J’ai devant moi un écrit d’une vingtaine de pages exclusivement disponible en ligne, un écrit structuré en dix-sept courts chapitres. Il s’agit de souvenirs rédigés par un habitant de Galera (village situé au nord de la province de Grenade), Bonifacio Sola García, né en 1952, plus connu sous le nom de « Boni ». Les souvenirs rapportés dans ces pages se limitent à son enfance et sa jeunesse, soit les décennies 1950 et 1960.
Boni est un homme de la vieille Espagne, un homme du peuple au sens le plus noble du terme, soit un homme doté d’une authentique culture, une culture populaire, enracinée, riche de son lexique, de ses traditions, de ses spécificités. Chez les hommes de la vieille Espagne, les rapports entre individus sont fondés sur une égalité spontanée : que vous soyez ouvrier agricole ou du bâtiment, prince ou roi vous êtes d’abord des individus pareillement dignes de respect aussi longtemps que vous ne trahissez pas la confiance qui vous a été spontanément accordée et sans restriction.
Boni parle un bel espagnol, un espagnol à la sonorité claire, ouverte, un espagnol riche d’un lexique qui draine à lui de savoureuses précisions et qui fleure cette terre d’Espagne à la fois austère et accueillante, une région aux saisons bien marquées, avec ce froid sec en hiver, un froid de montagne (nous sommes sur l’altiplano granadino) qui donne aux paysages une précision de gravure au burin, avec cette chaleur qui en été vous interdit (ou presque) à certaines heures du jour de quitter l’ombre, avec ces espaces où pas un arbre ne pousse et où dominent les touffes clairsemées de l’esparto.
En compagnie de Boni, je retrouve donc cette vieille Espagne avec ces individus qui vous regardent droit dans les yeux et qui instinctivement (cet instinct est le produit d’une culture ancestrale) savent si vous êtes digne de confiance, de leur confiance, car ils tiennent parole – et tenir parole est la marque même du caballaro, un mot qui signifie tout simplement « homme » mais aussi « gentilhomme », « chevalier », « gentleman ». Le caballero est un hombre cortés à la manière de Don Quijote de la Mancha, el caballero andante. Et cette parole donnée est un bien d’autant plus précieux qu’elle se fait toujours plus rare. L’homme de la vieille Espagne est spontané et généreux. Il vous invite d’un geste à sa table car il sait que le monde se construit essentiellement dans la relation d’individu à individu. L’homme de la vieille Espagne est un libéral qui n’aime guère les pouvoirs constitués et l’État d’où la veine anarchiste – anarchie, mot dénaturé qu’il convient en la circonstance d’envisager dans son sens premier, le plus noble. Il vous invite donc spontanément à sa table et dans une telle lumière les nourritures les plus simples se font plus belles (les nourritures s’appréhendent d’abord par l’œil) et plus savoureuses que les nourritures les plus élaborées : par exemple, quelques olives et amandes grillées qu’accompagne un vin du tonneau venu du champ voisin. Bref, rencontrer un homme tel que Boni est une bénédiction, a blessing. On éprouve un plaisir précis et soutenu à l’écouter et à l’interroger, et d’abord parce qu’avec de tels hommes on apprend beaucoup car leurs connaissances sont vécues, elles viennent essentiellement de l’expérience et du travail. Ces Espagnols ont travaillé dur et depuis leur enfance, souvent entre travaux agricoles et chantiers de construction et ceux qui sont restés ont travaillé peut-être encore plus dur que ceux qui ont émigré.
Le texte que j’ai devant moi s’intitule « El Portacho », un lieu-dit de Galera, lieu où Boni est né et a grandi. Aujourd’hui il habite à une centaine de mètres en contrebas, de l’autre côté et au bord de la petite rivière Galera. El Portacho constitue un point de passage entre le village même et le barranco que borde le Cerro del Real, un point de passage entre le Cerro de Santa Elena et le Cerro de la Virgen. L’histoire de cette partie de Galera est d’une extraordinaire richesse historique ; j’en rendrai compte dans des articles à venir sur ce blog.
Et j’en viens au texte lui-même, « El Portacho » sous-titré « Memorias de un barrio ». C’est un petit recueil de souvenirs riche d’un lexique particulier, savoureux et dont j’ai dressé une petite liste tout en le lisant. Dans ce petit recueil passent également de nombreux surnoms. Aujourd’hui encore, en Espagne dans les zones rurales et dans les petites villes, tout le monde a un surnom, un apodo. Ainsi, par exemple, il y a Carmen « la Bailaora » ou Ángeles « la Guardilla ». J’y apprends qu’à la naissance d’un enfant on tuait une poule pour en faire du caldo (bouillon) supposé être le meilleur remontant disponible pour celles qui venaient d’accoucher.
