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Quelques tableaux espagnols – 14/16 (Des massacres en Espagne)

Tableau XXVI

Cet article fort succinct n’est qu’une séquence de l’immensité du crime perpétré par tous contre tous dans l’Espagne des années 1930. Les crimes dont il va être question ont pour cadre Madrid tenu par les Républicains et encerclé par les Nationalistes, deux désignations approximatives, je le répète, et dont on fait usage par commodité ; car que de tendances antagonistes dans ces deux camps !

Lorsque la Guerre Civile d’Espagne éclate en juillet 1936, quelque quatre cents militaires et Phalangistes considérés comme hostiles au Frente Popular sont incarcérés dans la Cárcel Modelo. Paradoxalement, cette incarcération les met à l’abri des tchékas (checas) installées dans Madrid et ses environs. Le 17 août de la même année, le général Joaquín Fanjul est fusillé. La situation dans la Cárcel Modelo change alors. Le sous-directeur fait savoir aux militaires détenus que suite à un ordre gouvernemental des miliciens allaient être affectés à ladite prison pour fouiller (cachear) les prisonniers politiques, une décision contraire au règlement pénitentiaire. Ces prisonniers sont insultés et menacés de mort par les miliciens auxquels se joignent des miliciennes. Parmi les prisonniers de droit commun (crime de sang), un certain Felipe Sandoval (alias Doctor Muñiz), membre de la C.N.T. L’individu est rapidement libéré et dès sa sortie de prison on lui propose d’intégrer le Comité Provincial de Investigación Pública. C’est en tant que membre de ce comité qu’il reçoit l’ordre de la tchéka de Fomento de mener à bien les fouilles (cacheos) des prisonniers. Mais les ordres venus de cette tchéka ne vont pas se limiter à ces fouilles. Le 22 août, dans la matinée, des miliciens de la C.N.T./F.A.I., sous les ordres de Felipe Sandoval, sont de retour à la Cárcel Modelo. Dans l’après-midi éclate un coup de feu. S’en suit un incendie provoqué par les prisonniers avec l’accord des miliciens. La confusion est totale et des prisonniers de droit commun s’échappent. Les autorités sont immédiatement averties et constatent les dégâts. Les pompiers arrivent et des miliciens profitent du désordre pour s’introduire dans la prison. Certains se postent sur les terrasses et tirent sur les prisonniers qui se trouvent dans le patio. Suite à une entrevue entre le directeur général de la Sécurité et le président du Gouvernement José Giral, il est décidé de garantir la sécurité des prisonniers de droit commun et des prisonniers incarcérés pour comportements jugés antisociaux (voir la Ley de Vagos y Maleantes). Mais entre-temps, Felipe Sandoval les a fait libérer et a exécuté des prisonniers politiques ; et il ne compte pas s’arrêter là, d’autant plus que les autorités semblent dépassées ou se taisent. Qui ne dit mot consent, pourrait-on dire – el que calla ortoga.

Pendant ce temps, à l’intérieur de la prison, est constitué un tribunal semblable à celui de la tchéka de Fomento. Comparaissent six personnalités jugées hostiles au Frente Popular, des civils et des militaires. Toutes sont immédiatement exécutées. Des miliciens excités par ces exécutions veulent passer par les armes tous les détenus politiques de la prison tandis que d’autres jugent que c’est aller un peu trop vite en besogne. Ces miliciens se « contenteront » de onze autres prisonniers dans la nuit du 22 au 23 août. Ils les fusillent pour se divertir ; parmi leurs victimes, des officiers dont le lieutenant José Ignacio Fanjul Sedeño, fils du général fusillé peu avant, et le général Oswaldo Capaz Montes, connu pour ses campagnes au Maroc.

Il y a dans l’administration d’État, et par l’intermédiaire de divers organismes (comme la tchéka de Fomento), des individus prêts à liquider et hors de toute légalité ceux qu’ils considèrent comme leurs adversaires politiques. Par ailleurs, aucune branche de cette administration ne montre le moindre empressement pour contrecarrer ces irrégularités qui constituent une grave atteinte aux droits de l’homme les plus élémentaires. Pour mener à bien ces exactions, le Frente Popular peut compter sur l’appui inconditionnel de tous les partis, syndicats et organisations qui le composent, ainsi que sur celui d’amples segments de la société incluant des délinquants de droit commun. Tous ces événements se déroulent dans une ambiance propre à la terreur révolutionnaire.

