Tableau XXII – La dictature de Miguel Primo de Rivera
Depuis les débuts de l’année 1923, la situation politique espagnole se dégrade pour cause de crise interne du système libéral parlementaire. L’Espagne n’est pas le seul pays dans ce cas, mais son expérience est particulière. Le cas espagnol se rapproche de celui de certains pays de l’Est de l’Europe où la poussée démocratique postérieure à 1918 ne parvient pas à établir des régimes stables. Par ailleurs, aucune formule alternative véritablement novatrice ne se présente. La dictature de Miguel Primo de Rivera s’est toujours envisagée comme transitoire, ce qui n’est pas courant pour une dictature et mérite d’être souligné.
La personnalité du général Miguel Primo de Rivera est fort intéressante et aide à comprendre au moins en partie la particularité de ce régime (sept. 1923, janv. 1930). Je rappelle une fois encore que si son fils José Antonio, le fondateur de Falange Española, est entré en politique c’est exclusivement pour défendre la mémoire d’un père dont l’action avait été mésestimée voire méprisée. Miguel Primo de Rivera reste un homme respectable et attachant jusque dans ses erreurs et ses insuffisances. Il peut être désigné comme un homme de bonne volonté.
Miguel Primo de Rivera est tout d’abord un soldat respecté pour son courage. Ce militaire a par ailleurs un goût marqué pour la politique et certaines aptitudes politiques. Cet homme qui s’est battu au Maroc dans les rangs de l’armée espagnole critique la présence espagnole dans ce pays, ce qui ne l’aide pas dans sa carrière militaire. Il juge que cette guerre est une échappatoire qui évite à l’Espagne d’avoir à se pencher sur elle-même, ce qu’elle devrait faire pour tenter de remédier à une désastreuse situation intérieure.
Miguel Primo de Rivera est un homme spontané et intuitif, d’un tempérament plutôt doux mais capable de se laisser aller à des réactions impulsives et de s’entêter. Il fait également preuve d’inconstance. L’essence de son programme procède d’une volonté issue du régénérationnisme (regeneracionismo) en adéquation avec l’esprit de l’époque. Il fait usage d’un langage très souvent proche de Joaquín Costa qu’il cite volontiers vers la fin de son régime. On peut relever bien des incohérences et imprécisions chez Miguel Primo de Rivera mais, une fois encore, c’est un homme de bonne volonté qui cherche à aider son pays sans jamais penser à ses intérêts personnels. Sa dictature se veut temporaire (on n’insistera jamais assez sur ce point) et elle est sous-tendue par une volonté de moderniser le pays, volonté qui encourage une politique économique technocratique, nationaliste et interventionniste. Miguel Primo de Rivera juge qu’il est possible d’édifier un authentique système libéral à partir d’une dictature transitoire. Il ne se voit pas comme un professionnel de la politique mais comme un « chirurgien de fer » (cirujano de hierro pour reprendre l’expression de Joaquín Costa) qui une fois son travail accompli cèdera sa place.
L’Espagne vit alors dans une ambiance de coup d’État. Plusieurs tentatives ont précédé le coup d’État de Miguel Primo de Rivera, dont certaines plutôt marquées à gauche comme celle du général Francisco Aguilera y Egea. Alfonso XIII est pourtant surpris par celui de Miguel Primo de Rivera, un coup d’État qui ne rencontre que très peu de résistance dans la classe politique ; le roi l’accepte sans broncher. La droite est plutôt enthousiaste, la gauche est plutôt indifférente. De nombreuses personnalités politiques parmi lesquelles Niceto Alcalá Zamora, futur président de la République, et de nombreux intellectuels, à commencer par le plus prestigieux d’entre eux, José Ortega y Gasset (qui tente de se présenter comme le mentor du dictateur dans les pages de El Sol), se montrent désireux de participer à cette entreprise de régénération. Il n’est pas exagéré d’affirmer que le coup d’État de septembre 1923 est accueilli avec un enthousiasme non moins prononcé que celui qui accueillera la République en avril 1931. La dictature de Miguel Primo de Rivera (1923-1930) est qualifiée de dictadura regeneracionista.
