Tableau XXII – La dictature de Miguel Primo de Rivera (suite)
Suite au succès de l’opération contre Abd-el-Krim, Miguel Primo de Rivera met en place un Directorio civil (de fait, un véritable gouvernement) dans lequel figure comme second personnage le général Severiano Martínez Anido, ami personnel du dictateur. Mais les responsabilités gouvernementales sont assumées pour l’essentiel par des hommes politiques issus du régime antérieur comme José Calvo Sotelo. Certains sont des techniciens, comme le comte de Guadalhorce, ou des amis personnels du dictateur, d’autres appartiennent simplement à la Unión Patriótica et n’ont aucune compétence particulière.
Six mois après la formation du Directorio civil, Miguel Primo de Rivera annonce son intention de convoquer une Asamblea Nacional avec pour mission d’engager le pays vers la légalité. A l’occasion du troisième anniversaire du coup d’État, il organise une sorte de plébiscite destiné à tester sa popularité. Ce plébiscite manque d’authenticité mais l’opinion publique reste favorable au régime. De fait, ce plébiscite est indirectement destiné à faire pression sur le roi afin qu’il accepte cette Asamblea Nacional. Alfonso XIII s’arrange pour que la manœuvre n’aboutisse pas car il est conscient qu’il risque de s’aliéner la vieille classe politique mais il veut également éviter de mettre en évidence le fait qu’il se trouve en marge de la légalité constitutionnelle.
C’est dans le domaine économique et non politique que la dictature va laisser sa marque. La politique économique du régime s’inscrit dans une tradition de nationalisme et d’interventionnisme. Miguel Primo de Rivera, et c’est sa particularité, ne se coule pas dans les grands courants de l’économie mondiale d’alors (à commencer par la pensée de John Maynard Keynes) mais dans cette tendance qu’est le regeneracionismo et le nationalisme fin de siècle. Ainsi veut-il contrôler chaque secteur de l’économie par une série d’organismes consultatifs à la tête desquels serait placé un Consejo de Economía nacional. L’inconvénient : une bureaucratie asphyxiante et un corporatisme qui favorise les intérêts établis.
Cette volonté interventionniste est activée par la volonté de financer l’État. Ainsi l’instrument essentiel du Directorio civil dans le domaine économique est l’émission de bons du Trésor par l’intermédiaire de caisses autonomes en marge du ministère des Finances (Ministerio de Hacienda). Par ailleurs, et curieusement pourrait-on dire, la politique fiscale ne connaît aucune avancée notable. Afin d’augmenter les revenus de l’État, un monopole d’État est créé sur la vente des produits pétroliers avec la fondation de CAMPSA.
Sur le court terme, la politique économique de la dictature semble être un succès, notamment en ce qui concerne les grands travaux : infrastructures routières, ferroviaires, hydrauliques. Cette politique fait sensiblement augmenter la production de ciment, de fer, d’acier et l’économie nationale dans son ensemble s’en trouve stimulée. La banque privée vit de belles années et acquiert certaines de ses caractéristiques comme par exemple sa forte présence dans l’industrie. La banque publique vit également de belles années. L’indice de production industrielle par habitant passe de 95,6 à 132. Ce sont los felices veinte qui ne concernent pas que l’Espagne, loin s’en faut. Mais passée cette période, la dictature est victime d’une crise qu’elle a préparée. Elle doit notamment affronter une dépréciation grandissante de la peseta dont la cause principale lui reste cachée mais qui n’est autre que le financement de l’investissement public par l’émission de dette.
La politique sociale de la dictature pacifie la société espagnole. Le monde ouvrier est particulièrement calme au cours de ces années. L’un des aspects les plus originaux du régime est l’élaboration d’un système corporatiste dont la mission est de veiller aux conditions de travail et d’éviter les conflits sociaux. Ce système basé sur les comités paritarios ne peut être comparé au syndicalisme fasciste. Pour Eduardo Aunós, ce système dont il est le maître d’œuvre procède de la pensée catholique, étant entendu que les syndicats sont librement représentés à chaque échelon. Les comités paritarios accomplissent un important travail de médiation, au prix de lourdeurs administratives il est vrai, une marque du régime. La classe ouvrière voit son travail protégé, la sécurité sociale est amplifiée mais les salaires ne connaissent aucune augmentation notable.