La prison de Ventas (relativement proche de l’actuelle Plaza de Toros de Madrid) était à l’origine une prison pour femmes. Par décision du gouvernement du Frente Popular, cette prison est convertie en prison provisoire pour hommes. Entre la fin juillet 1936 et la fin mars 1937, près de quatre cents détenus sont extraits de ses murs pour être exécutés. Les exécutions se font d’abord par petits groupes ; mais à partir de septembre 1936, les groupes de condamnés augmentent en nombre. En novembre 1936, la liquidation massive des ennemis est envisagée par le Frente Popular, les ennemis pouvant être un Phalangiste, une religieuse, un militaire (à la retraite ou d’active), un catholique pratiquant, sans oublier les (nombreux) règlements de comptes personnels généralement activés par l’envie et la jalousie.

Le 1er novembre, ordre est donné de sortir (voir les sacas ou paseos) de la prison de Ventas trente-et-un détenus. Tous sont fusillés. Parmi eux, Ramiro de Maeztu et Ramiro Ledesma Ramos. Le jour suivant, trente-six détenus en sont sortis. Ils sont fusillés dans le cimetière d’Aravaca, Madrid. Le 3 novembre, c’est au tour de quarante détenus, également fusillés à Aravaca. Mais je n’entrerai pas plus dans le calendrier des exécutions dans le cimetière d’Aravaca, lieu de prédilection de la tchéka de Fomento

Avec les massacres de Paracuellos, on fait un saut, de centaines de massacrés on passe à des milliers. La polémique (toujours actuelle) au sujet de ces massacres tient au fait que la décision de sortir des prisons du Frente Popular des milliers de prisonniers pour les exécuter n’est pas venue d’une seule instance, ce qui a permis de diluer les responsabilités et de se renvoyer la balle. La volonté de liquider les « fascistas » est pourtant clairement exprimée dans la presse et les discours républicains d’alors. Certaines femmes ne sont pas en reste, comme María Teresa Léon, femme de Rafael Alberti, ou la députée socialiste Margarita Nelken.

Le 4 novembre 1936, le gouvernement du Frente Popular est remanié et intègre des anarchistes. Suite à de houleuses tractations, quatre portefeuilles ministériels sont attribués à la C.N.T./F.A.I., parmi lesquels celui de la Justice attribué à un repris de justice, Juan García Oliver. Aussitôt en fonction, il convoque Antonio Fernández Martínez, cadre de l’administration pénitentiaire, et lui fait savoir qu’il doit impérativement et drastiquement réduire le nombre de détenus. Antonio Fernández Martínez qui comprend ce qui se trame fait la sourde oreille avant d’être démis de ses fonctions.

Le 29 août 1936, des relations diplomatiques sont établies entre l’Espagne et l’U.R.S.S., ce qui provoque l’enthousiasme du P.C.E. et d’autres partis de gauche mais provoque l’inquiétude de Manuel Azaña, une inquiétude qui ira en augmentant avec l’arrivée des ministres communistes, le 4 septembre 1936. Tout s’accélère. Le mois suivant, les réserves d’or du Banco de España sont envoyées en U.R.S.S. et l’armement soviétique (avions, tanks, fusils, fusils-mitrailleurs, mitrailleuses) commence à arriver. Les Brigades Internationales s’organisent sous l’égide du Komintern. Les officiers soviétiques vont avoir un rôle prépondérant dans la défense de Madrid. Les agents du Komintern sont des experts en propagande et en répression. L’un d’eux, Mikhaïl Koltsov, aura un rôle important dans les tueries de novembre, aidé par un jeune socialiste sur le point d’entrer au P.C.E., Santiago Carrillo.

Novembre 1936. La pression des troupes franquistes autour de la capitale est continue. Mais contrairement à la propagande d’alors, on peut affirmer que le peuple de Madrid n’a pas vraiment en tête de faire de sa ville « la tumba del fascismo ». Les Madrilènes sont généralement indifférents quant à l’issue des combats dont ils espèrent la fin au plus vite. Les Madrilènes engagés dans les milices chargées de la défense de la ville sont (très) peu nombreux. Ses défenseurs sont surtout des soldats de sa garnison, des Espagnols venus des provinces, des membres des Brigades Internationales, des anarchistes d’Aragon et de Catalogne. Les bataillons de femmes et d’ouvriers madrilènes n’ont jamais existé que dans la propagande.

