Tableau 3
L’œuvre de Pedro Nunes est relativement connue, sa vie l’est moins ; je m’arrêterai donc sur cette dernière.
Le nom Pedro Nunes est hautement respecté au Portugal. Par exemple, sa marine de guerre a baptisé au cours des siècles plusieurs de ses navires du nom de ce mathématicien, cosmographe et professeur d’université.
Quelques repères biographiques. En prologue à quelques-uns de ses livres, Pedro Nunes se dit naturel d’Alcácer do Sal appelé Salácia du temps des Romains. Des écrits édités à Coimbra sont habituellement désignés par Petrus Nonius Salaciens. Dans De arte atque ratione navigandi, Pedro Nunes précise qu’il est né en 1502.
Pedro Nunes a été confondu avec des homonymes. Teófilo Braga a été le premier à signaler cette confusion. Par la suite, des signatures ont été confrontées et la question a été définitivement réglée par Luciano Pereira da Silva, des conclusions confirmées par Joaquim Martins de Carvalho qui découvrit dans les archives de l’Université de Coimbra la signature authentique de Pedro Nunes mathématicien, cosmographe et professeur d’université.
Pedro Nunes (1502-1578), détail du Monumentos aos Navigantes, 1960, de Cottinelli Telmo et Leopoldo de Almeida.
Pedro Nunes a été confondu avec deux personnages : un Pedro Nunes, régisseur de fazenda en Inde et recteur de l’Université de Lisbonne en 1536 ; et un Pedro Nunes inquisiteur à Lisbonne en 1565. Mais la grande incertitude qui entourait depuis des siècles l’œuvre et plus encore la vie de Pedro Nunes a commencé à être sérieusement dissipée par Joaquim Bensaúde. Je passe sur certaines précisions biographiques relatives à ses années d’études. A Tormes, vers 1523, Pedro Nunes s’éprend d’une certaine D. Guiomar Areas qu’il épouse. Le couple aura six enfants, quatre garçons et deux filles. Malgré cette nombreuse famille, il semblerait que sa descendance directe se soit éteinte à la génération de ses petits-enfants.
Le père de Pedro Nunes était probablement un cristão-novo, soit un Juif converti au christianisme. L’Inquisition ne tracassera pourtant pas ce savant et sa famille. Le pouvoir avait une grande estime pour cet homme.
Pedro Nunes ne peut terminer son stage d’études à Salamanque car le roi João III sollicite son retour au Portugal afin de lui confier la chaire de mathématique de l’Université de Coimbra. Peu après son retour, il poursuit ses études. Il est nommé cosmographe du royaume et obtient les chaires de Philosophie morale, de Logique et de Métaphysique. Il se consacre par ailleurs à l’étude de la mathématique et ses applications à la navigation comme l’exige sa profession de cosmographe. Pedro Nunes est le professeur des plus grands, à commencer par João III. Il forme les meilleurs esprits de son temps, parmi lesquels João de Castro et le Jésuite Cristóvão Clávio surnommé « l’Euclide de la Compagnie de Jésus », sans compter de nombreux auditeurs anonymes parmi lesquels de nombreux marins qui ouvriront les routes maritimes du monde. Le 11 août 1578, il décède à Coimbra.
Une lecture superficielle de ses écrits peut laisser penser que le penchant spéculatif laisse chez lui peu de place à la praxis nautique ; mais il y a chez Pedro Nunes une relation subtile entre culture, technique et humanisme. La dichotomie entre le savoir (culture) et le faire (technique) n’entre pas dans sa pédagogie. Il n’a jamais été un navigateur ainsi qu’il le dit et reste avant tout un créateur de théorie nautique mise en pratique par d’autres sur les mers et les océans – ses laboratoires. C’est aussi pourquoi ses rapports avec les navigateurs ne sont pas toujours calmes. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter « Tratado em defensam da carta de marear ». Ses théories sont généralement activées par des questions posées par les navigateurs qui en retour vérifient les indications qui leur ont été données. João de Castro, élève du maître et navigateur, est l’un d’eux. Pedro Nunes s’efforce de structurer la navigation en mathématisant un héritage du XVe siècle venu de la routine et de l’empirisme. Son attachement à la pensée théorique et spéculative ne l’empêche pas d’être attentif aux expériences des marins. Lorsqu’il occupe sa chaire, à Coimbra, certains milieux universitaires éprouvent la nécessité de secouer la poussière des scolastiques. Le renouveau dans la philosophie des sciences qui allait se dire explicitement au XVIIe siècle (avec Galilée et Francis Bacon) était déjà porté par Pedro Nunes qui sut lier toutes ses connaissances à l’expansion maritime portugaise.
