Robert Nozick repousse les positions utilitaristes aussi radicalement que les positions de type kantien/rawlsien, étant entendu que seuls les individus constituent le point de référence vital de sa théorie éthique-politique. Un individu ne peut être poussé vers une autre fin que celle qu’il a choisie. La majorité n’est pas une idole à laquelle l’individu doit être soumis. Sur ce point Robert Nozick est inflexible et je dois confesser que c’est l’une des raisons pour laquelle sa pensée me retient. Ainsi qu’il le souligne, qu’un individu choisisse à l’occasion de se sacrifier pour des raisons qui le regardent, soit ! Mais qu’une entité sociale promeuve le sacrifice pour un mieux qu’elle décrète, voilà qui est insupportable ; et je pourrais remplacer entité sociale par coterie afin de mieux rendre sensible ma réprobation. Comme Robert Nozick, j’estime qu’il n’y a que des individus et leur individualité et que des individus n’ont pas à être utilisés par d’autres au nom du bien social et autres formules de propagande. C’est aussi pourquoi l’État doit se montrer résolument neutre dans ses relations avec les individus. L’État n’a pas à décider qui doit se sacrifier – être sacrifié – et au profit de qui. Tel devrait être le fondement moral du comportement de l’État envers ses citoyens sans exception. Et Robert Nozick enfonce le clou ; il déclare qu’il ne peut y avoir le moindre acte moral équilibré entre les individus et la société. Tel est le principe de non-agression : l’état de nature comme droit fondamental de l’individu et que l’État doit respecter.
Robert Nozick s’est beaucoup interrogé sur le droit des animaux au sujet desquels il multiplie les questions. Par exemple, est-il nécessaire pour la santé de manger des animaux ? Est-il justifié de tuer et de manger des animaux par simple goût pour la variété, etc. ? Il rend compte des positions éthiques les plus répandues à ce sujet et les sélectionne très efficacement sous les désignations : utilitarisme pour les animaux et kantisme pour les personnes ; autrement dit, les animaux sont traités comme des moyens et les personnes comme des fins selon les arguments suivants. 1. On œuvre au bonheur maximal pour tous les êtres vivants. 2. On détermine avec rigueur ce qui est licite et ce qui illicite de faire aux êtres humains. Ils ne peuvent être utilisés ou sacrifiés pour le bénéfice des autres alors que les animaux peuvent l’être, au bénéfice des êtres humains ou d’autres animaux à la condition qu’il y ait plus d’avantages que de désavantages à le faire. Selon Robert Nozick de tels arguments ne sont pas défendables, ni du point de vue de l’utilitarisme ni du point de vue du kantisme. Ces arguments présupposent une différence radicale entre les êtres humains et les animaux. Et Robert Nozick reprend une considération de Jeremy Bentham au sujet des animaux ; il déclare que la question n’est pas de savoir si les animaux peuvent raisonner et parler mais s’ils peuvent souffrir.
Ainsi dans le Minimal State théorisé par Robert Nozick, la liberté et les droits naturels concernent non seulement les êtres humains mais aussi les animaux qui ne sont en aucun cas des choses dont leurs propriétaires peuvent disposer comme bon leur semble.
Robert Nozick en vient à la question de la liberté et de la justice et propose la très polémique théorie de l’entitlement. Face à cette question, il promeut une fois encore l’individualisme et refuse toute extension de l’État avec mise en œuvre de la redistribution selon des critères de « justice redistributive ». A partir de cette base, il cherche à justifier théoriquement la propriété et la manière dont elle passe d’une main à une autre à partir de l’étude historique, un mouvement qu’il veut inscrire dans une société où l’échange est libre, où chaque individu est donc libre de traiter avec qui bon lui semble, comme de partager sa vie avec qui bon lui semble. Le ton de Robert Nozick sur cette question ne peut que rappeler celui d’Adam Smith pour lequel la pertinence des énergies individuelles et des échanges (libres) entre individus suffit à maintenir une structure sociale forte.