Le 3 novembre 1936, un tribunal populaire est constitué dans la prison de Porlier. Le jour suivant, on ordonne aux militaires détenus de rejoindre l’armée républicaine. Quatre acceptent, les autres sont abattus. Ce même jour, ordre est donné de transférer (à Chinchilla) une centaine de prisonniers. A l’aube du 4 novembre, ils sont fusillés dans le cimetière de Rivas-Vaciamadrid, des exécutions supervisées par des membres du P.C.E.

Le P.C.E. a pris la tête de la défense de Madrid. Nous sommes le 5 novembre. Les communistes exigent que la Cárcel Modelo leur fournisse la liste des militaires qui y sont détenus. Quarante militaires sont extraits de la tchéka de San Antón et fusillés. Santiago Carrillo s’apprête à intégrer la junte de défense en tant que conseiller de l’Ordre Public à Madrid alors que le P.C.E., en accord avec les forces du Frente Popular, s’apprête à liquider des milliers de prisonniers. Mikhaïl Koltsov (étudiez la vie de ce personnage), agent du Komintern en Espagne, insiste en ce sens : il s’agit d’en finir avec la cinquième colonne – la quinta columna –, une expression passée dans le langage courant et toujours très active, une expression née en 1936, en Espagne, au cours d’une allocution radiodiffusée avec le général Emilio Mola.

Exécution (I). Sacas du 7 novembre

La poussée des forces franquistes provoque la fuite du gouvernement républicain (vers Valencia) et la dissolution des organes de répression, dont la tchéka de Fomento. Mais des mesures sont prises afin d’y suppléer. Ainsi, une partie des effectifs de ces organes intègre les Milicias de Vigilancia de Retaguardia (M.V.R.). Par ailleurs, la tchéka en question désigne cinq membres qui intègrent la Dirección General de Seguridad. L’un d’eux appartient au P.C.E., un autre aux Juventudes Socialistas Unificadas. Santiago Carrillo s’arrange pour que le P.C.E. contrôle ce petit conseil de cinq membres en nommant à sa tête un ami intime, Segundo Serrano Poncela, passé des Juventudes Socialistas Unificadas au P.C.E.

Les troupes franquistes poursuivent leur poussée aux abords de la capitale. Santiago Carrillo n’est pas en première ligne ; il s’emploie à lutter contre la cinquième colonne (la quinta columna) ainsi qu’il le rapporte dans ses « Memorias ».

Dans la nuit, trois agents communistes se sont rendus à la Cárcel Modelo ainsi qu’à la prison de San Antón afin d’y organiser des sacas. Ces trois hommes examinent les fiches des prisonniers et en choisissent environ la moitié pour le paseo, soit « promenade » – un euphémisme pour « exécution ». Arrive Segundo Serrano Poncela qui ordonne que les militaires et les bourgeois soient embarqués en priorité. L’ordre est confirmé par Ángel Galarza, ministre de la Governación (ce qui correspondrait à ministre de l’Intérieur). On obéit sans protester. Les sélectionnés sont ligotés puis transportés à bord d’autobus.

L’ensemble des témoignages laisse supposer que ces opérations de tueries ont été organisées et exécutées par des membres des Milicias de Vigilancia de Retaguardia placées sous le contrôle communiste du conseil de la Dirección de Seguridad, le délégué de Orden Público et son chef. Santiago Carrillo a été tenu informé du déroulement des opérations par Segundo Serrano Poncela.

