Skip to content

Quelques tableaux espagnols – 7/16

Tableau XVIII

La théorie économique s’est développée suite aux problèmes suscités par la question des prix et le déficit de la balance commerciale. Le mémoire adressé par le comptable Luis Ortiz à Felipe II (en 1558) est considéré comme le premier programme de politique mercantiliste destiné à éviter une transaction défavorable entre matières premières et produits manufacturés (un programme qui s’inspire des Flandres) et faire de la protection des produits manufacturés la priorité.

Les autres noms relatifs à l’économie d’alors font partie de la célèbre Escuela de Salamanca. Parmi ces noms, Martín de Azpilcueta et Tomás de Mercado. Martín de Azpilcueta s’attache aux problèmes moraux que posent les transactions commerciales et la spéculation sur les taux de change. Ce faisant, il expose pour la première fois la théorie quantitative de la monnaie. Voir « Comentario resolutorio de cambios » (1556) publié en appendice à « Manual de confesores y penitentes ». Martín de Mercado quant à lui, fort de son expérience à Séville et en Amérique, souligne pour la première fois la relation de cause à effet entre l’arrivée massive de l’argent américain et l’augmentation incontrôlée des prix avec, en conséquence, la dépréciation de la monnaie. Voir « Suma de tratos y contratos » (1571).

Tableau XIX

Lorsque Felipe III arrive au pouvoir, il confie les commandes de son gouvernement au duc de Lerma, un magnat bien plus préoccupé par ses affaires que par celles de son pays. Il gouverne à une époque relativement tranquille au cours de laquelle l’Espagne n’est engagée dans aucun conflit extérieur. Ces conditions auraient pu permettre à un gouvernement responsable de rétablir la santé financière du pays ; mais le gouvernement se limite à la gestion des questions administratives courantes et à l’organisation de quelques opérations insolites comme le déménagement éphémère de la cour à Valladolid, de 1601 à 1606. Ce gouvernement est sans envergure et ne se distingue que par l’expulsion des moriscos.

Les Rois Catholiques avaient expulsé les Juifs afin de confirmer l’unité religieuse du royaume. Les moriscos avaient été moins durement traités (malgré les deux soulèvements à Grenade, en 1499 et 1568), probablement parce qu’ils constituaient une population beaucoup plus modeste, un réservoir de main-d’œuvre servile qui contribuait à la prospérité des terres de l’aristocratie valencienne. Quoi qu’il en soit, l’expulsion finit par s’imposer comme une solution lorsque la conjoncture économique confirme la baisse de rentabilité des revenus de ces terres et que, parallèlement, l’endettement de cette classe sociale à l’égard de la bourgeoisie censalista permet à des voix de se faire entendre, des voix qui dénoncent une possible alliance entre les moriscos et l’ennemi turc et nord-africain ainsi que la persistance du banditisme (bandolerismo) des monfíes. Par ailleurs, des ecclésiastiques conduits par le prélat Juan de Ribera dénoncent la non assimilation des moriscos et l’échec de leur évangélisation.

Le gouvernement se décide à promulguer le décret d’expulsion en avril 1609. L’opération débute dans le royaume de Valence où les moriscos constituent près d’un tiers de la population. Cette opération est appuyée par un grand déploiement de forces armées afin de venir à bout d’une résistance prévisible (qui se manifeste à La Muela de Cortes et dans la vallée de Laguar) ainsi que d’une flotte importante destinée à transporter les moriscos vers les côtes d’Afrique du Nord, un processus qui ne s’achèvera qu’en 1614.

Conséquences de cette expulsion : une perte de trois cent mille individus, dont cent vingt mille pour le seul royaume de Valence, un impact économique significatif – surtout dans ce royaume et dans d’autres zones où la population musulmane est nombreuse, comme dans certaines parties de la Castille, d’Andalousie, d’Estrémadure, d’Aragon, l’ensemble du royaume de Murcie et le delta de l’Èbre en Catalogne. La noblesse valencienne, la plus affectée par le départ des moriscos (on estime que ses revenus baissent d’un tiers), tente d’amortir le choc en s’appropriant les biens des moriscos expulsés, en reportant le paiement de ses dettes et en installant des cristianos viejos sur des terres abandonnées. En fin de compte, l’expulsion des moriscos ne bénéficie à personne. L’aristocratie valencienne voit ses intérêts durement frappés tandis que le mécontentement des paysans attachés à ses terres ne faiblit pas et que les ennemis de la monarchie trouvent matière à dénoncer son intransigeance religieuse. De plus, les moriscos expulsés augmentent la menace sur les côtes espagnoles en soutenant la puissante république de Salé constituée de pirates et de corsaires agissant à partir des actuelles villes de Salé et Rabat.