Mais comment justifier cet individualisme économico-social et l’État minimal dont cet individualisme est l’expression ? Robert Nozick en vient à l’entitlement. Il avance trois arguments qui engendrent trois principes :
Premier argument. Pour être juste et donc valide, la propriété doit respecter une clause précise à savoir que le droit initial à l’héritage ne peut être acquis s’il empêche les autres d’en faire usage. Ainsi, nous dit-il, le droit de propriété sur l’unique île d’une région n’autorise pas son propriétaire à en expulser parce qu’illégal le survivant d’un naufrage. C’est l’Entitlement Theory of Justice.
Deuxième argument. Il concerne la cession d’une propriété d’une personne à une autre. Cette cession doit se faire volontairement, sans coercition ni fraude. Un individu peut également choisir de se déposséder de quelque chose sans la céder pour autant à un autre. Ce quelque chose devient la propriété de personne. Pour résumer, Robert Nozick juge que tout ce qui dérive de circonstances justes avec un cheminement juste est juste en soi. Ainsi estime-t-il que l’acte de propriété ne suffit pas à rendre la propriété juste et qu’il faut que toutes les étapes antérieures soient prises en compte, méthodiquement et scrupuleusement. La propriété a une histoire, et parfois une longue histoire, qu’il convient d’étudier, étape par étape, afin de déterminer si elle est vraiment juste – justifiée.
Troisième argument. Le principle of rectification (of injustice). Il a pu se produire des injustices (notamment en rapport avec les deux principes énoncés). Comment réparer l’injustice ? Le sujet est particulièrement complexe puisqu’il faut avoir accès à un historique complet, en considérant chacune de ses étapes d’une manière pareillement exhaustive afin de pouvoir espérer juger si l’acquisition d’un bien donné est légitime, si elle obéit au principe de justice. A partir de l’étude de cet historique, il sera éventuellement possible d’appliquer si nécessaire le principle of rectification, en totalité ou au moins sur des points particuliers. On notera que cette démarche s’inscrit dans l’individualisme économique, dans une société d’État minimal.
Cette société que théorise Robert Nozick est-elle possible ? L’histoire de l’humanité n’offre pas d’exemple de Minimal State. Pourtant, et toujours selon Robert Nozick, une telle société est possible.
Tout être humain porte en lui un monde qu’il juge possible, un monde qu’il juge meilleur pour lui mais aussi pour les autres. La réalité nous place devant deux types de monde. Dans l’un, ceux qui le veulent peuvent quitter le monde dans lequel ils vivent pour un autre monde qui leur semble mieux correspondre à celui qu’ils portent en eux, un monde qui peut même leur sembler idéal. Dans l’autre, il n’est tout simplement pas possible de le quitter. Robert Nozick fait allusion à l’Europe sous domination soviétique.
Mais alors, où situer le Minimal State ? Ce que nous venons d’exposer pourrait constituer un espace commun aux utopistes, une réalité théorique capable de laisser le champ libre à tout type d’expérimentations. Ces expérimentations qui opèrent dans cet espace, tant au niveau théorique que pratique, correspondent aux (très) nombreuses théories utopistes qui ont été mises en pratique dans le passé, sans oublier les expériences en cours. Mais il y a plus.
Chaque individu porte en lui un idéal de société, un idéal qui enrichit cet espace commun, un espace où sont stockées ces visions particulières, individuelles, des visions qui peuvent être reprises par d’autres. Cet espace commun est celui d’une utopie pluraliste et non-impérialiste ; il n’est autre que celui du Minimal State, le seul État véritablement légitime et tolérable. Le Minimal State répond aux élans utopistes d’un grand nombre de rêveurs et de visionnaires car il envisage chacun d’entre nous comme un individu inviolable et qui ne peut être utilisé par d’autres. Ainsi pouvons-nous choisir notre vie et atteindre nos fins, soutenus par l’idée que nous avons de nous-mêmes, dans les limites de nos capacités, avec l’aide éventuelle et volontaire d’autres individus pareillement libres et dignes.
Les propositions de Robert Nozick ne tournent pas sur elles-mêmes ; elles nous sollicitent à partir du socle théorique du Minimal State. Robert Nozick peut être considéré comme un ami et un guide par tous ceux que l’emprise de l’État effraye, par tous ceux qu’atterre le Maximal State.
Olivier Ypsilantis