Le secteur syndical le plus proche de la dictature ne correspond ni aux grandes centrales ni au syndicalisme politique mais aux syndicats libres de Barcelone. Au cours de ses premières années, la dictature ne rencontre quasiment pas d’opposition dans la classe ouvrière. L’économie fonctionne bien, et pas seulement en Espagne, le terrorisme anarchiste lasse et a discrédité l’anarchisme, la stricte application des lois qui régulent le syndicalisme favorise également ce climat de relative tranquillité, sans oublier une bonne dose d’arbitraire gouvernemental – rien à voir toutefois avec la dictature franquiste. Il s’agit avant tout d’éviter que le syndicalisme ne soit noyauté par l’anarchisme.
Le trait le plus marquant dans la relation entre la dictature et les mouvements ouvriers reste sa relation avec le P.S.O.E., un parti respecté au point qu’elle envisage une sorte de pouvoir alterné entre ce parti et la Unión Patriótica, ce que dénoncent les anarchistes. Des secteurs du P.S.O.E. refusent toutefois toute collaboration avec le régime tandis que d’autres secteurs du P.S.O.E., ainsi que des responsables syndicaux, acceptent, séduits par l’interventionnisme paternaliste de Miguel Primo de Rivera.
Au cours de ces années de dictature, le socialisme reste stable. Mais la U.G.T. et le P.S.O.E. vont se montrer de plus en plus réticents à collaborer avec le régime. Au congrès du P.S.O.E., célébré en 1928, les partisans de la non-collaboration s’imposent. On peut considérer qu’à partir de ce moment, le socialisme espagnol est définitivement passé dans l’opposition.
La répression gouvernementale s’exerce principalement contre la C.N.T. et les petits groupes communistes, très peu nombreux. Les attentats et autres actes violents sont éradiqués. Des sections de la C.N.T. et leurs publications restent toutefois autorisées, une persécution sélective typique de ce régime. Cette politique ne favorise pas l’évolution de la C.N.T. vers plus de modération, au contraire. La mise à l’arrêt du débat entre syndicalistes et anarchistes conduit en 1927 à la fondation de la Federación Anarquista Ibérica (F.A.I.) qui aura un rôle important au cours de la IIe République.
Le régime de Miguel Primo de Rivera provoque le contraire de l’effet recherché, tant dans ses rapports avec le mouvement ouvrier qu’avec les nationalismes, principalement le catalan. Les problèmes semblent s’être effacés, ou tout au moins atténués, alors qu’ils se sont aggravés. Miguel Primo de Rivera parvient à convoquer l’Assemblé nationale afin de préparer un nouveau cadre institutionnel à soumettre à l’opinion publique et au roi. Mais par cette convocation, le dictateur ne fait que souligner sa propre incertitude politique – il espère un retour à la normale tout en élaborant un nouveau texte constitutionnel – et aggrave la situation de la monarchie dont l’illégalité se fait toujours plus patente. Miguel Primo de Rivera parvient à faire élaborer un projet constitutionnel mais en contradiction avec ses souhaits. Alors qu’il espère un Parlement à une chambre, un exécutif fort et une représentation en grande partie corporative, l’Assemblé nationale élabore un texte par lequel les pouvoirs du roi sont considérablement augmentés tout en laissant subsister des restes de libéralisme.
Cette convocation de l’Assemblé nationale a pour principal effet d’accentuer l’opposition au régime et dans un même temps à la monarchie. Une fois encore, ce sont essentiellement les incertitudes du dictateur qui augmentent l’hostilité à son régime. A partir de l’été 1929, il s’efforce d’en accélérer l’institutionnalisation et dans un même temps de préparer son départ. En juillet, il annonce son intention d’amplifier l’Assemblée consultative mais le projet tourne court. Pendant ce temps, la peseta n’en finit pas de se déprécier et les grèves se multiplient. Début 1930, Miguel Primo de Rivera consulte les hauts gradés de l’armée et constate qu’ils ne lui sont pas majoritairement favorables. Une fois encore, cette démarche nuit gravement à la monarchie dont l’existence paraît toujours plus dépendre du bon vouloir de l’armée. Conscient de son manque d’appui dans l’armée, Miguel Primo de Rivera se hâte de remettre sa démission. Avec un peu de recul, on peut affirmer qu’il n’a pas favorisé l’extrême-droite qui l’a considéré comme un personnage original mais ayant commis les erreurs (engendrées par des intentions louables) à éviter.
Olivier Ypsilantis