Tableau XX

A partir de 1808, d’une manière continue et coordonnée s’enclenchent un soulèvement populaire et un conflit qui engage des troupes régulières et irrégulières et, enfin, un processus qui conduit à l’élaboration de la première Constitution espagnole mais aussi à diverses mesures qui initient un changement social décisif.

Le soulèvement populaire était-il inévitable ? La soumission à la politique de Napoléon avait été marquée tout au long du règne de Carlos IV. Lorsque Fernando VII quitte l’Espagne, il laisse une « Junta de Govierno » présidée par l’infant Don Antonio qui abandonne Madrid pour Bayonne et cède sa place au général Murat qui place ses troupes dans le pays, en particulier à Madrid. Les événements du 2 mai 1808 (dos de mayo) à Madrid sont spontanés, brefs mais violents et durement réprimés. Cette manifestation populaire montre qu’il y a dans le pays des forces capables de remplacer les institutions de l’Ancien Régime ; par ailleurs, elle donne corps à l’un des principaux postulats du libéralisme.

Le soulèvement se généralise durant la deuxième quinzaine de mai dans toutes les parties d’Espagne non occupées par les troupes françaises. Ce soulèvement (comme celui de Madrid) ne semble répondre à aucun plan général. Des leaders issus du peuple s’imposent aux autorités qui réactivent de vieilles institutions et en élaborent de nouvelles en fonction de ces circonstances exceptionnelles : les juntas supremas qu’intègrent des membres du clergé, de l’armée et de la noblesse qui s’attribuent aussitôt les plus larges pouvoirs. En se déclarant supremas, ces juntas se déclarent souveraines – ce qui ne signifie pas que tous ses membres soient libéraux, loin s’en faut.

Les juntas déclarent la guerre à la France et déclenchent les hostilités. Les Français commettent l’erreur de considérer que ces hostilités ne sont que la prolongation des événements de Madrid. Il est vrai qu’ils ont des raisons d’être optimistes : ils bénéficient d’une supériorité numérique considérable, leurs armées sont animées d’un idéal patriotique et révolutionnaire, contrairement à l’armée espagnole, très Ancien Régime, strictement professionnelle et non stimulée par un quelconque affect. Les Français ne prennent donc pas la peine de concentrer leurs forces. Tout au long de l’année 1808, ils actionnent leurs cinq armées déployées en éventail à partir de leur frontière occidentale. Napoléon pense n’avoir affaire qu’à une querelle dynastique. En Catalogne, les Français ne peuvent s’emparer de Gérone et se trouvent isolés dans une géographie hostile. Une armée commandée par le général Dupont est envoyée en Andalousie et s’empare de Cordoue. Mais des forces s’organisent sur ses arrières et les Français sont défaits à Bailén par le général Francisco Javier Castaños. L’armée française est prisonnière de son adversaire. Au Portugal, une autre armée française va être défaite, à la bataille de Vimeiro, par Wellington. Elle parvient toutefois à se replier sur l’Espagne. Bailén ouvre la voie vers Madrid aux Espagnols. Les Français se replient vers le nord, formant avec leurs armées un demi-cercle autour de Bilbao et Pampelune.

