Tableau XXV
Pío Moa, historien controversé par une gauche qui s’efforce de faire de l’histoire de l’Espagne un tableau simple à caractère religieux, avec ceux qui sont assis à la droite (les Élus) du Père et ceux qui sont assis à la gauche (les Réprouvés) du Père – mais si la structure du tableau est bien la même, dans leur univers mental il faut faire passer les Réprouvés à droite et les Élus à gauche. La gauche espagnole, les socialistes en tête, prise dans des manœuvres électorales, remue l’histoire à sa convenance. Je ne dis pas que la droite soit nécessairement plus honnête, mais en Espagne, aujourd’hui, elle ne manipule pas tant l’histoire du pays ; elle se concentre plus sur des questions strictement économiques. Mais passons.
Il faut lire la trilogie de Pío Moa sur la IIe République et la Guerre Civile d’Espagne, soit chronologiquement : « Los personajes de la República vistos por ellos mismos », « Los orígenes de la guerra civil española », « El derrumbe de la Segúnda República ». Je présente brièvement son analyse des origines de la Guerre Civile d’Espagne en m’appuyant sur le chapitre 11 de « Los mitos de la guerra civil » intitulé « Consideraciones generales sobre las causas de la guerra ».
Question donc : la Guerre Civile d’Espagne a-t-elle été provoquée par la menace fasciste ou bien par la menace révolutionnaire ? Je m’empresse de préciser que le fascisme étant d’essence révolutionnaire (il n’est qu’un rameau du socialisme), cette question est mal posée et tourne en quelque sorte sur elle-même. Une fois encore, le mot « fasciste » manque de précision et est employé dans un sens disons générique, stalinien. Mais pour l’heure prenons-le comme il se présente.
La menace fasciste ? Cette version est très majoritaire. Rappelons tout de même (et par souci de précision afin d’éviter le côté fourre-tout du mot « fasciste ») que le régime mis en place par Franco n’était pas un régime fasciste mais tout simplement franquiste, un régime non pas révolutionnaire (comme l’a été le fascisme dans son acception historique, soit mussolinien) mais conservateur comme l’a été l’Estado Novo de Salazar.
La menace « fasciste » donc. La République, cette chose généreuse et sympathique, s’installe dans un monde de brutes qui ne pensent qu’à la découper en morceaux. Les monarchistes organisent des complots dans l’armée. Les carlistes s’arment et constituent des milices. L’Église encourage le parti fasciste – ou fascisant – Acción Popular (elle deviendra la C.E.D.A.) qui harcèle la République en retournant d’une manière particulièrement vicieuse ses lois contre elle. La tentative de coup d’État du général José Sanjurjo (voir la Sanjurjada) en août 1932 met en évidence le danger. Suite à cette tentative, les ennemis de la République abandonnent pour un temps la voie violente et utilisent l’arme de la démagogie, surtout la C.E.D.A. qui s’emploie à attaquer aussi méthodiquement que discrètement la démocratie, à la manière d’Adolphe Hitler. Entre en lice un parti plus ouvertement fasciste : Falange Española. La C.E.D.A. obtient un excellent résultat aux élections de 1933. Elle ne réclame pas le pouvoir mais poursuit son travail de sape contre la démocratie en faisait pression sur les faibles partis du centre. Le danger fasciste monte d’un cran, en octobre de l’année suivante, lorsque la C.E.D.A. entre au gouvernement. Considérant le danger, le P.S.O.E. et Esquerra Catalana avec l’appui moral des gauches républicaines doivent se défendre et déclenchent une insurrection précipitée et vouée à la défaite – mais ne serait-ce pas un coup monté par la droite ? La droite tire parti du désastre afin de mener une implacable répression contre les mineurs des Asturies. En février 1936, les gauches unies cette fois sous la terminologie de Frente Popular remportent les élections, des gauches modérées et animées d’excellentes intentions mais confrontées à des groupes oligarchiques bien décidés à faire usage de la violence. Les attentats fascistes, surtout perpétrés par Falange Española, créent un climat d’inquiétude qui pousse les fascistes et les réactionnaires à préparer le soulèvement militaire de juillet 1936.
Fort bien. Passons derrière ce charmant décor avec jeux d’acteurs convenus. Cette présentation souvent acceptée par nombre d’historiens tant espagnols que britanniques et par d’amples secteurs de la gauche mais aussi de la droite est convaincante car elle s’appuie sur une succession de faits réels : la République est arrivée pacifiquement au pouvoir, les monarchistes n’ont pas tardé à conspirer, le général José Sanjurjo a bien organisé un coup d’État, la C.E.D.A. n’était pas vraiment démocratique et amie de la République, Falange Española a perpétré des attentats, l’armée s’est soulevée en juillet 1936 et une guerre civile s’en est suivie. Cette présentation est donc juste mais elle oublie certaines choses, à la manière du copier-coller qui permet bien souvent de ne dire que la vérité mais pas toute la vérité…
Si la République arrive pacifiquement au pouvoir, c’est aussi grâce aux monarchistes qui acceptent que des républicains et des socialistes se présentent aux élections, des élections à caractère municipal et non parlementaire. Les Républicains perdent les élections mais la réaction leur cède le pouvoir afin de calmer le jeu. Arrivés au pouvoir, les Républicains s’empressent de mettre le monarque hors la loi, de confisquer ses biens et d’assigner en justice les cadres de la dictature de Miguel Primo de Rivera avec laquelle avaient pourtant collaboré nombre de cadres de cette République… De très nombreux édifices religieux et historiques sont incendiés avant que la réaction ne commence à montrer des signes de mécontentement. Le gouvernement « modernizador » se montre étrangement permissif avec les vandales et très sévère avec ceux qu’il juge être ses ennemis, pour l’heure plutôt calmes.
Les monarchistes optent pour la subversion, les conservateurs respectent la légalité. La tentative du général José Sanjurjo reste un acte isolé mais donne un excellent prétexte à Manuel Azaña pour s’en prendre à la droite en général, à la réaction. La C.E.D.A. n’est ni franchement républicaine ni franchement démocrate, redisons-le. Elle possède toutefois une qualité pas vraiment courante dans l’Espagne d’alors, la modération. Ses adversaires l’accusent de duplicité, de sournoiserie ; ils accusent son dirigeant, José María Gil-Robles, de vouloir détruire le régime de l’intérieur. La réalité est bien différente si l’on passe en revue les faits.
La C.E.D.A. ne s’est livrée à aucune violence contre les représentants auto-proclamés de la démocratie, du progrès et j’en passe, alors qu’elle en a subies de la part des gauches et leurs milices. Lorsque ces dernières se soulèvent en octobre 1934, la C.E.D.A. qui n’apprécie guère la légalité républicaine la respecte néanmoins. La répression suite au soulèvement dans les Asturies reste l’un des mythes fondateurs du déclanchement de la Guerre Civile d’Espagne, un mythe dont l’écho reste considérable. Il aura permis au Front Populaire d’activer sa propagande électorale en 1936, d’activer les haines et les peurs. Il y a la version selon laquelle les conservateurs auraient encouragé le désordre pour mettre en difficulté le Front Populaire afin de mieux justifier la rébellion militaire. Cette version est irrecevable. Rappelons à tout hasard et entre autres choses que ce sont José María Gil-Robles et José Calvo Sotelo qui à las Cortes pressent le gouvernement pour qu’il réprime la vague de violence, avec crimes et destructions en constante augmentation. Mais le gouvernement du Front Populaire continue à se montrer excessivement dur envers les violences commises par les droites tout en fermant les yeux sur celles commises par les gauches. Étrange démocratie vraiment qui par son attitude se voit terriblement fragilisée dans sa légitimité.
En résumé. Loin de faire obstruction à l’instauration de la République les conservateurs l’aident et maintiennent majoritairement à son égard une certaine modération et un légalisme, tout en l’incitant à empêcher une insurrection armée de gauche. Les monarchistes et les Phalangistes sont alors minoritaires, ce dont rendent compte les élections de 1933 et 1936. Ainsi, il est difficile voire impossible d’envisager la rébellion militaire du 18 juillet 1936 comme un simple coup bas dirigé contre la République. On peut détester Franco (et je le déteste) mais il faut se retirer de la tête l’idée d’un plan de la droite (de toutes les droites), du conservatisme au fascisme, destiné à en finir avec la République, un plan qui aurait commencé à être pensé dès le début de la IIe République, soit dès 1931. Celui qui étudie scrupuleusement l’histoire de l’Espagne des années 1930, sans a priori idéologique, découvre sans peine que la violence verbale et physique n’était en rien l’apanage des droites mais plutôt des gauches, de certaines gauches plus que d’autres. Dans une ambiance de plus en plus violente la démocratie libérale ne pourra tenir, d’autant plus que les régimes fascistes et le nazisme montaient en puissance, le fascisme et le nazisme étant deux formes de socialismes – des idéologies révolutionnaires – auxquelles le franquisme ne peut être comparé, le franquisme s’étant imposé dans des circonstances tant nationales qu’internationales d’une rare violence mais qui dans sa doctrine et ses agissements reste traditionnaliste.
L’étude de la dictature de Miguel Primo de Rivera (1923-1930) qui a donc précédé l’avènement de la IIe République, 1931-1939, en incluant les années de guerre civile, 1936-1939, m’a permis de mieux appréhender cette première moitié des années 1930, de creuser et d’amplifier ma vision de l’histoire espagnole, de quitter définitivement ce petit monde convenu dans lequel la gauche espagnole s’est installée confortablement et veut nous attirer.
Ce qui rend si convaincante la thèse de gauche sur les causes de la Guerre Civile d’Espagne (et en dépit des faits), c’est la théorie générale qui l’enveloppe et la porte, théorie selon laquelle l’histoire se résume à des conflits d’intérêts, avec la gauche qui veut moderniser le pays tout en défendant les travailleurs et les humbles, ce qui la fait inévitablement entrer en conflit avec ceux qui se sentent menacés par elle et réagissent avec brutalité, surtout en ces années où les régimes autoritaires de droite se portent plutôt bien.
La version d’inspiration marxiste reste répandue. Selon elle, en Espagne, la « révolution bourgeoise » attendait son heure, une révolution qui annonçait la « révolution prolétarienne ». Le modèle était la Révolution française avec élimination, y compris par la terreur, de la « réaction » (encore un mot auquel on fait dire n’importe quoi et qui peut être chargé de forces positives : il est bon de réagir…) et de l’influence religieuse. Spoliation et distribution étaient à l’ordre du jour. Les processus qu’avaient expérimentés les pays anglo-saxons, respectueux de la religion, des libertés et de la propriété furent écartés. Une révolution à la française était envisagée comme possible en 1931 et ce n’est pas un hasard si le tout nouveau régime républicain choisit l’anniversaire de la prise de la Bastille pour ouvrir sa session parlementaire.
Une alliance des gauches modérées et extrémistes finit donc par se constituer pour donner le Frente Popular. Manuel Azaña pense pouvoir maîtriser cette équipe sans savoir que les gauches extrémistes ont aussi et d’abord dans l’idée de se servir de lui et de sa légalité avant de le jeter aux ordures, ou de le mettre au placard si vous préférez. La « revolución burguesa » n’est qu’une étape selon le schéma marxiste ou marxisant. Dans un premier temps, la bourgeoisie « progressiste » (les Jacobins) sert d’auxiliaire. A ce propos, il faut lire José Díaz Ramos qui fait référence à l’expérience bolchevique qu’il célèbre, une révolution qui est allée au-delà de la révolution démocratique-bourgeoise incarnée par Alexandre Kerenski et blablabla. Mais lisez les écrits de ce cadre du P.C.E.
La gauche sacralise le peuple (el pueblo) et la classe ouvrière (la clase obrera), ce qui ne la convertit pas pour autant en représentante du pueblo trabajador. Au sein de cette désignation, la gauche, ils sont plus d’un groupe à se proclamer comme les représentants exclusifs du peuple, des groupes volontiers rivaux. Des dénonciations souvent outrancières permettent de justifier à l’avance les pires excès et de les présenter comme des solutions efficaces – des solutions qui conduisent tout droit à un régime totalitaire avec à son sommet une classe bureaucratique. Une bonne partie du peuple, le vrai et non cette entité abstraite que la gauche chevauche, juge que de tels remèdes promettent d’être pires que les maux qu’ils se proposent de guérir. Mais par un raisonnement simple, une infime minorité ultra-politisée peut justifier sa violence (le crime, le vol, le viol et la destruction) en se faisant passer pour le défenseur « du peuple ». Le droit commun se fait passer pour un politique sitôt qu’il le peut ; il gagne ainsi ses lettres de noblesse si je puis dire. Et les régimes totalitaires ou en marche vers le totalitarisme se montrent a priori plus tolérants envers le droit commun qu’envers le politique. Dans le Konzentrationslager ou KZ, le triangle vert accédait plus facilement à des postes de kapo que le triangle rouge.
La clase obrera et el pueblo ne peuvent être confondus avec ces assassins qui se réclament d’eux. Les intérêts populaires ne s’identifient alors pas vraiment à la gauche. De même, les conservateurs ne s’identifient alors pas vraiment à l’oligarchie. Parmi ces millions de conservateurs, une immense majorité de gens modestes aucunement portés à s’ériger en défenseurs du « gran capital » ou de la « reacción » mais pour lesquels importent la religion, la propriété privée, la famille, l’État garant de l’unité de l’Espagne, autant d’institutions que les révolutionnaires veulent abolir car ils les considèrent comme des instruments de domination sur la clase obrera et el pueblo. Les conservateurs pour leur part envisagent ces institutions comme autant d’instruments perfectibles, des amortisseurs destinés à éviter ou, tout au moins, à adoucir la violence inhérente aux sociétés humaines et non comme de simples instruments de domination ; et je pourrais à ce propos en revenir à Edmund Burke. Les conservateurs considèrent l’unité de l’Espagne comme le produit d’un effort collectif et séculaire dont l’échec serait néfaste pour tous, ils considèrent la famille comme le noyau de la vie sociale, la propriété privée comme la base de l’économie, la religion non comme « l’opium du peuple » mais comme l’expression des limites de l’homme, comme une donnée qui aide à réfléchir au sens de la vie.
Il ne s’agit pas dans cet article de distribuer bons et mauvais points entre révolutionnaires et conservateurs mais de dire ce qui n’a été que très peu dit, à savoir que la Guerre Civile d’Espagne n’a pas été déclenchée par une équipe de traîneurs de sabres, que des gauches poussaient à cette guerre car elles l’envisageaient comme le point de passage obligé vers un monde meilleur, vers le Meilleur des Mondes, un monde dominé par elles (chacune de ces gauches rêvant dans ce processus d’écarter les autres gauches, d’une manière ou d’une autre), bousculant voire écrasant les conservateurs, peu portés aux solutions violentes. Parmi ces gauches, les anarchistes ont été les plus actifs, acculant Manuel Azaña au cours du premier exercice biennal. Dans le second exercice biennal, ce n’est pas la gauche qui a liquidé le centre-droite mais le conservateur Niceto Alcalá-Zamora. Les gauches défaites après octobre 1934 persistèrent dans les positions qui avaient été les leurs, ce qui ne signifiait pas qu’elles avaient la capacité (au moins pour un certain temps) de renouveler ce genre de tentative. Le centre-droite victorieux aurait pu fortifier le régime. Niceto Alcalá-Zamora aurait pu mieux mettre à profit son mandat pour faire baisser les tensions et mettre en place un programme de stabilisation, sans garantie de succès certes. Mais au moins aurait-il pu mieux agir en commençant par ne pas vouloir complaire à tout prix aux gauches en commençant par mépriser la droite modérée. Il n’avait pas compris la signification de la révolte des Asturies, les idées et les objectifs qui la sous-tendaient. Sans le vouloir, il a ouvert la voie à des gauches avides de revanche, des gauches qui le remercieront en le chassant illégitimement de sa fonction, un pas de plus vers la guerre civile.
Olivier Ypsilantis