Le professeur d’université Pedro Nunes n’oubliera jamais d’être un esprit pratique, toujours soucieux de pédagogie. L’aspect pédagogue de ce savant est probablement sa part la plus intéressante et originale. Il n’aura cessé de vouloir réduire la distance entre l’enseignement destiné aux universitaires et celui destiné aux marins et introduire dans les programmes d’enseignement des connaissances communes à toutes les cultures, de sensibiliser les uns et les autres à la problématique scientifique de l’expansion outremer et, ainsi, à l’importance de la méthode expérimentale. De fait, il ne perdra jamais de vue tous ces hommes qui parcouraient les mers et les océans, ouvrant de nouvelles routes, une préoccupation clairement affirmée dans « Libro de Algebra en Arithmetica y Geometria » (1564). Il rappelle que la transmission des inventions et des découvertes doit être accompagnée de la description précise du cheminement ayant conduit à elles. Il indique ainsi ce qui deviendra la psychologie de l’invention.
Tableau 4
L’histoire de Lisbonne et du Portugal reste marquée par le tremblement de terre (terramoto) qui dans la matinée du 1er novembre 1755 détruisit presqu’entièrement la vieille ville. De nombreux tremblements de terre avaient secoué la ville au cours des siècles. Ceux de 1531 et 1597 avaient été particulièrement violents mais sans atteindre l’intensité de celui de 1755. De nombreux écrits et dans divers pays et langues ont évoqué cet événement, en particulier sous la plume de Voltaire et de Kant, sans oublier une abondante iconographie, des gravures le plus souvent fantaisistes, les plus fidèles étant celles du Français Jacques-Philippe Le Bas (ou Lebas), ses gravures ayant été réalisées à partir d’esquisses faites sur place.
En ce milieu XVIIIe siècle, Lisbonne n’est pas une ville monumentale. Elle s’étend le long de la berge du Tejo, dans un espace sans relief (planura), au couchant du château qui la défend, avec des habitations dispersées sur les collines parmi les surfaces cultivées. Lisbonne s’en tient essentiellement aux deux murailles, celle édifiée par les Musulmans et celle édifiée par Dom Fernando I.
En 1755, la ville est détruite par le séisme et le feu. Seules trois mille de ses vingt mille constructions restent habitables. Trente-cinq des quarante églises paroissiales sont en ruines. Onze couvents sur les soixante-cinq restent habitables bien qu’en mauvais état. Les six hôpitaux sont détruits ainsi que trente-trois palais. Le nombre des victimes s’élève à environ dix mille morts, un nombre qui aurait été beaucoup plus élevé si la catastrophe s’était produite un peu plus tard, avec des églises remplies en ce jour de la Toussaint (Todos-os-Santos).
Une vision du Terramoto de 1755
Le coup est terrible pour ce pays déjà appauvri par l’état de son agriculture, de son commerce, avec une industrie inexistante. C’est à Lisbonne que se concentre la richesse du pays où vit 10 % de la population. Et c’est à l’occasion de cette catastrophe que s’impose le ministre Sebastião José Carvalho e Melo, plus connu sous le nom de Marquês de Pombal, un titre qu’il recevra en 1770, une figure majeure de l’histoire du Portugal.
Tableau 5
L’archipel de Madère est connu dès le XIVe siècle. Sa découverte sous le patronage de l’Infante D. Enrique est de fait une redécouverte suivie d’une colonisation systématique. Les îles de cet archipel (soit Madeira, Porto Santo et Deserta) ont commencé à être localisées et dessinées d’une manière toujours plus précise sur des cartes italiennes et catalano-majorquines à partir des années 1330.
