Septième séquence :
Il y a peu, chez un bouquiniste de Lisbonne, un livre m’a retenu : « La formation du peuple grec » (publié en 1923 à La Renaissance du Livre) d’Auguste Jardé, un livre qui s’inscrit dans le très vaste ensemble Bibliothèque de synthèse historique – L’évolution de l’humanité dirigé par Henri Berr, directeur de la Revue de synthèse historique. Ce volume est le n° 10 de la Première section qui comprend vingt-six volumes. C’est un livre qui invite à la réflexion et que j’ai lu avec entrain. Certes, des passages datent (ce livre aura bientôt un siècle) mais j’en apprécie la tonalité générale, très moderne.
Dans le présent article, j’ai choisi de rendre compte du Chapitre premier, « Les races et les peuples » de la Deuxième partie, « Les peuples », un chapitre articulé en cinq parties. Je l’ai trouvé particulièrement pertinent en regard de certaines questions qui me reviennent :
Buste de Thucydide au Royal Ontario Museum (Toronto)
Les données légendaires. Les Grecs ne savaient rien de l’histoire primitive des pays qui allaient devenir la Grèce. Les récits mythologiques leur tenaient lieu de vérité, surtout lorsqu’ils s’imposaient par leurs mérites littéraires, comme les poèmes homériques. Tout en prenant Homère comme référence, Thucydide s’efforce d’envisager la Grèce primitive d’un point de vue « scientifique », notamment en utilisant tout ce que lui fournissent les sciences auxiliaires de l’histoire. Idem pour Aristote qui se propose de présenter un tableau de l’Athènes primitive. Il s’agit dans ces deux cas d’un travail de reconstitution, fort intéressant, mais qui doit être considéré comme hypothétique. Les modernes se sont livrés à un travail d’exégèse sur les légendes pour retrouver une trame historique. Peine perdue. Nous restons dans l’hypothétique.
La plus ancienne histoire grecque prend volontiers la forme de généalogies. On fait remonter ses origines à un héros ou un dieu, un phénomène qui ne se limite nullement à la Grèce. Sur cette question, les premiers logographes ne font que suivre les poètes. De ces généalogies mythiques on cherche à extraire des données historiques – des généalogies mythiques aux parentés ethniques…
On cherche également à dégager des données historiques du déplacement des légendes – voir par exemple l’expansion du culte d’Héraclès. L’accumulation des hypothèses et l’ingéniosité des rapprochements, soit le talent des érudits, ne doivent pas suffirent à entraîner l’adhésion de leurs lecteurs. La tradition orale est particulièrement instable. Polybe avait pris note de ce fait. Les ethnographes modernes estiment que le souvenir d’un fait historique dans les sociétés ne faisant pas usage de l’écriture se maintient au maximum sur cinq/six générations. Or, dans le cas qui nous occupe, le temps qui sépare les légendes des premiers écrivains dépasse très largement ce temps, soit plus ou moins cent cinquante ans. A l’incertitude de la tradition s’ajoutent les variantes, très nombreuses, issues d’une même légende, des variantes inexplicables pour la plupart.
Le mythe est-il le vecteur d’une tradition orale et des souvenirs populaires ? Ne serait-il pas à l’origine destiné à rendre compte de faits auxquels on ne parvenait pas à donner une explication ? « La légende ne trouve pas sa confirmation dans les faits observés à l’époque classique, car elle a pu être imaginée précisément pour expliquer ces faits ». Il ne s’agit pas de dédaigner ce que rapportent les Anciens, pas plus qu’il ne s’agit de prendre pour argent comptant ce qu’ils rapportent. « Nous n’avons pas à tirer argument de la tradition légendaire qui n’ajoute absolument rien aux faits constatés (…). Le seul intérêt de la légende est de nous apprendre comment les Grecs des temps classiques se figuraient leurs origines ». S’en tenir aux hypothèses et rien qu’aux hypothèses, telle est la sage invitation qu’Auguste Jardé multiplie dans cet ouvrage, un classique.
Les données linguistiques. Outre les trois groupes de parlers grecs reconnus par les Anciens (l’ionien, l’éolien, le dorien), les linguistes modernes en ont ajouté un quatrième, l’arcado-chypriote, soit trois dialectes (l’arcadien, le chypriote, le pamphylien) qui dériveraient de la plus ancienne des langues grecques des Balkans, une langue disloquée par les invasions et qui se serait maintenue par l’isolement (comme dans les montagnes d’Arcadie) ou l’éloignement (Chypre et la Pamphylie).
Le groupe ionien (même origine que l’ionien d’Asie) est remarquable par son unité en tant que langue écrite tandis que la langue parlée maintient des formes locales. Cette langue est la première langue de civilisation dans le monde grec.
Le groupe éolien, soit trois groupes : l’éolien d’Asie, le thessalien, le béotien. Il ne constitue pas un ensemble solidement unifié.
Le groupe dorien, ou les dialectes de l’Ouest, un groupement factice, soit deux groupes (le groupe des parlers du nord-ouest et le groupe dorien proprement dit) dont les particularités communes sont des survivances du grec dont ils sont issus. Les dialectes doriens sont restés des parlers locaux sauf en Sicile et en Grande Grèce où le dorien s’est haussé au rang de langue de civilisation.
Quels renseignements l’étude du grec apporte-t-elle sur les populations primitives de la Grèce continentale et des îles ? Un grand nombre de mots ne s’expliquent pas par l’indo-européen, et il y en a très peu que l’on puisse assurément reconnaître pour sémitiques. Il faut donc admettre que les Hellènes les ont ou bien recueillis au cours de leurs migrations ou bien reçus des populations du monde égéen, une affirmation difficile à préciser. De même, il est malaisé d’établir en séries chronologiques ordonnées les faits linguistiques et donc d’affirmer la dérivation ou la parenté de parlers grecs entre eux. L’histoire des dialectes grecs n’est pas l’histoire des tribus helléniques car la langue est indépendante de la race et de la nationalité et hormis quelques grands traits généraux (comme la répartition des parlers grecs en quatre groupes principaux), la linguistique ne saurait fournir des données précises à un historien.
