du Yichouv et de la diaspora qui pourrait apporter une contribution morale et matérielle comparable voire supérieure à celle de ces forces. De son côté, Chaïm Weizmann entreprend des démarches dans le même sens. Il n’est guère entendu auprès du gouvernement Neville Chamberlain. En septembre 1940, il s’adresse à Winston Churchill devenu Premier ministre. Un programme en cinq points est approuvé (à Winston Churchill s’est joint le Secretary of State for the Colonies, George Ambrose Lloyd). Ces cinq points sont les suivants : 1. Recrutement de Juifs du Yichouv en aussi grand nombre que possible pour former des bataillons ou des unités plus importantes. 2. Parité Juifs/Arabes de Palestine dans ce recrutement. 3. Formation d’officiers juifs assez nombreux pour encadrer une division. 4. Création d’une unité spécialisée dans la guerre du désert. 5. Recrutement de Juifs non britanniques résidant au Royaume-Uni. Le deuxième point détonne parmi ces cinq points : Winston Churchill a cédé à la pression du Colonial Office préoccupé par la question arabe. Ce programme reconnaît plutôt explicitement qu’il y aurait beaucoup plus de Juifs que d’Arabes à s’engager. Afin de respecter la parité Juifs/Arabes on prévoit d’envoyer les Juifs « en excédant » vers l’Égypte ou le Moyen-Orient. Chaïm Weizmann accepte. En mars 1940, Jabotinsky est découragé par l’attitude des Britanniques et il pressent que le sort de la guerre va dépendre pour l’essentiel des États-Unis. Le 4 août, il est foudroyé par une crise cardiaque près de New York. Il avait en tête d’œuvrer à l’unité du sionisme afin de mieux engager les Juifs aux côtés des Alliés. Il savait que le Royaume-Uni, empêtré dans le problème arabe, n’avait pas en tête d’aider à la formation d’une force spécifiquement juive car la formation d’un État juif aurait été intégrée dans les buts de guerre alliés. Considérant donc comme essentielle l’unité du sionisme, il prendra contact avec Chaïm Weizmann et David Ben Gourion, une démarche qui ne sera pas suivie d’effet. Il finira par s’en remettre à l’Agence juive afin qu’elle prenne la décision jugée la meilleure. George Ambrose Lloyd est remplacé par Walter Edouard Guinness (plus connu sous le nom de Lord Moyne) qui désapprouve le programme en cinq points. Ce n’est qu’en septembre 1944 que sera créé une Jewish Brigade avec l’appui du général Orde Charles Wingate. Entretemps de nombreux Juifs du Yichouv ont participé à l’effort de guerre mais dispersés dans les unités alliées, ce qui était le but recherché par le War Office et le Colonial Office. Dès septembre 1940, les Juifs de Palestine s’engagent en grand nombre : ils sont cent cinquante mille dont un tiers de femmes. Les Arabes sont très peu nombreux à répondre à l’appel. Parmi les faits d’armes auxquels participent des soldats juifs, la prise de la forteresse de Bardia, des soldats placés sous les ordres du commandant Osterman-Averni. Voir « How 85 Jews captured 9 000 Italian troops in Bardia, Libya in WWII. » Juin 1942, à Mechili, à environ quatre-vingts kilomètres à l’est de Bir-Hakeim, une compagnie juive du King’s West African Rifles, sous les ordres du major Felix Liebman, un Juif du Yichouv, repousse les Allemands. Lorsque le 2 juillet, les forces du général Pierre Koenig les rejoignent, il ne reste qu’une quarantaine de survivants sur cinq cents combattants. Et personne n’a oublié les honneurs rendus par les troupes de ce général au drapeau frappé de l’étoile de David qui allait devenir peu d’années après le drapeau de l’État d’Israël. La contribution juive à l’effort de guerre allié a été importante et très variée. A ce propos, je conseille la lecture du livre de Pierre Van Paassen, « The Forgotten Ally ». Un exemple parmi tant d’autres : c’est un Juif du Yichouv, le brigadier Frederick Kisch, qui a organisé avec succès la logistique de la British Eighth Army de El Alamein à Bizerte où il sera tué en marchant sur une mine. Et parmi tant d’autres, n’oublions pas Hanna Senesh et ces volontaires pour des missions si dangereuses qu’elles peuvent être qualifiées de missions-suicide. Et n’oublions pas l’effort du Yichouv dans l’effort de guerre allié, le Yichouv dont la population s’est mobilisée aussi pleinement que celle du Royaume-Uni.
L’Irgoun a accepté le temps de la guerre de tout subordonner à la lutte contre le nazisme. Son chef, David Raziel, incarcéré par les Britanniques, accepte une mission en Irak ; il est accompagné de Yakoov Meridor qui lui succèdera à la direction de l’Irgoun, David Ratziel ayant été tué au cours de cette mission. La recommandation de Jabotinsky selon laquelle tout doit être subordonné à la lutte contre le nazisme et ses alliés n’est pas suivie par tous, à commencer par Avraham Stern qui s’était heurté à Jabotinsky peu avant la guerre. De la scission avec l’Irgoun naît le Groupe Stern, ou Lehi, dont l’idée centrale est que les Juifs n’ont pas à respecter une trêve contre la puissance mandataire, même si elle est en lutte contre le nazisme. Avraham Stern estime qu’il ne faut pas hésiter à prendre contact avec les nazis dont certains dirigeants veulent régler la « question juive » en facilitant autant que possible l’émigration juive, notamment vers la Palestine – pratiquement fermée à l’immigration juive par la puissance mandataire.
