Tableau XXI
La guerre qui a lieu en Espagne (et au Portugal) est d’un type nouveau ; on pourrait dire que, d’un certain point de vue, elle est la première guerre moderne. Je ne pense pas forcer la note en disant qu’elle a été l’Afghanistan des Français.
Sous l’Ancien Régime, la guerre était menée par des armées professionnelles et relativement réduites. La Révolution française et l’Empire, héritier de cette première, ont inventé le concept de guerre totale, de levée en masse, de guerre idéologique. Les Espagnols ne peuvent répondre aux attaques de cette armée idéologique qu’avec une même radicalité mais avec leurs moyens, bien plus modestes. Avec la Révolution française et sa fille l’Empire, on entre bien dans l’ère des guerres de masse, avec le peuple en arme. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai toujours considéré la Révolution française avec beaucoup d’inquiétude. On m’en excusera.
Les armées révolutionnaires vont provoquer une réaction massive, conduite par un peuple pauvre et militairement faible. Et je me permets de commencer par la fin et de vous soumettre ce passage d’un article d’Esteban Canales intitulé « 1808-1814 : démographie et guerre en Espagne ». Il recoupe les informations que j’ai pu rassembler auprès d’historiens dignes de ce nom : « La Guerre d’Indépendance fut la plus coûteuse en vies humaines de toutes les guerres de l’histoire contemporaine espagnole, dépassant la Guerre Civile en mortalité relative : le demi-million de morts tombés durant cette dernière et son après-guerre immédiat représente moins de 2% des 26 millions d’Espagnols vivant alors, tandis que les victimes du conflit de 1808-1814, en retenant l’hypothèse la plus conservatrice, dépasseraient largement les 2%, pouvant même monter jusqu’à environ 5% des 11,5 millions d’habitants du pays. Et tout cela sans prendre en compte les pertes des armées napoléoniennes et alliées, qui auraient pu atteindre le quart de million, et dont la plupart appartiendraient aux forces françaises. Il est très probable qu’aucun autre État européen de bonne dimension n’ait connu un tel bain de sang pendant l’époque napoléonienne. La France n’en connut pas de tel, bien sûr, et ce malgré l’importance des pertes militaires éprouvées pendant les guerres contre les coalitions successives. »
La Guerre d’Indépendance de 1808-1814 a été une guerre de guérilla (guerrilla ou « petite guerre », une guerre particulièrement cruelle et coûteuse en hommes, épuisante pour les nerfs et le moral des troupes) mais aussi une guerre de villes, avec des combats qui rapportés à l’époque sont dignes de Stalingrad et, une fois encore, je pèse mes mots ; et je pense en particulier au siège de Saragosse, très peu connu du grand public, le Second siège (fin décembre 1808 / fin février 1809). C’est une guerre totale où les populations civiles sont à l’occasion massacrées. La population de la ville d’Évora au Portugal a été exterminée par des unités françaises, sous les ordres du général Louis Henri Loison, et ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.
Avec ce qui est connu en Espagne sous le nom de Guerra de Independencia, on entre donc dans un nouveau type de guerre, soit la guerre totale. Ces années de guerre activent les nationalismes et l’esprit romantique, un phénomène particulièrement marqué dans ce qui allait devenir l’Allemagne, le Reich, et dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale. On quitte le monde classique, on entre dans le monde romantique. Le nationalisme et le romantisme s’activeront mutuellement et donneront des fruits bien amers.
L’armée française est en grande partie constituée de nationaux. Elle est animée par une idéologie clairement structurée. Elle bénéficie par ailleurs d’une nette supériorité tactique et stratégique. L’armée espagnole est pour l’essentiel une armée de mercenaires, tant dans le rang que dans le commandement. Les meilleurs de ceux qui la dirigent sont les Britanniques. Leur tactique est marquée par la prudence. Ils considèrent qu’aucun combat décisif n’aura lieu en Espagne ; aussi prennent-ils toujours soin de se ménager une possibilité de retraite vers leur flotte. Par ailleurs, Wellington prend soin d’occuper des positions défensives d’où il s’emploie à repousser la furia francese par sa puissance de feu, une tactique qui s’avèrera payante.
