« L’oubli conduit à l’exil, le secret de la rédemption est dans la mémoire », une pensée du Baal Shem Tov qui figure en exergue à « Signora Auschwitz » d’Edith Bruck.
Il y a quelques jours, une surprise au courrier, une enveloppe kraft contenant un livre, « Signora Auschwitz » d’Edith Bruck, un envoi de sa traductrice, Patricia Amardeil, une ex-professeur d’italien engagée dans la transmission de la mémoire de la Shoah et dont il a été question sur ce blog même, avec la suite de cinq articles regroupés sous le titre : « Misère de l’antisionisme ordinaire. L’exemple d’un grand Lycée français à l’étranger ». Ci-joint, une vidéo intitulée « La préparation à la visite d’un lieu de mémoire », mise en ligne par Akadem et dans laquelle intervient Patricia Amardeil. Cette vidéo s’inscrit dans un cycle en quatre parties intitulé « Les voyages de mémoire de la Shoah » :
L’envoi de Patricia Amardeil était accompagné d’un mot manuscrit : « Cher Olivier reçois ce livre au nom des valeurs qui nous unissent. J’admire et j’apprécie le combat que tu mènes inlassablement pour la défense d’Israël et de la culture juive. Avec toute mon amitié. Patricia ». J’ai hésité à recopier ce mot, ici ; si je l’ai fait, ce n’est que pour laisser entendre combien la passion pour la pensée juive et Israël crée des amitiés d’autant plus discrètes et profondes que nous ne sommes guère nombreux — euphémisme —, nous les non-Juifs, à être philosémites et… sionistes. Ce petit comité permet une meilleure connaissance des uns et des autres, des amitiés qui n’existent que dans les minorités.
Mais j’en viens à Edith Bruck, à « Signora Auschwitz », un document puissant et d’une profonde originalité. « Signora Auschwitz » est sous-titré « Le don de la parole », un sous-titre qui n’apparaît pas en couverture de la présente édition. En couverture, un portrait photographique en noir et blanc d’Edith Bruck pris par Fausto Ciuffi, directeur de la Villa Emma di Nonantola. Edith Bruck regarde l’objectif avec un léger sourire triste et tient une cigarette d’une main élégante. Elle est assise sur un divan en tissu clair sur fond de bibliothèque. Titre original : « Signora Auschwitz – Il dono della parola », publié pour la première fois en 1999, chez Marsilio Editori S.p.A., Venezia. J’ai entre les mains un exemplaire publié aux Éditions Kimé (Paris, 2015), dans la collection « Entre histoire et mémoire », l’une des activités de la Fondation Auschwitz (Bruxelles), une collection qui se veut transdisciplinaire et transgénérique : « Elle part d’un constat très simple : les thèmes et les questions de mémoire et d’histoire ne se laissent entièrement circonscrire dans aucune discipline et inclinent à ne jamais être ni seulement histoire, ni seulement mémoire ». Ce livre d’un peu plus de cent pages se divise en quatre parties : « La leçon de témoignage » de Philippe Mesnard qui dirige ladite collection et qui est notamment l’auteur d’une remarquable biographie de Primo Levi ; le corps même du livre ; un entretien Edith Bruck – Patricia Amardeil, sa traductrice ; enfin, des repères biographiques et bibliographiques.
J’ai découvert le nom « Edith Bruck » il y a peu, chez Patricia Amardeil, alors que nous devisions dans son salon. Sur la table basse, un livre attira mon attention (je ne me souviens plus du titre, il me semble qu’il était en italien). Je l’interrogeai. Elle m’évoqua l’œuvre de cette écrivaine avec une passion contenue. Je l’écoutai, inquiet d’ignorer jusqu’au nom de l’auteure d’une œuvre si importante.
Quelques repères biographiques. Edith Bruck est née Steinschreiber, en 1932, en Hongrie. Le hongrois est sa langue maternelle. Elle est de ces quelques écrivains qui ont édifié leur œuvre dans une autre langue que celle dans laquelle ils sont nés ; parmi eux, Joseph Conrad, Vladimir Nabokov, Cioran, Jean Améry, Georges-Arthur Goldschmidt. Edith Bruck est la sixième enfant d’une famille très pauvre. En avril 1944, elle est déportée à Auschwitz ; elle n’a donc que douze ans, l’âge qu’a aujourd’hui mon fils David, ce qui m’aide à mieux imaginer l’inimaginable. Elle y reste trois mois. Après avoir transité par d’autres camps nazis, elle est libérée à Bergen-Belsen en avril 1945. Une partie de sa famille a été assassinée, à commencer par ses parents. Après des années d’errance (dont un séjour en Israël), elle arrive en 1954 à Rome où elle décide de rester. Elle renoue avec l’écriture en 1959, écrivant exclusivement en italien une œuvre aussi ample que variée, traduisant à l’occasion des poètes hongrois à l’italien, parmi lesquels Attila József, Gyula Illyés et Miklós Radnóti. Ce choix de l’italien a une raison qu’elle expose à Patricia Amardeil dans l’interview placée en fin de livre. Edith Bruck lui dit avoir compris rétrospectivement que l’italien avait été — et restait — pour elle une sorte de protection alors que, dans sa langue, le hongrois, elle se sentait mise à nu, nue face aux souvenirs. Signalons que le premier roman autobiographique d’Edith Bruck publié en 1959 sous le titre « Chi ti ama così » vient d’être publié en espagnol sous le titre « Quien así te ama ».
