Article rédigé le 14 septembre 2017, anniversaire de l’attentat contre Stolypine qui mourra le 18 septembre 1911 des suites de sa blessure.
Dans le numéro 74 de la revue « Cahiers du mouvement ouvrier », une intéressante interview de Jean-Jacques Marie, son directeur de publication, à l’occasion de la parution de son livre, « La Guerre des Russes blancs (1917-1920) ». Jean-Jacques Marie est l’auteur d’un autre livre sur cette guerre, « La Guerre Civile russe (1917-1922). Armées paysannes rouges, blanches et vertes ». Il a tenu à prolonger cette étude en calant cette guerre non plus entre 1917 et 1922 mais entre 1917 et 1920, et il précise pourquoi.
De fait, cette guerre se prolongea bien jusqu’en 1922 ; mais en 1920, la dernière armée de Russes blancs, celle de Wrangel, est battue et quitte la Crimée. Il reste certes des bandes armées mais plus d’armées. Les puissances étrangères qui soutiennent les Russes blancs l’ont compris, à commencer par la France et la Grande-Bretagne qui aident les forces de Wrangel à fuir avant d’abandonner le terrain et de remplacer sans tarder la pression militaire par la pression économique. Les techniques de combat sont rudimentaires et le grand nombre de victimes (environ quatre millions cinq cent mille) est beaucoup plus le fait des épidémies de typhus et de choléra, sans compter l’absence presque totale de soins pour les blessés, que des combats eux-mêmes. Il faudrait par ailleurs évoquer le rôle de la Légion tchécoslovaque (entre trente et quarante mille hommes), d’anciens prisonniers de guerre de l’armée austro-hongroise.
Le général Piotr Wrangel (1878-1928)
Dans cette dernière étude, Jean-Jacques Marie écrit que Lénine était prêt à accepter un « Brest-Litovsk de l’intérieur », qu’à la mi-janvier 1919 Lloyd George et le président Wilson avaient proposé une conférence rassemblant les représentants des diverses forces en présence en Russie, dont les bolcheviks. Lénine commence par repousser plutôt sèchement cette proposition. Un mois plus tard, il est inquiet de la double offensive alors victorieuse de Koltchak à l’Est et de Denikine au Sud et se montre prêt à l’accepter. L’envoyé du président Wilson avait proposé un armistice entre les forces combattant en Russie, armistice suivi d’une conférence, armistice qui s’accompagnerait d’un statu quo : chaque force conserverait son territoire au moment de la signature, le blocus du pays serait levé et tous les gouvernements russes se reconnaîtraient responsables des dettes de l’Empire. Lénine est donc prêt à signer un Brest-Litovsk de l’intérieur avec Denikine et Koltchak qui, sûrs de leur victoire, refusent de traiter avec ces bolcheviks qu’ils méprisent. Nous sommes en 1919. En novembre 1920, Lénine dira : « Il y a dix-huit mois nous voulions signer une paix qui accordait une immense partie du territoire à Denikine et Koltchak. Ils s’y sont refusés et ils ont tout perdu. »
Jean-Jacques Marie avance des explications pertinentes sur les causes de la défaite des Russes blancs, des causes que Denikine formule (implicitement) dans un livre de quelque deux mille pages consacré à cette guerre civile.
Cette période de l’histoire de la Russie me conduit à la période qui l’a immédiatement précédée, avec une figure centrale bien oubliée, injustement oubliée : Stolypine.
Stolypine m’intéresse depuis longtemps, comme m’intéresse depuis longtemps Miguel Primo de Rivera, deux hommes tragiques, soit des hommes de bonne volonté restés incompris de tous et oubliés. Stolypine est encore perçu comme un défenseur de l’ordre ancien. Il est vrai que sans son action, le pouvoir tsariste aurait probablement disparu dès les années 1905-1907…
On oublie (à moins qu’on ne veuille le reconnaître) que Stolypine fut aussi un réformateur, et pas un timide. Il fut détesté des révolutionnaires (car monarchiste) et des conservateurs (car réformateur). Il fut un homme de terrain ; il parcourait les campagnes, entrant en relation directe avec les paysans. Tout en s’efforçant de remettre de l’ordre, et d’une manière forte, en tant que ministre de l’Intérieur puis en tant que Premier ministre, il s’attela à une réforme fondamentale de la propriété paysanne et à la transformation de l’autocratie en un type de gouvernement ouvert à la représentation populaire. Il envisageait la Douma comme nécessaire au fonctionnement du Gouvernement.
Stolypine (1862-1911)
Ce gentilhomme rural avait une vision ample et précise de la société russe, une société composée d’une énorme masse paysanne à peine sortie du servage et dispersée sur un territoire immense. Au sommet, une aristocratie plutôt occidentalisée et peu soucieuse des affaires du pays. Entre les deux, un énorme appareil administratif, inerte et diversement corrompu. La structure même de cette société la faisait osciller entre l’autocratie et les désordres extrêmes.