Les manœuvres politiques suivent leur cours et des deux côtés. A Bayonne, la famille royale espagnole est forcée d’abdiquer. Napoléon place sur le trône vacant son frère José, roi de Naples ; et il adresse un manifeste aux Espagnols dans lequel il leur exprime sa volonté de régénérer leur pays. Il ouvre son programme en convoquant une Junta de notables à Bayonne, sorte d’entité consultative destinée à doter l’Espagne d’une législation fondamentale. Mais ce projet n’aboutit pas vraiment et ne délivre aucune décision importante. Elle ne fait que débattre d’un projet de Constitution (présenté par Napoléon) auquel elle n’apporte que quelques légères rectifications. Ce qui reste connu sous le nom de Constitution de Bayonne (juillet 1808), bien qu’autoritaire, représente une avance considérable par rapport à l’Espagne de l’Ancien Régime.

Le règne de José I s’ouvre sur un appel aux Espagnols auxquels il promet de protéger l’intégrité et l’indépendance de leur pays. Contrairement à l’image peinte par ses ennemis, José I est un homme préparé et lucide qui perçoit ses limites, à commencer par le peu d’appui dont il bénéficie. Par exemple, il découvre sans tarder qu’il est entouré de généraux et de diplomates aux ordres de son frère l’Empereur et qu’il n’a que très peu de liberté de manœuvre.

Le nom à l’origine infâme d’afrancesados attribué à ces Espagnols partisans de José I ne rend pas compte de la réalité de leur position. De nombreux héritiers des Lumières (Ilustrados), par ailleurs monarchistes, partisans de réformes et opposés à la révolution, voient en ce roi des raisons d’espérer. La tradition d’alliance entre la France et l’Espagne ainsi que la réputation d’invincibilité de Napoléon font le reste. Les afrancesados se veulent médiateurs entre deux pays, avec un programme proche du despotisme éclairé.

Les Français tiennent les provinces du nord de l’Espagne et les annexent provisoirement. Les plus importantes réformes législatives sont introduites en Espagne par Napoléon en personne. Parmi ces réformes, la suppression du régime seigneurial, de l’Inquisition, des douanes intérieures et une réduction considérable du nombre de couvents. Les réformes réalisées par les afrancesados sont exclusivement d’ordre administratif, comme la division du pays en préfectures, et la création de lycées pour l’enseignement.

A la chute de José I, les afrancesados qui prennent le chemin de l’exil représentent quelque douze mille familles C’est la première émigration politique de l’histoire de l’Espagne contemporaine. Ces familles reviendront tardivement au pays et intégreront systématiquement les secteurs les plus autoritaires du libéralisme. Les Juntas supremas à leurs débuts sont exclusivement régionales. Pourtant, l’idée de constituer un gouvernement des insurgés est dans l’air. La victoire de Bailén rend ce projet plus tangible. A Aranjuez, en septembre 1808, les députés issus des Juntas provinciales créent la Junta Central Suprema y Guvernativa del Reino avec trente-quatre membres.

Cette nouvelle entité ne tarde pas à s’attribuer tout le pouvoir en dictant ses décisions au nom du roi. De fait, elle devient le roi. Parmi ses membres, nombre d’individus liés au despotisme éclairé, parmi lesquels Gaspar Melchor de Jovellanos et le comte de Floridablanca. Mais la plupart d’entre eux sont des inconnus qui au sein de cette entité vont avoir un rôle politique dans la naissance du libéralisme. Les fonctions de cette entité ne seront jamais vraiment définies. Au cours des dix-sept mois de son existence, elle prend de très importantes décisions, comme la signature d’un traité d’alliance avec les Britanniques en janvier 1809. Les Juntas provinciales lui sont soumises et deviennent ses entités déléguées. Indépendamment d’elles, il existe un gouvernement avec, à sa tête, Martín de Garay qui a le titre de secretario de Estado et qui s’attache aux questions économiques. Peu à peu, ce gouvernement devient de plus en plus centralisé. Des militaires et les Britanniques demandent la création d’une Régence, ce qui se fait en janvier 1810 lorsque seul le sud de l’Espagne échappe encore à l’influence française. Cette Régence est présidée par le général Francisco Javier Castaños qui finit par présenter sa démission à las Cortes de Cádiz. Pour les plus libéraux, las Cortes de Cádiz pourraient être la première étape d’un processus révolutionnaire afin de parvenir à « una Constitución bien ordenada », avec un programme politique distinct de celui des afrancesados. Avec la guerre, la presse est bien plus libre et le pays est en état d’effervescence politique.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*