Le même jour, à l’aube, environ deux cents hommes sont extraits de la prison de San Antón. De passage à la Cárcel Modelo, Felix Schlayer, consul de Norvège à Madrid, accompagné d’un représentant de la Croix-Rouge, note un mouvement inhabituel autour de l’établissement. Les autorités pénitentiaires l’informent que cent-vingt détenus, des officiers, vont être transférés à Valencia. Felix Schlayer s’inquiète et se précipite à la Dirección General de Seguridad où on lui confirme ce qui vient de lui être dit. Il se rend à la prison pour femmes puis revient à la Dirección General de Seguridad où on l’informe (information erronée) que la responsable de Orden Público est Margarita Nelken. Felix Schlayer est de plus en plus inquiet. Il envoie un message au général José Miaja, responsable de la défense de Madrid, qui se montre rassurant, y compris quant au sort de Ricardo de la Cierva qui avait motivé la visite de Felix Schlayer à la Cárcel Modelo. Mais Ricardo de la Cierva a déjà été assassiné, avec huit cents détenus de la Cárcel Modelo, à Paracuellos, au bord de fosses.

Felix Schlayer et le représentant de la Croix-Rouge parviennent enfin à rencontrer Santiago Carrillo qui lui aussi se montre rassurant et juge improbables les faits qu’ils lui rapportent.

Les tueries de masse se poursuivent. Le général José Miaja et Santiago Carrillo (pour ne citer qu’eux) avaient pourtant été alertés par ces deux hommes…

Le même jour, une deuxième saca a lieu. Deux cents détenus sont fusillés à Paracuellos, à la lueur des phares des véhicules qui les ont transportés.     

Exécution (II). Sacas du 8 au 17 novembre

Le 8 novembre, nouvelle saca à la Cárcel Modelo. Mille trente-neuf détenus sont exécutés. La poussée franquiste est lente mais continue. Le général José Miaja engage les Brigades Internationales récemment arrivées à Madrid. Entre le 9 et le 17 novembre 1936, les exécutions se poursuivent mais sans sacas massives. Arrive à Madrid Melchor Rodríguez García, directeur des Prisons. Cet anarchiste s’oppose fermement aux agissements de ses collègues de la C.N.T./F.A.I. et entend bien faire cesser cette violence exterminatrice. Les communistes l’écartent de ses fonctions. Melchor Rodríguez García sera surnommé « el Ángel Rojo ». Il s’agit d’un vrai et grand anarchiste, fidèle à ses idées et prêt à mourir pour elles mais qui refusera d’assassiner au nom de ses idées. N’oubliez pas cet homme admirable qui a sauvé nombre de vies, un homme qui honora l’anarchie, contrairement à tant d’autres qui ne furent que des brutes et des assassins étrangers aux vraies valeurs de l’anarchie. Melchor Rodríguez García…

Le 10 novembre, le conseil de Orden Público informe que des prisonniers sont exécutés à Torrejón de Ardoz et Paracuellos del Jarama. Segundo Serrano Poncela expose les critères de sélection : liquider en priorité les militaires d’un grade supérieur à celui de capitaine, puis les Phalangistes et ceux de droite (derechistas). Le nettoyage de chaque prison est organisé. Le conseil ne chôme pas et ne se limite pas à liquider les catégories mentionnées. Le matin du 10 novembre, dix religieuses sont fusillées. La nouvelle de ces tueries de masse commence à circuler. Ainsi, Manuel de Irujo, ministre et membre du P.N.V. (Partido Nacionalista Vasco), prend contact avec le général José Miaja qui dit ne rien savoir. Felix Schlayer lui avait pourtant exprimé ses inquiétudes, le 7 novembre. Manuel de Irujo prend alors contact avec un autre ministre du Frente Popular, Ángel Gazarla, qui lui affirme que ces massacres ont été perpétrés par des proches des victimes des bombardements sur Madrid par l’aviation nationaliste, début novembre. Or, entre le 1 et le 6 novembre 1936, la capitale espagnole n’a eu à subir aucun bombardement. Le 7, un bombardement avait causé la mort d’une personne.

11 novembre. Santiago Carrillo rédige et signe un ordre relatif à l’organisation des services d’enquête et de surveillance. Il dispose à cet effet d’environ cinq mille hommes chargés de traquer les agents de la cinquième colonne, des hommes qui seraient plus utiles sur le front. Mais chez les communistes, les organes de répression priment sur tout le reste. L’ennemi intérieur…

12 novembre. Discours radiophonique de Santiago Carrillo. Il est une fois encore question de la quinta columna. Il faut en finir avec elle, déclare-t-il, mais selon la loi et la justice… On sait ce que valent de tels mots dans la bouche d’un stalinien. Le 14 novembre, la Junta de Defensa publie un article dans lequel elle traite de « infamia » les rumeurs au sujet des sacas.