Stolypine empruntait aussi peu que possible les couloirs des administrations et il détestait la paperasserie. Il avait compris que dans ce pays essentiellement paysan, l’amélioration de la société dans son ensemble passait par une profonde réforme agraire.
Peu après sa nomination en 1904 comme gouverneur de la province de Saratov, le ministre de l’Intérieur Viatcheslav Plehve est assassiné. L’année suivante le général Viktor Sakharov est victime d’un attentat chez Stolypine, Stolypine qui a déjà échappé à trois tentatives d’assassinat, sans compter les courriers anonymes menaçant jusqu’à ses enfants.
Stolypine n’hésite pas à s’adresser directement aux émeutiers, sans arme et en laissant derrière lui l’escorte des Cosaques. Les récits de sa détermination et de son courage deviennent un sujet de conversation à la cour du tsar. Le 9 mai 1906, à la veille de l’ouverture de la première Douma, Nicolas II le nomme ministre de l’Intérieur dans un pays en proie à des violences qui ne cessent de se multiplier. Cette Douma incapable de gouverner est dissoute le 9 juillet 1906. Les violences se multiplient. Le 12 août 1906, une explosion détruit une partie de la résidence de Stolypine à Saint-Pétersbourg, tuant et blessant près de soixante personnes, parmi lesquelles sa fille qui restera infirme. Dans les campagnes sévissent des bandes armées. La deuxième Douma se réunit en février 1907. Elle se montre encore plus impuissante que l’autre face à la virulence des partis révolutionnaires, des partis qui avaient pu participer en toute légalité aux élections. Le 16 juin 1907, elle est dissoute. La troisième Douma est élue en novembre 1907, avec cette fois un système électoral capable de lui donner une majorité de gouvernement.
Nicolas II, Stolypine et une délégation juive à Kiev en 1911
Contrairement au tsar et à une partie de l’aristocratie, Stolypine apprécie et défend la vie parlementaire. Il participe avec entrain aux débats pour s’expliquer sur sa politique. Il sait par ailleurs que le travail parlementaire est un moyen de former d’authentiques hommes d’État, des hommes dont manque tant la Russie.
La dissolution de la deuxième Douma correspond à une baisse de l’activité révolutionnaire (commencée en janvier 1905). L’arrestation de leaders ne provoque aucune réaction dans la population. A partir de 1908, les grèves deviennent fort rares. Les effectifs des partis révolutionnaires, considérables après 1905, fondent. Lénine, inquiet, observe le succès des réformes menées par Stolypine, l’amenant même à envisager de renoncer à tout programme agraire. Sur le site AgoraVox, un article signé « Le pire cauchemar de Lénine » et signé Yannick Harrel, un cauchemar qui portait un nom : Piotr Stolypine :
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-pire-cauchemar-de-lenine-31675
Le tsar lui-même est subjugué par l’énergie de son ministre dont il soutient les réformes, comme celles du 9 novembre 1906, du 14 juin 1910 et du 29 mai 1911 qui élargissent les possibilités de sortir du mir, une communauté villageoise où tous vivent pour tous dans un système de mutualisation du travail et de la production. Jusqu’à la Révolution d’Octobre, neuf millions de paysans deviennent propriétaires de leurs terres et leur rendement va vite s’avérer bien supérieur à celui des terres gérées par le mir. Et ce sont eux, les koulaks, que les bolcheviks réduiront méthodiquement, implacablement. Koulak, une accusation qui suffira à vous condamner à mort, à la prison ou à la déportation et dès la fin des années 1920. En 1917, les bolcheviks avaient commencé à faire d’eux des boucs-émissaires, une image de propagande qu’ils ne cesseront d’amplifier jusqu’à la liquidation de ces « ennemis de classe », de ces « exploiteurs ». Le tsar soutient son ministre dont les réformes déplaisent à nombre de grands aristocrates. Mais Stolypine a d’autres ennemis, plus dangereux, notamment chez les Cent-Noirs qui jugent que la popularité de Stolypine porte préjudice au tsar en personne.
Ce qui suit est sombre, sordide même en regard de l’œuvre de modernisation accomplie par Stolypine, une œuvre qui n’en était qu’à ses débuts et qui aurait probablement pu éviter la Révolution d’Octobre et la venue au pouvoir des Bolcheviks.