Lorsque j’ai rencontré Boniface pour la première fois son prénom m’a surpris : je ne l’avais jamais rencontré en Espagne. Il me rappela une bande dessinée que je lisais enfant, une série publiée dans Le journal de Mickey. Au premier chapitre j’apprends que ce prénom lui a été donné en souvenir d’un garçon tué au cours de la guerre civile d’Espagne. Boni passe vite et se contente de rapporter que les circonstances de sa mort restent inconnues et le camp auquel appartenait la victime n’est pas même précisé. Boni est un homme qui n’aime pas évoquer les choses tristes, « las cosas tristes » ainsi qu’il me l’a confié au cours d’une conversation ; et pourtant, ainsi qu’il me l’a également confié mais à mi-mot et comme à contrecœur, il aurait beaucoup de choses tristes et même très tristes à rapporter.
Dans ce quartier de Galera, « El Portacho », les voisins constituaient une sorte de grande famille, avec forte solidarité entre chacun de ses membres. Vers ses cinq-six ans, Boni commence à se rendre utile en faisant le coursier et en apportant à manger à sa mère et son frère occupés aux travaux des champs mais aussi en les y aidant autant que le pouvait un enfant. A six ans il entre à l’école où il s’empresse d’apprendre l’alphabet puis à lire. Ainsi dans les commerces commence-t-il par s’efforcer de lire tout ce qui est écrit sur les emballages et les étiquettes ; puis il finit par écrire les lettres que lui dicte sa famille ainsi que celles de sa voisine, « la Belmira », illettrée comme nombre d’Espagnols des zones rurales dans les années 1950. Les lettres dictées par « la Belmira » étaient destinées à son fiancé qui faisait son service militaire.
Nous sommes à la fin des années 1950. Les habitants de « El Portacho » se montrent solidaires et ainsi les peines des uns et des autres s’en trouvent allégées. Pour l’heure on émigre vers Barcelone et celui qui s’y rend entraîne à sa suite d’autres membres de sa famille ; et ces départs attristent ceux qui restent, à commencer par Boni. Son père émigre aussi car il refuse d’être employé au jour le jour (echar un jornal d’où le mot jornalero) ; aussi s’efforce-t-il de trouver un emploi plus stable, emploi qu’il va trouver dans les Asturies (alors pays de la sidérurgie), ce qui lui permettra d’acheter dans son village, Galera, un lopin de terre à cultiver et réaliser un rêve.
Dans les années 1950, la nourriture est rare en Espagne et les enfants glanent volontiers dans les champs à la recherche d’un peu de nourriture et parfois à leurs risques et périls car le vol est alors sévèrement puni. La nourriture est le sujet de nombreuses conversations tant chez les adultes que chez les enfants.
L’arrivée du cinéma dans le village est un évènement particulièrement important et Boni rapporte de savoureuses anecdotes à ce sujet, avec notamment les audaces de certains lorsque les lumières s’éteignaient.
Autre souvenir, la matanza del cerdo, un événement dans l’Espagne d’alors, le porc qui représentait une importante source de protéines, un luxe, une fête. Il est aussi question de la discipline scolaire et des punitions, des jeux aussi – et les enfants pauvres jouaient avec rien ou presque rien. Il énumère certains de ces nombreux jeux dont les noms viennent enrichir un savoureux lexique ; parmi ces noms : la perinola, la dopi, el caliche, etc. Boni finit par réaliser son rêve le plus cher : avoir une bicyclette. Il en assemble une à partir d’un cadre qu’on lui cède. L’arrivée de la radio et de l’électricité sont des événements majeurs dans la vie de ce petit Espagnol, comme pour tous les Espagnols des zones rurales. La radio est rare et on va l’écouter chez celui qui en a une. « Aquello fue como una fiesta, lo oíamos todo y esperábamos que saliera alguien cantando ». On se réunit autour du poste de radio pour y travailler, notamment l’esparto ; et le dimanche, les jeunes se réunissent dans la maison où il y a de la musique. On se procure un tourne-disque rapporté par un voisin revenu de Barcelone et c’est la fête ! Boni évoque avec beaucoup de fraîcheur et de candeur les techniques de flirt et celles que leur opposent les jeunes filles. Et puis il y a le théâtre improvisé, des petits numéros joués par les gamins avec pour décor un simple rideau. Boni rapporte que l’idée lui est venue de monter de petites représentations afin d’en retirer quelque argent. Après avoir connu un certain succès le spectacle ne se renouvelant guère le public finit par se lasser. L’idée vient alors de raccourcir les jupes des copines actrices, ce qui fait revenir le public jusqu’à ce que les mères soient averties et rappellent à l’ordre la petite troupe.