1942. Une gigantesque tenaille se dessine avec l’avancée des forces de l’Axe, d’un côté vers le Caucase, de l’autre côté vers Alexandrie et le canal de Suez. Au-delà de cette limite, les Britanniques déclarent, et à raison, qu’ils ne pourront plus rien opposer à l’avancée de l’ennemi, à l’invasion de la Palestine où les Allemands savent qu’ils peuvent compter sur la participation enthousiaste des Arabes pour massacrer les Juifs et s’emparer de leurs biens. Les Juifs sont invités par les Britanniques à ne compter que sur eux-mêmes si l’Afrika Korps atteint le canal de Suez. La Haganah et l’Irgoun se préparent donc au pire avec l’accord de la puissance mandataire. Le Palmach est créé, soit des unités d’élite affectées à la défense des kibboutzim. Pendant ce temps, les nationalistes arabes espèrent la victoire de l’Axe. Le grand mufti de Jérusalem, Muhammad Amin al-Husseini, est à la manœuvre et multiplie promesses et exigences. Toutefois, ses propositions ne semblent guère convaincre Berlin et Rome. Dépité, il commence par s’adonner au chantage et fait savoir que bien que n’ayant aucune sympathie pour le communisme, il pourrait aider au rapprochement des Arabes et de l’Union soviétique si l’Italie ne s’implique pas plus dans les luttes arabes pour l’indépendance. Les tergiversations italiennes l’incitent à se rapprocher plus encore de l’Allemagne. Le 20 janvier 1941, il adresse à Hitler une longue lettre (rédigée en français) dans laquelle il insiste sur la communauté d’intérêt entre l’Allemagne nazie et les nationalismes arabes contre les Juifs et les Britanniques. Après avoir fui l’Irak (suite à la tentative manquée de Rachid Ali al-Gillani), il parvient à gagner Berlin où il rencontre Hitler et se livre à une intense activité de propagande sur les ondes du Reich puis fait répandre au Levant des tracts invitant les Arabes au soulèvement, une activité qu’il poursuivra jusqu’en 1944. Soutenu par les nazis, il organise en Croatie une légion musulmane ; puis il se rend en Bosnie-Herzégovine, accompagné de membres de la SS et de la Gestapo, avant de se rendre à Vienne. Suite à cette tournée, et conformément aux ordres de Heinrich Himmler, est créée une division SS de musulmans bosniaques (13. Waffen-Gebirgsdivision der SS « Handschar » (kroatische Nr.1). Le grand mufti déploie une activité frénétique, en particulier contre les Juifs d’Europe en s’opposant notamment à l’émigration d’adultes et d’enfants juifs vers la Palestine et prônant leur extermination. Himmler exprime à plusieurs reprises sa sympathie pour cet individu et il souligne la convergence entre le national-socialisme et l’islam, notamment dans leur combat contre le « péril juif ». Pour son activité, le grand mufti perçoit plus de cent mille reichsmarks par mois. Il est en relation avec Adolf Eichmann depuis l’automne 1937, date à laquelle ce dernier a fait un voyage en Palestine. Peu après son arrivée en Allemagne, le grand mufti rend visite à Adolf Eichmann qui lui expose en détail la Solution finale à la question juive (Die Endlösung der Judenfrage). Le grand mufti est très favorablement impressionné et il demande à Adolf Eichmann qu’un représentant lui soit envoyé après la victoire de l’Axe afin de l’aider à appliquer la Solution finale à la question juive en Palestine.
Le panarabisme du grand mufti dressé contre les Britanniques et les Juifs ne va pourtant pas inciter les Britanniques à prendre la défense des Juifs. Les Britanniques ne bénéficient aucunement du soutien des Arabes, qui souhaitent presque tous leur défaite, tandis que les Juifs les soutiennent efficacement. L’attitude des Britanniques s’explique par une extraordinaire surestimation de la force des masses arabes, avec dose variable mais toujours présente d’antisémitisme, un antisémitisme qui n’est pas toujours insensible aux vociférations nazies, ce qui les empêchent de pleinement comprendre que les Juifs sont les premières victimes du nazisme, qu’en conséquence ils ne peuvent être que les plus sûrs des alliés et que la solution à leur problème doit être comptée parmi les buts de guerre des Alliés. Une telle attitude explique que la contribution des Juifs, et en particulier des Juifs de Palestine, à l’effort de guerre allié reste très peu évoquée, au point de devenir, selon les mots de Pierre Van Paassen (dans « The Forgotten Ally »), « le secret militaire le mieux gardé de la guerre ».
Olivier Ypsilantis