Cette dictature reçoit un large appui populaire ainsi que celui des compagnons d’armes de Miguel Primo de Rivera. Le principal adversaire de son programme : le caciquismo. Pour la majorité des Espagnols d’alors, il est admissible qu’un homme de bonne volonté et apolitique exerce un pouvoir autoritaire mais passager, comme le « cirujano de hierro » de Joaquín Costa, afin de soulager le pays de ses maux. Nommé presidente et ministro universal par le roi, formule par laquelle il élude mais pour peu de temps l’accusation de procéder d’une manière non constitutionnelle, Miguel Primo de Rivera s’entoure de généraux dans un directoire semi-constitutionnel, chacun de ces généraux venant d’une région militaire. La dictature commence par s’en prendre aux caciques locaux. Les autorités locales vont particulièrement souffrir de cette « política quirúrciga ». Les mairies et députations provinciales sont dissoutes. Les gouverneurs civils (de fait, des militaires) commencent par se livrer à un intense labeur d’inspection afin de relever les irrégularités administratives, un effort de courte durée. Des militaires rattachés aux gouverneurs civils sont chargés d’inspecter les zones rurales. Toute l’organisation judiciaire et à tous les niveaux est également inspectée. Ce travail qui part d’une bonne intention reste relativement superficiel ; et ces militaires ont volontiers les défauts qu’ils sont chargés de combattre dans l’administration du pays. Certains deviennent des caciques alors qu’ils ont pour mission prioritaire de combattre de caciquismo. On ne tarde pas à laisser les autorités locales vaquer à leurs affaires. Il n’en est pas de même avec l’organisation judiciaire qui sera tracassée jusqu’à la fin du régime.
Le regeneracionismo qui se propose de poursuivre et d’éliminer les vices politiques du pays suppose parallèlement de pouvoir favoriser l’émergence d’une nouvelle réalité politique capable de favoriser à son tour l’émergence de groupes ou de partis capables de régénérer la vie publique.
La Unión Patriótica est fondée. Elle commence par faire appel aux éléments neutres de la société, éloignés de la vie publique. Cette organisation est autonome jusqu’à ce que Miguel Primo de Rivera se l’approprie. Au début sa composition est relativement variée. Elle attire les opportunistes mais aussi des éléments de droite voire d’extrême-droite. La droite maurista (voire Antonio Maura) avait évolué vers l’autoritarisme qu’elle a pour l’heure l’occasion de mettre en œuvre. En certaines occasions, cet autoritarisme en vient à considérer la dictature non pas comme transitoire mais définitive et envisage ses mentors intellectuels comme les héritiers du traditionalisme. L’autoritarisme du régime s’accompagne volontiers d’une tendance technocratique qui donne une tonalité particulière à ses publications qui sont truffées de statistiques et de graphiques.
La Unión Patriótica est une organisation éphémère. Elle n’a jamais été un parti unique et déjà parce qu’elle n’y a jamais songé. Il existe d’autres groupements plus ou moins tolérés bien que moins favorisés par le régime, un régime qui n’envisage la Unión Patriótica que comme un décor pour les manifestations publiques qu’il organise et non comme une organisation destinée à encadrer les masses. La Unión Patriótica sera à peine un soutien pour le régime et lorsque ce dernier s’affaiblira elle se désagrégera.
D’une manière générale, cette dictature n’est qu’une parenthèse dans la vie politique nationale, et rien ne change vraiment en dépit des apparences. Le caciquismo auquel le régime a déclaré la guerre n’est pas éradiqué et après sa chute il se portera au moins aussi bien qu’avant. Les propositions regeneracionistas ne peuvent s’affirmer. La dictature de Miguel Primo de Rivera diffère grandement du fascisme. Ce régime se caractérise par l’ambiguïté et l’exemple suivant est de ce point de vue éloquent. A ses débuts, il suscite l’espérance d’une partie du nationalisme catalan, le catalanisme ayant été lui aussi un mouvement se rattachant au regeneracionismo ; de ce fait ce nationaliste espère de la part du régime une politique régionale plus décidée. Il va être déçu. Miguel Primo de Rivera avait fait des déclarations dans ce sens, allant jusqu’à promettre une organisation régionale de l’Espagne ; mais il ne tardera pas à revenir au centralisme le plus strict. Moins d’une semaine après le coup d’État, le catalan sera interdit au cours des actes officiels.