Felix Schlayer qui est sans nouvelle de son ami Ricardo de la Cierva enquête et finit par découvrir une fosse mal rebouchée de laquelle monte une odeur pestilentielle. Ce sont les cinq cents victimes du 8 novembre. Quelques jours plus tard, il revient à Paracuellos del Jarama où il découvre les fosses du 7 novembre.

Exécution (III). La seconde vague de sacas

La Junta de Defensa n’a pu cacher ses crimes. Elle ne compte pas pour autant suspendre les exécutions. Le 16 novembre, tous les prisonniers détenus dans la Cárcel Modelo sont dispatchés dans d’autres prisons : San Antón, Porlier, Ventas. Le jour suivant Santiago Carrillo se rend à Valencia, accompagné d’une commission envoyée par le général José Miaja afin de régler les différends entre la Junta de Defensa et le gouvernement. Francisco Largo Caballero commence à prendre conscience de l’importance grandissante du P.C.E. mais il ne se doute pas que Santiago Carrillo a intégré le P.C.E. et qu’il est devenu l’un des plus efficaces agents espagnols de Moscou, ce que ce dernier se garde bien de mettre en avant.

A Madrid, les sacas se multiplient. Je ne les énumérerai pas afin de ne pas lasser le lecteur. La technique de ces assassinats de masse est la même que celle appliquée début novembre ; mais cette fois la Junta de Defensa veut donner un semblant de légalité en constituant des tribunaux populaires. Ainsi, rien qu’à la prison de San Antón, en trois jours (du 21 au 23 novembre), mille huit cents jugements sont rendus, et rien que des condamnations à mort…

Des milliers de Madrilènes ont été assassinés par les forces de la Junta de Defensa dont la Consejaría de Orden Público est dirigée par le communiste Santiago Carrillo.

L’ouverture des archives soviétiques a permis de retrouver une lettre de Giorgi Dimitrov, alors secrétaire général du comité exécutif du Komintern, une lettre datée du 30 juillet 1937 et adressée à Kliment Voroshilov. On peut y lire ce qui suit (je n’en traduis qu’un fragment) : « Passons maintenant à Irujo. C’est un nationaliste basque, catholique, un bon jésuite, digne disciple d’Ignacio de Loyola. Il a été impliqué dans le scandale bancaire Salamanca-Francia. Il se comporte en authentique fasciste. Il s’emploie tout spécialement à intimider et poursuivre les humbles et les antifascistes qui l’année dernière ont traité avec brutalité les prisonniers fascistes d’août, septembre, octobre et novembre. Il a voulu arrêter Santiago Carrillo, secrétaire général de la Juventud Socialista Unificada, car lorsque les fascistes approchaient de Madrid, Santiago Carrillo donna l’ordre de fusiller les fonctionnaires fascistes détenus ». Giorgi Dimitrov poursuit sa lettre en déclarant que le « fascista » Irujo (ministre de la Justice dans le gouvernement du Frente Popular) s’est efforcé de protéger par tous les moyens les « fascistes » détenus et dissimulés. Et en bon agent de Moscou, il accuse Manuel de Irujo de protéger les trotskystes, accusation des plus graves et qui annonçait la balle dans la nuque. Et je passe sur les réunions secrètes entre ce Basque et son chef, José Antonio Aguirre, ainsi qu’avec le Catalan Lluís Companys dans le but de préparer la sécession de la Catalogne, sécession qui devait aller de pair avec celle du Pays Basque.

En lisant ce document en regard du contexte espagnol, en 1937, soit en pleine guerre civile, nous entrevoyons ce que tramait Moscou avec cette accusation de « fascisme », une accusation extensible à l’infini ou presque chez les Staliniens. La désignation « fasciste » regroupe alors tous ceux qui sont accusés de s’opposer aux visées de Staline et, parmi eux, en priorité, les « trotskystes ». Manuel de Irujo est accusé de soutenir ces éléments de gauche (alors particulièrement nombreux en Espagne) hostiles à Staline et que ce dernier commençait à liquider méthodiquement. Manuel de Irujo est également accusé de contrarier Santiago Carrillo le Stalinien dans ses projets de purges.