Le tsarevich Alexei (1904-1917)
L’impératrice devint peu à peu implacablement hostile à Stolypine, une hostilité sur fond d’hémophilie, celle de son fils, un secret qui ne sortait pas du cercle étroit de la famille impériale et dont Stolypine ne sut jamais rien, ce qui lui rendit incompréhensible et insupportable la présence de Raspoutine au Palais, Raspoutine dont il ignorait les pouvoirs de thaumaturge. L’eût-il su, il aurait sans doute agi autrement. Il se montrait avant tout soucieux de la réputation de la famille impériale, une réputation qui se dégradait avec la présence de Raspoutine considéré comme un débauché, une rumeur dont le bien-fondé n’a pas été établi. Quoiqu’il en soit, Stolypine était sensible à cette rumeur qui se répandait, et il chargea le colonel Guérassimov, responsable de l’Okhrana, de lui faire un rapport sur ce personnage, un rapport peu favorable qu’il présenta au tsar qui en prit connaissance sans lui donner suite et en continuant à taire la maladie de son fils. Stolypine prit alors la décision de faire éloigner Raspoutine de Saint-Pétersbourg, une mission qu’il confia au colonel Guérassimov. L’impératrice protesta mais le tsar refusa de désavouer son ministre ; et elle se mit à haïr Stolypine en qui elle vit celui privait son fils ce qui le maintenait en vie.
La tragédie de Stolypine a plusieurs noms, l’un d’eux est Raspoutine. Raspoutine et ceux de son cercle décident d’écarter le colonel Guérassimov et de le remplacer, avec l’appui de l’impératrice, par le général Kourlov qui avait été gouverneur de Minsk lors des pogroms de 1905 et qui n’avait rien fait pour s’y opposer. Cet homme sans principe n’est soucieux que de son avancement.
Autre nom de la tragédie Stolypine : Dmitri Bogrov, indicateur de police chevronné et… révolutionnaire exemplaire. J’ai lu que par cet acte il voulait venger la mort des Juifs victimes de pogroms, mais aussi qu’en bon révolutionnaire il voulait empêcher toute réforme « bourgeoise » et, de la sorte, hâter la révolution et sa violence. On a également dit qu’il aurait bénéficié (à son insu) de l’appui d’éléments de l’Okhrana hostiles aux réformes agraires de Stolypine et à son parlementarisme. Les hypothèses continuent à faire la ronde, avec, bien sûr, celles qui flirtent plus ou moins ostensiblement avec la théorie de la conspiration (ou du complot). A l’appui de cette théorie, l’extrême rapidité du jugement et de l’exécution de l’assassin ainsi qu’une enquête ajournée sur ordre de Nicolas II en personne.
Kiev, 14 septembre 1911. Stolypine accompagne le tsar pour célébrer des actes officiels. Le général Kourlov qui est en charge de la sécurité et qui a fait converger vers Kiev quelque deux mille policiers et gendarmes afin de renforcer les effectifs locaux n’a pas cru bon d’affecter un seul de ses hommes à la protection de Stolypine, alors que le risque d’attentat est jugé élevé.
Soirée du 14 septembre. Dmitri Bogrov prétexte un attentat en préparation dont il démasquera sur place les suspects, un coup de bluff. Ainsi obtient-il une invitation délivrée par l’Okhrana. Il atteint Stolypine sans peine, d’une balle dans la poitrine. Il mourra quatre jours plus tard, le 18. Dmitri Bogrov venait d’assassiner un homme qui s’était employé à alléger la législation contraignante qui pesait sur les Juifs de l’Empire.
Les Russes ne comprirent probablement pas qui ils perdaient. On avait probablement mieux compris la valeur de cet homme à l’étranger, car l’activité considérable de Stolypine ne s’était pas limitée à la politique intérieure. Son ministère avait connu la crise bosniaque, en 1909. Il avait réussi à préserver la paix en obtenant de la Serbie qu’elle négociât avec l’Autriche-Hongrie, affermissant ainsi les relations avec l’Allemagne sans compromettre celles avec la France. Je crois pouvoir affirmer sans forcer la note que cet assassinat fut l’une des causes de la Première Guerre mondiale.
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Stolypine est boudé par nombre d’intellectuels « distingués », et déjà parce que Soljenitsyne l’admirait et pour diverses raisons. Concernant les motivations de l’assassin Dmitri Bognov, Soljenitsyne en avance deux principales :
1 – Les réformes de Stolypine, notamment les réformes relatives à la question agraire, risquaient de porter préjudice à la vigueur révolutionnaire en Russie, une appréciation courant chez les révolutionnaires d’alors.
2 – Le deuxième motif invoqué par Soljenitsyne me semble plus contestable, et même tiré par les cheveux. Selon lui Dmitri Bognov jugeait que Stolypine était antisémite, non parce qu’il avait pris des mesures dans ce sens (rappelons que Stolypine voulait débarrasser son pays des entraves que la loi plaçait autour des Juifs) mais parce qu’il se préoccupait exclusivement de promouvoir la nature russe de l’État (?). Il me semble que Soljenitsyne donne trop d’importance au mobile juif de l’assassin. Je m’empresse de préciser qu’à aucun moment Soljenitsyne n’attaque l’assassin parce qu’il est juif, accusant ainsi « les Juifs » d’être responsables de la mort de Stolypine, comme le fait ouvertement Holodomorinfo.com, un site particulièrement délirant revêtu des oripeaux d’une vaste pseudo-culture.
Olivier Ypsilantis