Miguel Primo de Rivera sollicite l’aide d’un jeune politicien issu du maurismo, José Calvo Sotelo. Il sera l’un des principaux rédacteurs d’un Estado Municipal qui propose une démocratisation de la vie locale alors qu’elle est plus que jamais soumise au gouvernement. Idem avec l’Estado Provincial qui lorsqu’il est publié en mars 1925 se révèle impossible à appliquer. Idem avec la politique catalane comme nous l’avons dit. Les débats prometteurs entre la dictature et les catalanistes tournent court et les rapports se tendent. Dans les autres régions où il existe des sentiments et des organisations autonomistes ou indépendantistes, le schéma est le même : des espoirs déçus et, en conséquence, une radicalisation. C’est le cas en Galice et au Pays Basque où, en 1930, les rapports politiques avec le pouvoir central se sont nettement dégradés.
La question marocaine est une question centrale pour la dictature. Jusqu’en 1925, elle absorbe l’essentiel de l’emploi du temps de Miguel Primo de Rivera. Après que cette question ait trouvé une solution (je vais y venir), Miguel Primo de Rivera décide d’étendre son action à d’autres domaines, à commencer par l’économie et l’élaboration d’une nouvelle organisation constitutionnelle.
Sur la question marocaine, Miguel Primo de Rivera revient sur la position qu’il avait défendue avant d’arriver au pouvoir. En effet, il s’était déclaré en faveur de l’abandon du Protectorat, une entreprise jugée trop coûteuse financièrement mais aussi en vies pour l’armée espagnole, bref, une entreprise qui porte préjudice à son pays. Après avoir tenté de pactiser avec Abd-el-Krim, Miguel Primo de Rivera se lance dans des manœuvres qui dans la pratique équivalent à un semi-abandon du Maroc. Abd-el-Krim s’enhardit. Il dispose d’une centaine de millier d’hommes, avec des armes lourdes prises aux Espagnols et des armes légères relativement modernes provenant de la contrebande. Il s’enhardit mais un peu trop et en vient à déranger les Français dans leur protectorat. Il ne sait pas qu’il a signé sa fin. En septembre 1925, c’est le débarquement d’Alhucemas et des opérations combinées d’une grande ampleur au cours desquelles sont engagés les moyens les plus modernes qui écrasent la rébellion. Les derniers combats ont lieu au printemps 1926. Abd-el-Krim se rend aux Français. Il est envoyé en exil.
Le déroulement de l’affaire marocaine finit par donner quelques idées de grandeur à Miguel Primo de Rivera. La politique extérieure espagnole étant dépendante depuis longtemps des Français et des Britanniques, Miguel Primo de Rivera cherche l’appui d’une autre puissance méditerranéenne, l’Italie ; mais il le fait sans chercher à remettre en question la situation de statu quo. En 1926, il menace de quitter la S.D.N. en prétextant que son pays n’y est pas un membre permanent. Au cours de l’été 1929, la S.D.N. se réunit à Madrid et deux expositions internationales sont organisées, l’une à Barcelone, l’autre à Séville, ce qui satisfait Miguel Primo de Rivera et lui fait oublier le sujet de son mécontentement.
Mais c’est par la réforme du corps diplomatique que Miguel Primo de Rivera va laisser une marque plus durable. Il augmente le nombre des ambassades, renforce les relations avec le Portugal et les pays de langue espagnole du continent américain. Il ne fait certes que poursuivre une politique mise en œuvre dès le début du règne d’Alfonso XIII au cours duquel une attention particulière avait été portée sur ces deux régions du monde.
Olivier Ypsilantis