Boni dessine avec tendresse et en quelques traits rapides des portraits de parents (comme son grand-père maternel José et sa grand-mère paternelle Adolfina) ou de voisins comme el tío Pelele. Il a par ailleurs plaisir à placer une allusion coquine qui ajoute à la saveur et la fraîcheur de ces pages, des pages qui ont une authentique valeur picturale riche en précisions. De fait, en les lisant, je vois passer des photographies en noir et blanc ainsi que des courts-métrages, eux aussi en noir et blanc.
Galera qui aujourd’hui n’a plus qu’un millier d’habitants, ou à peine plus, en a compté jusqu’à cinq à six mille. De fait, le chanvre (cáñamo) ainsi que la betterave sucrière (remolacha) ont occupé une main-d’œuvre nombreuse. Nous allons revenir en compagnie de Boni sur ces deux produits.
Au chapitre huit, un passage se fait plus dramatique. Boni évoque la dureté de la vie dans ces années où la guerre civile n’est pas si éloignée, une guerre qui selon ses mots n’aura fait que détruire, accentuer la misère et fait perdre à chaque famille au moins un de ses membres. Mais il fallait aller de l’avant et se retrousser les manches, alors qu’un ouvrier « que es el tesoro de una nación » était traité avec dédain par ses employeurs. Quant aux enfants, ils devaient aider dès qu’ils étaient en âge de marcher ou presque. Et la mortalité infantile était élevée, surtout au cours des mois d’été, en partie par manque d’hygiène. Les étés sont implacables sur l’altiplano granadino.
Au chapitre dix, « El cáñamo » soit « Le chanvre ». Le cáñamo est ce qui a donné le plus de travail à Galera (la moitié des emplois) jusqu’à l’apparition de la fibre synthétique. Boni décrit la culture du chanvre dans son village avec précision, comme tout ce qu’il décrit, et une fois encore avec une force expressive portée par un vocabulaire particulier. Il y a cette scène charmante (entre autres scènes charmantes) qui montre l’ensemencement d’une terre pour y cultiver le chanvre. Il faut protéger des oiseaux les graines. Des enfants sont alors chargés de taper de l’aube au crépuscule sur des boîtes de conserve avec des bâtons autour du champ afin d’en éloigner les oiseaux, et durant plusieurs jours, jusqu’à ce que les graines donnent des pousses d’une dizaine de centimètres. Et ainsi la vega avait des airs de fête, « la vega parecía una fiesta ». Le cáñamo servait essentiellement pour la corderie et la fabrication des semelles des alpargates.
Chapitre onze. « La remolacha » soit « La betterave ». Il s’agit d’une betterave de grande qualité qui suppose par ailleurs un travail pénible, la récolte se faisant en décembre, souvent sous une pluie glacée sans compter avec le gel. Tout le village est alors appelé à collaborer pour les livrer aux sucreries environnantes.
Autre événement, l’arrivée de l’eau potable vers les fontaines publiques puis progressivement dans les maisons. Ces pages sont si plaisantes à lire que l’on a un regret : que ce recueil de souvenirs ne soit pas plus épais. On les lit ces avec le plus souvent un léger sourire aux lèvres, comme devant ces petits dessins de presse des années 1960 que je détaillais dans les revues et magazines, des dessins pleins d’un humour tendre – et la tendresse est bien l’une des marques de ces pages, une tendresse qui aide à mieux aimer ce monde d’alors, un monde pourtant rude, un monde pauvre, à la limite de la misère et où la nourriture devait être littéralement arrachée à la terre. Boni sourit lorsqu’il se souvient de sa pauvreté. Et ces pages se terminent sur une partie de football – où l’on retrouve ce regard tendre et amusé. A l’époque les gamins rêvaient d’être Antoni Ramallets ou Francisco (Paco) Gento mais « avec un ballon fait de chiffons roulés en boule et maintenus par des cordelettes, et qui au bout de cinq minutes laissait échapper les chiffons d’un côté et de l’autre, comment pouvions-nous espérer atteindre de tels sommets ? »
Ci-joint, l’intégralité du texte de Bonifacio Sola García, « El Portacho, Memorias de un barrio » :
Olivier Ypsilantis