Le titre de ce livre m’a étonné et intrigué, « Signora Auschwitz » !? Au cours de sa lecture, j’ai appris que ce nom lui avait été donné par erreur (d’une manière plutôt affectueuse) par l’élève d’une classe devant laquelle elle témoignait. Car Edith Bruck a beaucoup témoigné, principalement dans les écoles, auprès des jeunes. Et c’est de la difficulté à témoigner et de la fatigue qu’engendrent ces témoignages dont il est principalement question dans ces pages. Le lecteur ne trouvera pas de témoignage direct sur les camps nazis, sur Auschwitz en particulier. « Signora Auschwitz » rend compte de l’état psychologique, moral mais aussi physique d’une rescapée face aux exigences de la mémoire, exigences qui provoquent volontiers en elle un profond découragement et à l’occasion des troubles somatiques qu’elle décrit sans détour, sans fausse pudeur dirait-on.
Edith Bruck est sollicitée pour témoigner ; et on peut lire vers la fin de l’ouvrage : « Dire non coûte presque autant que de dire oui et le non n’apporte rien d’utile. Fuir le témoignage en se réfugiant dans la maladie n’est pas admissible, c’est une double défaite ». Ces quelque cent pages sont le compte-rendu de ces douloureuses tergiversations, l’âge ajoutant à l’épreuve. Il lui semble trop souvent qu’une paroi de verre la sépare d’eux, les jeunes. Son ami Primo Levi qui a ouvert la voie auprès de ces derniers, et qui s’est dépensé sans compter pour témoigner, a été frappé de découragement vers le milieu des années 1970. Dans un entretien, il confiait avoir en quelque sorte reçu l’estocade lorsque deux écoliers lui avaient lancé d’un ton qui n’admettait pas la réplique : « Pourquoi venez-vous encore nous raconter votre histoire, quarante ans après, après le Vietnam, après les camps de Staline, la Corée, après tout cela… pourquoi ? »
Dans « Signora Auschwitz », Edith Bruck témoigne du témoignage, et dans ce processus son corps est convié, son corps qui vieillit — qui passe — mais dans lequel Auschwitz ne passe pas. Philippe Mesnard le préfacier fait remarquer que contrairement à Edith Bruck, Primo Levi ne mettait pas son corps en scène, qu’il ne le faisait pas monter sur la scène de l’écriture, Primo Levi qui pose la question : « Avons-nous été capables, nous qui sommes rentrés, de comprendre et faire comprendre nos expériences ? » et déclare par ailleurs : « Nous avons tendance à simplifier aussi l’histoire ». Je comprends d’autant mieux ce que dit Primo Levi que j’ai passé plusieurs années à interroger par intermittence un rescapé d’Auschwitz, Benjamin. Ce rescapé m’a dit un jour et sans insister qu’il avait eu le sentiment à Auschwitz de vivre en état de narcose et que c’est peut-être, au moins en partie, ce qui avait contribué à le sauver. Il m’a dit aussi après avoir relu les manuscrits de son témoignage : « Ce que j’ai rapporté là n’est presque rien. Quand on commence à triturer sa mémoire, on pourrait ne jamais s’arrêter ».
Le livre traduit par Patricia Amardeil, aux Éditions Kimé (Paris, 2015), dans la collection « Entre histoire et mémoire »
La mémoire et ses clapets qui permettent de vivre malgré tout… Un exemple. Benjamin ne m’avait pas dit que dans son convoi qui roulait vers Auschwitz, il y avait des centaines d’enfants ou, plus exactement, il me l’avait dit en passant, sans insister. Mais un jour, alors que je déjeunais chez lui, ma fille qui était dans son couffin se mit à pleurer. Il s’arrêta de parler et se mit lui aussi à pleurer, silencieusement, rien que quelques larmes discrètement essuyées. Je devinai dans un éclair que les pleurs de l’enfant l’avaient très probablement replacé dans ce convoi qui un jour de 1942 roulait vers les abattoirs, un temps qu’il avait éludé dans son témoignage. L’enquête que je fis me confirma dans cette intuition.
Pour les italianisants, cette vidéo où Edith Bruck revient sur son passé : « Dove vi portano gli occhi » :
http://www.ertv.it/media/dove-vi-portano-gli-occhi
(à suivre)
Olivier Ypsilantis