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Quelques tableaux espagnols – 5/16

Tableau X

La tolérance almohade envers les philosophes prend fin sous le califat d’Abu Yusuf auquel on attribue la destruction de tous les livres de logique et de philosophie ainsi que l’interdiction d’œuvres d’Averroès, la conversion forcée des Chrétiens et des Juifs et l’imposition d’un signe distinctif. De nombreux Juifs se réfugient alors en terre chrétienne où, selon la tradition, ils répandent les connaissances philosophiques, scientifiques et techniques qu’ils ont accumulées en terre musulmane. C’est le cas de Moses ben Ezra (1055-1135) auquel on attribue l’une des règles d’or de la traduction : prêter attention au sens et ne pas faire de la traduction littérale, étant entendu que chaque langue a sa syntaxe. Ses successeurs poursuivent son œuvre en terre chrétienne d’où elle rayonne dans toute l’Europe grâce à des savants comme Moses Sefardi qui, converti au christianisme sous le nom de Pedro Alfonso, devient médecin personnel de Henry I of England et est le premier à diffuser l’astronomie et les mathématiques arabes en Europe. Abraham ibn Ezra enseigne dans divers pays d’Europe (entre 1140 et 1167) le savoir hispano-arabe et rédige de nombreux travaux tant en hébreu qu’en latin relatifs à la philosophie, la grammaire, les mathématiques et l’astronomie. A Tarazona et sous l’autorité de l’évêque Miguel (1119-1152) fonctionne une école de traducteurs dont le principal représentant est Hugues de Santalla (Hugo Sanctallensis). Parmi les nombreuses traductions touchant notamment à l’astronomie, les mathématiques, l’astrologie, l’alchimie et la philosophie, des traductions du Coran dont une réalisée pour Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. La collaboration à Tolède de Mozarabes, de Musulmans, de Juifs, de Chrétiens de la péninsule et du reste de l’Europe active cette passion pour la traduction. A Tolède, ville chrétienne, ne cessent d’arriver des Mozarabes et des Juifs expulsés ou fuyant les Almoravides et les Almohades. Ils sont encouragés et soutenus dans leur travail de traduction par le haut clergé de la ville.

Tableau XI

Avant l’établissement de l’Inquisition, les quartiers juifs d’Espagne avaient subi des violences qui avaient entraîné un grand nombre de conversions. Ainsi les « ennemis » de la chrétienté se voyaient scindés en deux groupes : les Juifs restés juifs et les Juifs convertis au christianisme, les conversos.

Les origines de l’hostilité envers les Juifs sont complexes. Elles sont socio-économiques (l’ascension d’une importante et puissante classe urbaine commerçante et financière suscite la jalousie des classes populaires mais aussi de la noblesse terrienne), religieuses (l’accusation de déicide), culturelles (la persistances de forts signaux identitaires) mais aussi, disons-le, antisémites (ou raciales) comme le montrent la persistance de la haine ou du rejet même après la conversion (le converti est sans cesse suspecté de judaïser) et la mise en place des premiers statuts de limpieza de sangre.

L’Inquisition a été conçue pour surveiller la pratique des Chrétiens en regard d’une orthodoxie, des Chrétiens qui sont en priorité les conversos suspectés en tant que tels de criptojudaísmo. Mais cette institution va se faire, naturellement pourrait-on dire, l’instrument par excellence destiné au contrôle idéologique, au sens large du mot, et, plus généralement encore, à la préservation de l’ordre social et politique. A ce propos, on notera que la nomination des Inquisiteurs se faisait non pas en référence à la hiérarchie de l’Église mais de la Couronne. Par ailleurs, l’extension de l’Inquisition à tous les territoires soumis à la Couronne, y compris ceux d’Amérique, faisait d’elle un instrument supplémentaire au service de l’unité politique.

L’Inquisition est instituée par une bulle du pape Sixte IV (novembre 1478), une première étape que caractérisent l’improvisation et l’opposition, particulièrement dans le royaume d’Aragon où l’inquisiteur Pedro de Arbués est assassiné à Saragosse (en 1485). Mais une étape est franchie avec la mise en marche du Consejo de la Inquisición (en 1483) et la nomination au poste d’Inquisiteur Général pour la Castille et l’Aragon de Tomás de Torquemada (en 1484). Dès la fin du siècle, un dense réseau de tribunaux est établi dans les royaumes.

La procédure inquisitoriale est initiée par une dénonciation anonyme, ce qui suffit à créer un climat d’anxiété permanente et de terreur diffuse dans l’ensemble de la société. Cette dénonciation peut conduire à la misère (avec la confiscation des biens), à l’infâmie (avec la publication de la sentence qui est conservée dans les archives) et, dans les pires des cas, le fouet, la prison perpétuelle et les galères ; enfin, le bûcher (relajación al brazo secular). Certes, il existe des normes et des contrôles suite à ces délations, des possibilités de circonstances atténuantes aussi, mais les inculpés ne bénéficient pas de garanties suffisantes et l’arbitraire est omniprésent.

Sitôt instaurée, l’Inquisition centre son activité sur l’éradication du crypto-judaïsme, réel ou supposé, puis sur d’autres hétérodoxies (mais sans jamais oublier le crypto-judaïsme) : les moriscos, les protestants, les érasmistes, les alumbrados, etc.

Après une intense activité sous les Rois Catholiques, les tribunaux inquisitoriaux ont rempli leur mission en 1560 : l’hétérodoxie est sous contrôle. Par ailleurs ces tribunaux bénéficient de revenus plus stables, ce qui rend les amendes et la confiscation des biens moins urgentes. Il leur faut néanmoins justifier leur existence par une activité. Pour ce faire, ils vont se trouver de nouvelles victimes parmi lesquelles les accusés de superstition, de blasphème, de délits sexuels (sodomie, inceste, bigamie, racolage) et de déviationnisme idéologique (défense d’idées subversives, lecture et diffusion de livres interdits), une accusation qui tournera à plein régime à l’époque des Lumières – la Ilustración.

Tableau XII      

Les conversos sont soumis à une étroite surveillance. Les Rois Catholiques mettent à profit la chute du royaume de Grenade et donc la fin de la Reconquista pour apporter une solution radicale à la question juive, à ceux qui sont restés fidèles à leur foi. En dépit de leur extrême hispanisation les Juifs ne parviennent pas à être considérés par le pouvoir comme d’authentiques sujets et, de ce fait, ils ne bénéficient pas des mêmes droits politiques que les Chrétiens.

Le décret d’expulsion qui a été précédé de tout un arsenal de mesures discriminatoires prend effet dès la chute du royaume de Grenade. En quatre mois, les Juifs qui refusent la conversion doivent liquider leurs biens dans l’urgence et, de ce fait, ils doivent souvent les brader. Par ailleurs, ces biens sont vendus sur papier, exclusivement, étant entendu qu’il est strictement interdit de faire sortir du royaume des métaux précieux, y compris sous forme de monnaie.

Le nombre de ceux qui préfèrent l’exil à la conversion dépasse probablement les cent mille individus, un chiffre qui globalement n’est pas si impressionnant d’un point de vue démographique mais qui le devient quand on s’arrête sur la distribution régionale de cet exil (le vide laissé par les Juifs est particulièrement notable dans la moitié sud du royaume de Castille), sur son impact économique (particulièrement sensible dans certaines villes) et sur certaines professions qualifiées, sans oublier la perte de personnalités de premier plan comme le cosmographe Abraham Zacuto ou Jehuda Abravanel.

Olivier Ypsilantis

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