Il existe une légende à propos de cet archipel, la légende de Machim. Je n’en rapporte que sa version la plus réaliste, version rapportée par un humaniste italien, Giulio Landi, en 1530, qui déclare que Machim serait un commerçant qui aurait abordé là, poussé par une tempête. Il serait reparti sans rien en explorer pour se diriger vers les côtes marocaines où il aurait été fait prisonnier. Secouru par les Portugais, il leur aurait révélé sa découverte fortuite, ce qui le conduira à participer à la colonisation de l’île de Madère (Madeira) et à la fondation d’un établissement en un lieu qui sera nommé « Machico » (de Machim) – et qui porte encore ce nom. Mais, une fois encore, nous sommes entre légende et réalité sans pouvoir les départager avec certitude.
Deux documents au moins font référence à un commerçant du nom de Machico qui dans les années 1370 fréquentait les ports du Portugal. Serait-il le lien entre la découverte puis la redécouverte sous l’Infante D. Henrique de cet archipel, un archipel inhabité lorsque les Portugais y débarquent ?
Les premiers voyages qui conduisent à la redécouverte de cet archipel en 1419-1420 sous l’Infante D. Henrique doivent être compris dans le cadre de la conquête de Ceuta en 1415 puis par les expéditions de 1418 destinées à repousser les Maures. D’après le chroniqueur de l’Infante D. Henrique, Fernão Gomes de Zurara, cette redécouverte aurait été le fait de deux des écuyers de l’Infante en route pour Ceuta et dont le navire aurait été dévié par une tempête qui les aurait conduits vers la petite île qui prendra le nom de Porto Santo. De retour au Portugal, ils racontent leur aventure et sont chargés d’y retourner afin d’en entreprendre la colonisation, ce qu’ils feront l’année suivante et passeront sur l’île principale, Madère. En 1425, L’Infante D. Henrique envoie des renforts afin de peupler et de mettre en valeur cette découverte.
Une carte de l’archipel de Madère (Archipiélago de Madeira ou Região Autónoma da Madeira)
La redécouverte de cet archipel par ces deux écuyers aurait eu lieu vers 1419-1420 d’après les informations fournies par Fernão Gomes de Zurara qui désigne ces deux hommes comme ayant participé aux premières expéditions dans cet archipel. Mais les témoignages divergent à ce sujet, comme celui de Diogo Gomes, un témoignage consigné dans un manuscrit appelé « de Valentim Fernandes » (1508). Quoi qu’il en soit, la tradition la plus répandue est celle que rapporte le chroniqueur de l’Infante D. Henrique et ce sont bien les deux écuyers en question qui reçurent les capitaineries : João Gonçalves Zarco avec la partie sud-ouest de Madère (où il fondera Funchal) et Tristão Vaz Teixeira avec la partie nord-est de cette île. Un troisième écuyer qui s’était joint à ces deux premiers au cours de leur deuxième expédition (celle au cours de laquelle ils étaient passés de Porto Santo à l’île principale, soit Madère), Bartolomeu Perestrelo, se vit attribuer la capitainerie de la petite île de Porto Santo. Selon la tradition, les premiers enfants nés dans l’archipel reçurent les noms d’Adam et d’Ève. La colonisation progressera surtout dans la partie attribuée à João Gonçalves Zarco où la culture la plus rentable s’évéra être celle de la canne à sucre.
A Porto Santo, l’un des nombreux agents commerciaux liés au commerce de la canne à sucre épouse la fille du défunt Bartolomeu Perestrelo. Il passe quelque temps dans cette petite île, enquête, interroge, perfectionne ses connaissances des techniques nautiques portugaises et hérite des documents qui avaient appartenu à son beau-père. Son nom : Christophe Colomb, soit en portugais Cristóvão Colombo. C’est au cours de ce séjour qu’il commence à élaborer son grand projet. De fait, l’archipel de Madère fut une expérience-pilote, une base pour l’exploration de l’Atlantique (comme l’archipel des Canaries) et l’expansion portugaise outremer.
L’archipel de Madère est la première étape dans l’océan Atlantique. La deuxième étape, plus importante encore, sera l’archipel des Açores, plus avancé dans cette immensité liquide. La culture de la canne à sucre expérimentée à Madère sera développée au Brésil et participera pour l’essentiel à sa prospérité.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis