Skip to content

Quelques tableaux espagnols – 12/16

Tableau XXIV

La Guerre Civile d’Espagne a également vu de grands massacres de religieux. Près de sept mille religieux et trois mille catholiques (pour le simple fait d’être des catholiques) seront assassinés au cours de cette guerre. Ceux qui me lisent savent que je n’ai aucune sympathie pour Franco mais aussi que je n’en ai guère plus pour nombre de ses ennemis et que certains de ses partisans (des partisans occasionnels et conflictuels) ont ma sympathie, comme Dionisio Ridruejo.

Des milliers de membres du clergé et des catholiques ont été assassinés et souvent dans des conditions atroces dont j’épargnerai le détail à mes lecteurs. Eux aussi méritent que l’on évoque leur mémoire, que l’on ne les oublie pas et, surtout, que l’on sache.

La Guerre Civile d’Espagne et la Révolution française ont offert au peuple des spectacles dignes du cirque romain. Elles ne sont pas les seules, loin s’en faut ; mais puisqu’il va être question d’elles, je me permets de le rappeler à tout hasard. A ce propos, entre autres délices, des personnes ont été jetées vivantes aux fauves dans le zoo de Madrid par des révolutionnaires ou se présentant comme tels. On offrait à l’occasion la vie sauve aux victimes si elles se livraient à un acte antireligieux : blasphémer ou piétiner un crucifix par exemple. L’acharnement sur les cadavres était extrême et de ce point de vue les Espagnols se sont comportés comme leurs ennemis les Marocains. Souvenez-vous del desastre de Annual et plus particulièrement de la masacre de Monte Arruit au cours de l’été 1921. Des couvents ont été extraits des squelettes et des momies pour être exposés à la vue du public. De nombreux édifices religieux ont été transformés en écuries ou en entrepôts. Des parodies de célébrations religieuses particulièrement obscènes ont été accompagnées de la destruction d’objets de culte. Les cimetières n’ont pas été épargnés. La somme des destructions et des vols a été considérable. Des œuvres d’art de grande valeur mais aussi des bibliothèques et des archives ont été détruites et ainsi l’Espagne se trouvera privée d’une partie de sa mémoire. Des révolutionnaires ne cachaient pas leur satisfaction. En août 1936, Andreu Nin, leader du P.O.U.M., déclarait : « Le problème de l’Église (…). Nous l’avons complètement résolu en nous attaquant à la racine : nous avons supprimé les prêtres, les églises et le culte ». En mars 1937, José Díaz Ramos, un responsable du P.C.E., membre du parti qui torturera et assassinera Andreu Nin, déclarait : « Dans les provinces que nous tenons (…) nous avons dépassé et de loin l’œuvre des Soviets car l’Église, aujourd’hui, en Espagne, est anéantie. » Et ils ne sont pas les seuls à avoir tenu ce genre de propos.

On a dit que les autorités dites « républicaines » étaient débordées et qu’elles ont tenté de freiner ce mouvement ; mais rien dans la presse ou les archives ne le confirme. Il est vrai que des membres du Front Populaire ont contribué au sauvetage de religieux, mais ce sont des actes isolés et accomplis à titre strictement individuel. Citons le sauvetage du cardinal Vidal i Barraquer et de prêtres « nationalistes », une désignation que je mettrai systématiquement entre parenthèses tant elle me semble malvenue comme me semble malvenue la désignation « républicains ». Il faut s’être au moins un peu plongé dans les archives de l’époque pour prendre la mesure de la rage qui s’était emparée de l’Espagne tant du côté « républicain » que du côté « nationaliste », une rage qui avait pour fondement la religion et ses expressions.

La persécution des religieux est activée par une propagande féroce. Les agressions et actes de vandalisme envers l’Église ont commencé avant la Guerre Civile. Ainsi, au cours de la révolte des Asturies, en octobre 1934, trente-quatre religieux et séminaristes sont assassinés, plus trois autres en divers endroits du pays. La bibliothèque de la Universidad de Oviedo et divers édifices religieux sont incendiés. Des monuments qui comptent parmi les plus beaux de l’Europe romane sont détruits. Entre les élections générales du 16 février 1936 et le 18 juillet 1936 (soit le début de la Guerre Civile), dix-sept membres de l’Église sont assassinés, d’autres sont frappés, blessés, incarcérés, menacés, expulsés. Les actes religieux sont ridiculisés (avec parodies comme nous l’avons dit), taxés illégalement. Les cloches n’ont plus le droit de sonner. Les cérémonies d’enterrements chrétiens sont interdites. La profanation des cimetières et des sépultures devient une pratique courante. De nombreuses églises sont saccagées et incendiées ainsi que des ermitages, des édifices administratifs ecclésiastiques et j’en passe. Le gouvernement ne réagit pas. De tels actes, et si nombreux, ne font que plonger dans la stupeur puis dans la rage un peuple majoritairement catholique. La guerre qui approche promet d’être implacable.

Les victimes de l’Église dans leur immense majorité n’appartiennent pas à des partis dits fascistes. Cette violence des « Républicains » envers l’Église n’apporte aucun bénéfice à ces derniers, au contraire ; elle leur porte préjudice et grandement car les prétentions démocratiques et humanistes d’une République qui tolère voire encourage de telles violences n’incitent guère les démocraties à l’aider. Cette rage anti-religieuse volontiers accompagnée de manifestations de sadisme tente de se justifier en déclarant que les églises et les monastères ont été transformés en arsenaux et en forteresses d’où les prêtres et les moines font feu contre « le peuple ». Aucun historien sérieux ne peut soutenir une telle affirmation, un racontar (un bulo) qui s’inscrit dans une tradition qui s’est formée dans la première moitié du XIXe siècle avec cette histoire de moines empoisonnant les puits et les fontaines publiques, une accusation dont les Juifs avaient été victimes.

On a tenté d’apporter une explication à cette rage anti-religieuse en évoquant le trop de pouvoir de l’Église. Mais l’Église avait perdu une grande partie de ses richesses suite au désamortissement (la desamortización) de Juan Álvarez Mendizábal. Les ordres religieux avaient été persécutés et dissouts au cours du XIXe siècle sous des gouvernements de style jacobin. La véritable influence de l’Église tenait plus à son enracinement dans les croyances et pratiques populaires ainsi que dans la culture nationale. La volonté d’une minorité au pouvoir d’éradiquer cette influence profonde ne présageait rien de bon quant à cette minorité à la recherche d’un pouvoir sans partage qui se masquait derrière de grands mots.

L’Église a été accusée d’avoir ignoré le peuple et d’avoir trop frayé avec les riches et les puissants. J’ai longtemps défendu ce jugement, un jugement qui est aussi celui de Salvador de Madariaga le modéré que j’ai toujours lu avec un plaisir sans partage. J’ai toutefois commencé à me poser de sérieuses questions lorsque je me suis mis à consulter méthodiquement des documents de première main relatifs aux victimes religieuses espagnoles dans les années 1930. Ainsi ai-je pu constater que les incendiaires (voir la quema de conventos) du 10 au 13 mai 1931 se sont acharnés contre les centres de formation professionnelle ou les écoles salésiennes pour ouvriers. De fait, ces incendiaires considéraient que l’Église s’immisçait dans leur chasse gardée. L’Église d’Espagne était ce qu’elle était, et je ne suis pas toujours tendre avec les catholiques, l’Église aurait pu faire plus, etc., etc. ; mais je ne suis pas ici pour refaire l’histoire. A une époque où la sécurité sociale existait à peine, on peut prendre note de l’œuvre sociale de l’Église et je pourrais me lancer dans une longue énumération, documents à l’appui. Ce que faisait alors l’Église dans ce domaine presque personne ne le faisait. Ce qui doit être dit doit être dit.

Presque tous les assassinés membres de l’Église vivaient dans des quartiers populaires et dans la pauvreté. Non, l’Église n’était pas toute entière assise à la table des puissants et occupée à des manœuvres pour maintenir le peuple à leurs pieds et aux siens ainsi que veulent le faire accroire des idéologues qui espèrent ainsi pousser leurs pions et prendre en quelque sorte la place de l’Église.

On a mis en avant le caractère sec et routinier, vide et formel du clergé et de sa doctrine. C’est possible, mais ils n’ont pas été si nombreux à abjurer leur foi pour tenter de sauver leur vie ainsi que leurs bourreaux les y invitaient, ce qui donne tout de même à réfléchir, que l’on soit croyant ou non. On a également évoqué le bas niveau culturel du clergé espagnol. Pourtant, les provinces où l’analphabétisme était le plus faible étaient des provinces très cléricales comme Santander et Álava. Il y avait certes beaucoup d’ignorants chez les membres du clergé mais pas plus que chez les politiciens, toutes tendances confondues. Le clergé soutenait de nombreuses institutions culturelles, certaines de premier ordre comme la Universidad de Deusto ou le Colegio de El Escorial, ainsi que nombre de revues de qualité et traitant de sujets très variés. Bref, sans vivre une période particulièrement brillante, l’Église d’Espagne d’alors n’était pas un désert intellectuel et spirituel comme certains se plaisent à le répéter.

Une fois encore, attaquons-nous à une idée reçue selon laquelle l’Église en tant qu’institution a toujours été du côté des puissants. Dans les années qui précèdent la Guerre Civile, sous la IIe République, la force militaire et économique est plutôt du côté des révolutionnaires. L’attitude de l’Église est alors plutôt modérée et conciliante contrairement à celle des gauches. Rappelons que l’Église n’a pas été attaquée avec meurtres et destructions à partir du 18 juillet 1936, mais dès le 16 février de la même année.

L’Église est « l’infâme » pour ces révolutionnaires, elle n’est pas infâme selon le comportement particulier de tel ou tel de ses membres, elle est intrinsèquement infâme. Pour eux, elle s’oppose à l’avènement de la Raison et de la Liberté. C’est pourquoi ses mérites sont systématiquement niés et ses défauts soulignés à plaisir par une implacable propagande. Bref, pour certains esprits, il faut en finir avec l’Église, obstacle fondamental vers un monde meilleur, vers le Meilleur des Mondes… Même les membres de la gauche modérée restent indifférents à ces violences puisqu’elles sont le fait « du peuple » ainsi qu’ils le répètent. « Le peuple », une désignation qui leur permet de tout faire passer, de tout excuser. C’est aussi pourquoi, aujourd’hui encore, les béatifications de martyrs (je reprends la terminologie de l’Église), soit des victimes religieuses de la Guerre Civile, sont critiquées par une gauche qui pense y voir une manifestation de sympathie envers le franquisme. Pour la gauche, ces femmes et ces hommes d’Église ont simplement été des victimes de la « justice populaire », une justice juste puisque populaire…

Considérant l’attitude des partis et organisations de gauche envers elle et avant même la Guerre Civile, il n’est pas vraiment étonnant que l’Église commence par chercher la protection des rebelles conduits par Franco. Des évêques en viennent à évoquer une « cruzada ». Les premiers à le faire officiellement sont les évêques de Vitoria et de Pamplona, le 6 août 1936, dans une déclaration qui contient une rude critique à l’égard du P.N.V. qui s’est mis du côté des persécuteurs du Front Populaire. L’archevêque de Zaragoza évoque lui aussi une « cruzada », terme repris dans le document « Las dos cuidades » qui, fin septembre, donne un certain caractère officiel à ce terme repris par le cardinal Isidro Gomá y Tomás, en novembre, dans le document « El caso de España ».

« La carta colectiva » publiée en juillet 1937, après la chute de Bilbao, officialise l’adhésion de l’Église à la cause « nationaliste », soit les rebelles conduits par Franco. Elle a un grand retentissement international. Le terme « cruzada » n’y apparaît pas. Ce document rédigé par le cardinal Isidro Gomá y Tomás est signé par tous les évêques du pays à l’exception des douze évêques déjà assassinés par les « Républicains » et de deux évêques en exil. L’impact de ce document met un frein aux persécutions. Les dirigeants du P.N.V. tentent de limiter l’influence de « La carta colectiva » et font pression sur le Vatican qui avait publié en mars 1937 « Mit brennender Sorge », document par lequel le totalitarisme nazi était dénoncé. Mais la situation en Espagne est très différente et le franquisme n’a rien à voir avec le nazisme. Le pape Pie XI reconnaît Franco.

Le clergé espagnol ne réagit pas de la même manière aux persécutions. Une partie du clergé basque s’allie au P.N.V., des nationalistes basques qui collaborent avec le Front Populaire. Les membres du clergé nationaliste catalan qui se sont réfugiés à Rome montrent des réticences envers les « Nationalistes ». Par ailleurs, quelques religieux sympathisent ou collaborent ouvertement avec le Front Populaire comme le fameux Padre Leocardio Lobo.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*