Tableau XXVII

Je déplore souvent la victoire de Franco, mais il arrive que je me pose la question de savoir ce qui se serait passé si l’autre camp l’avait emporté. L’autre camp n’était certes pas homogène mais une force s’en dégageait et commençait à soumettre toutes les autres forces de gauche : le P.C.E., le Partido Comunista de España.

Le P.C.E. soutenu par l’U.R.S.S. (de Staline) a bien en tête de prendre le contrôle du Frente Popular, en commençant par unifier le P.S.O.E. et le P.C.E. puis, dans un deuxième temps, en éliminant toutes les forces rivales sur sa gauche. Ce plan paraît a priori irréaliste, considérant l’importance numérique du P.S.O.E. par rapport au P.C.E., mais il ne l’est pas tant. Le P.C.E. est un vieux renard et il bénéficie de l’appui de l’appareil stalinien, en particulier du Komintern et du N.K.V.D. Le P.C.E. a déjà réussi à unifier l’organisation de jeunesse du P.S.O.E. et la sienne, un processus dans lequel Santiago Carrillo a eu un rôle essentiel. De plus, en Catalogne, le P.C.E. et le P.S.O.E. ont fusionné pour donner le P.S.U.C. (Partido Socialista Unificado de Cataluña). Dans tous les cas, ces nouvelles entités sont entièrement soumises aux directives du P.C.E.

Des membres des gauches sont de plus en plus inquiets et pessimistes face au contrôle sans cesse accru du P.C.E. (et de l’U.R.S.S.) dans la zone tenue par le Frente Popular. Parmi eux, Julián Besteiro du P.S.O.E. qui à la fin de la Guerre Civile prend note de la dérive bolchevique qu’il juge être la plus grande aberration politique de l’histoire.

Suite à l’ouverture des archives soviétiques, des documents sont venus confirmer ce qui n’est en rien une révélation, à savoir la volonté de Staline d’établir en Espagne une dictature, avec parti unique qui se serait constitué en commençant pas unir le P.S.O.E. et le P.C.E., autrement dit par faire en sorte que ce dernier puisse ingérer et digérer le P.S.O.E., un très gros morceau. A cette ingestion-digestion se serait ajoutée sans tarder la liquidation de tous les dissidents des gauches. Juan Negrín soutient ce processus, probablement malgré lui. Parmi les dissidents : les partisans de Francisco Largo Caballero, les trotskystes (une désignation particulièrement vague dans la bouche ou sous la plume des Staliniens, au moins aussi vague que celle de « fascistes ») et les éléments trotskysants de la Federación Anarquista Ibérica (F.A.I.), le Partido Obrero de Unificación Marxista (P.O.U.M.), les défaitistes et je dois en oublier…

La fusion du P.S.O.E. et du P.C.E., une fusion qui a commencé avec celle de leurs mouvements de jeunesse – soit les Juventudes Socialistas de España (J.S.E.) et la Unión de Juventudes Comunistas de España (U.J.C.E.) – dans le but de dynamiser le Frente Popular, avec par ailleurs la création d’une centrale syndicale unique à laquelle intégrer des dirigeants de la C.N.T. avant de les intégrer au P.C.E./P.S.U.C. qui doit ingérer-digérer tous les partis et leurs organes (mouvements de jeunesse, syndicats, etc.) et éliminer tous ceux qui refusent ce processus.

Au cours de la Guerre Civile d’Espagne, le P.C.E. a fortement pénétré les forces armées républicaines et, dans une moindre mesure, les entreprises et l’U.G.T. Le P.C.E. a 830 000 membres (sans compter ceux du P.S.U.C.) dont la moitié se trouve dans l’armée. La victoire du Frente Popular à l’issu de cette guerre civile aurait signifié à coup sûr le passage d’une démocratie parlementaire (certes bien malade) à une démocratie populaire exclusivement contrôlée par le P.C.E., par l’U.R.S.S. de Staline donc.

Il est terrible de devoir admettre que seule la défaite du Frente Popular (qui ne se réduisait pas au P.C.E., ultra-minoritaire à ses débuts) a pu empêcher ce plan. Une fois encore, ma sympathie pour Franco et ses partisans est nulle ; mais ma sympathie pour certains de ses adversaires, à commencer par les communistes du P.C.E., est également nulle.

Olivier Ypsilantis

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