La guerrilla est sans aucun doute la caractéristique essentielle de cette guerre. Elle est le principal acteur de la défaite française, en Espagne mais aussi au Portugal. Aux armées issues de la Révolution, les Espagnols opposent une guerre révolutionnaire car ils sont conscients de leur infériorité militaire. La population civile va y participer, d’une manière ou d’une autre, dans les villes et les campagnes. La violence est générale et ne se limite pas aux champs de bataille. La cruauté de cette guerre dont Goya a relevé des traces dans une série de gravures (Los horrores de la guerra) est générale. On exécute, torture et mutile partout, au détour d’un bosquet, dans un chemin creux, dans un champ d’olivier, dans des ruines, partout. Les chefs de cette guerrilla sont issus du peuple, comme en témoignent leurs surnoms (apodos) : Caracol, Chaleco, El Estudiante et tant d’autres.
Wellington n’apprécie guère ces guerrilleros (encore un mot espagnol passé dans le lexique mondial), il les méprise même, mais il a besoin d’eux car ils laminent les effectifs des armées de Napoléon mais aussi leurs nerfs, ce qui lui permettra d’engager des batailles rangées dans la péninsule alors qu’il dispose de moins de cent mille hommes et que les Français en disposent de plus de trois cent mille.
Bref aperçu des opérations militaires
Après s’être retiré vers la frontière pyrénéenne à la fin de l’année 1808, Napoléon passe à l’offensive à la tête d’une armée formée de ses meilleurs soldats, des vétérans. Il brise la ligne adverse et se dirige vers Burgos. En décembre 1808, il est à Madrid. Une armée britannique débarque en Galice mais sans but précis et finit par rembarquer. Dans la partie orientale de la péninsule, les Français obtiennent leurs meilleurs résultats mais après d’effroyables combats urbains, notamment à Saragosse et Gérone. Les Français poursuivent leur avance vers l’Andalousie après avoir défait à Ocaña une armée régulière espagnole. En janvier 1810, les Français disposent d’environ quatre cent mille hommes dans le pays, jamais ils n’en auront autant. Ils finissent par occuper presque toute l’Andalousie mais se trouvent dangereusement dispersés et ne parviennent pas à s’emparer de Cadiz.
Les Français entrent au Portugal afin d’en expulser les Britanniques. Ce faisant, ils espèrent en finir avec la guerrilla, comme si les Britanniques en étaient les organisateurs ! Les Français avaient tenté de pénétrer au Portugal en 1809 par la Galice. L’année suivante l’attaque française est plus déterminée. Elle est conduite par Masséna. Wellington doit battre en retraite à l’intérieur du Portugal mais il finit par se positionner au nord de Lisbonne, entre l’océan Atlantique et l’estuaire du Tejo où il organise de formidables lignes de défense d’une cinquantaine de kilomètres de longueur qui lui assurent par ailleurs une possibilité de retraite vers l’océan : ce sont les lignes de Torres Vedras, un passionnant sujet d’étude. En mai 1811, les Français sont de retour en Espagne avec une armée bien moins nombreuse. Masséna ne dispose que de quarante mille hommes pour entrer au Portugal, soit un cinquième des forces françaises engagées en Espagne.
Dernière phase des opérations. Une partie des effectifs français est prélevée en vue de la campagne de Russie. De ce fait les Français se mettent franchement sur la défensive. Au cours de l’été 1812, une armée luso-britannique se dirige vers Salamanque et défait les Français à la bataille de Los Arapiles, une victoire non décisive mais qui oblige José I à quitter Madrid pour Valence tandis que les troupes françaises quittent l’Andalousie pour le nord. Fort de ces troupes venues du sud, José I regagne Madrid. Wellington qui avait excellé dans la défensive hésite à attaquer et finit par regrouper ses forces à Burgos puis à reculer jusqu’à Cuidad Rodrigo, près de la frontière portugaise. La campagne de Russie, de plus en plus désastreuse, oblige Napoléon à retirer toujours plus d’unités d’Espagne. Wellington va saisir cette opportunité.
Au cours de l’hiver 1812, les troupes françaises sont réduites à deux cent mille hommes et l’année suivante à cent mille hommes. Wellington décide alors de passer à l’offensive. Au cours de l’été 1813, avec une armée supérieure en nombre, il avance vers la frontière française et défait les Français à Vitoria et San Marcial. Les Français se retirent alors derrière leurs frontières. Le maréchal Suchet resté dans le Levant de la péninsule remonte vers la Catalogne avant de regagner la France en 1814. L’Espagne se retrouve dans une situation effrayante, en ruines, saccagée et pillée avec selon certaines estimations près d’un million de morts, directement pour faits de guerre ou indirectement. Au cours de cette guerre, Madrid a changé six fois de main.
Olivier Ypsilantis