Schéma du site archéologique de Troie
Les données archéologiques. C’est par l’archéologie que notre connaissance des origines grecques a été renouvelée. Voir Heinrich Schliemann pour la période mycénienne et Sir Arthur Evans pour la période égéo-crétoise. Et des fouilles un peu partout en Grèce nous conduisent bien en-deçà, aux premiers établissements humains dans les Balkans. L’étude des stratifications permet d’en savoir beaucoup, et d’abord et surtout d’établir une chronologie relative. Voir Troie et ses neuf couches, de Troie I (néolithique) à Troie IX (gréco-romain).
Les plus anciennes traces laissées par l’homme en Grèce remontent au néolithique, en Crète surtout car sur le continent les premières civilisations sont de la fin du néolithique ou du énéolithique (avec les premiers objets en cuivre). En Grèce continentale s’étend une même civilisation à laquelle mettront fin des populations utilisant le bronze et se développant plus rapidement. La culture égéo-crétoise finit par gagner toutes les côtes de la Méditerranée. La Grèce du Nord en reste au néolithique tandis que la Grèce centrale et le Péloponnèse prennent de l’avance au contact des Égéens. Puis la civilisation égéo-crétoise se modifie et apparaît la civilisation mycénienne qui à partir du continent gagne les îles et la Crète où elle supplante la civilisation égéo-crétoise. La civilisation mycénienne se modifie à son tour. Les décors naturalistes des Égéens laissent place à un style géométrique tandis qu’apparaissent les premières épées en fer. Nous entrons dans les temps historiques.
Mais comment une civilisation a-t-elle succédé à une autre ? Comme l’apparition du style géométrique coïncide avec l’arrivée des Doriens, on a conclu que ce style était un apport dorien. N’était-ce pas aller vite en besogne ? Les plus beaux exemplaires de ce style proviennent d’Attique, une région à l’écart de l’invasion dorienne ; même remarque avec les Cyclades. Les potiers de Béotie se sont inspirés de la céramique des Cyclades au moins autant que de celle du Dipylon. Considérant ces données, on peut émettre une hypothèse en rappelant que la poterie néolithique propose un décor géométrique simple et que ce style aurait pu prendre une valeur nouvelle lorsque les influences égéennes qui l’avaient éliminé se sont effacées. « Cet exemple suffit à montrer à quelles difficultés on se heurte lorsque l’on veut attribuer à un peuple déterminé une civilisation qu’a définie l’archéologie ».
Type idéal grec, l’aurige (ἡνίοχος) de Delphes (entre 470 et 480 av. J.-C.)
Les données anthropologiques. (Ce passage sera considéré comme relativement obsolète, notamment par les récentes analyses ADN. J’en rapporte toutefois un résumé en rappelant que ce livre a été écrit au début des années 1920 et que nombre de ses remarques et mises en garde restent valables, avec cette invitation à la prudence et au questionnement. J’insiste, ce livre peut être considéré comme un classique).
Comment étudier les races de la Grèce antique ? La littérature et l’art ne peuvent être d’une grande aide à ce sujet. Quant à l’idéal grec, avec le célèbre « nez grec », quel rapport avait-il avec la réalité ? Les ossements retrouvés et scientifiquement étudiés sont très peu nombreux et de types si différents qu’on ne peut établir de conclusion. Les peintures égéo-crétoises représentent un homme de type homo mediterraneus, mais cette race est-elle pure ? Dans les tombeaux préhistoriques des Cyclades on trouve déjà toutes les formes de crânes. Le passage de la civilisation égéo-crétoise à la civilisation mycénienne suppose-t-il un changement de race ? Dans la Grèce ancienne il semble que les cheveux blonds, les yeux bleus et la peau claire soient les attributs d’une beauté supérieure. Achille et Mélénas sont blonds, Hélène est blonde comme l’est Aphrodite. Cette supériorité accordée au grand blond pourrait nous conduire à la conclusion qu’il symbolisait le conquérant venu du Nord (l’Achéen ou le Dorien) soumettre l’indigène, le petit brun. Mais la valorisation du type blond ne s’expliquerait-elle pas tout simplement par sa rareté ? La beauté brune est également célébrée dans la Grèce antique : les Muses et la poétesse Sapho sont brunes. Le Grec est plutôt un méditerranéen mais aux origines diverses. Ni le type ni la race ne sont dans l’état actuel de l’humanité des réalités objectives. Il en était de même dès la plus haute antiquité grecque. L’abus de la notion de race entraîne bien des erreurs dans les sciences morales et en politique.
Les origines grecques. Aux temps néolithiques, les premiers habitants de ce qui deviendra la Grèce parlaient des langues non indo-européennes. Appelons ces premiers habitants Pélasges puisque c’est le nom que les Anciens donnaient aux populations antérieures aux Hellènes et de langue non-hellénique ; et ne nous préoccupons pas de savoir qui ils étaient. Les Pélasges reçurent les premières influences d’une civilisation supérieure, les Égéo-Crétois. Quels étaient les rapports entre les uns et les autres ? Nous ne le savons pas, si bien que nous ne pouvons dire des survivances des temps préhelléniques rencontrées dans la Grèce classique si elles sont « pélasgiques » ou « crétoises ».
Vers la fin du XVe siècle av. J.-C., apparaissent de nouveaux peuples qui nous sont connus par des documents égyptiens, les « peuples de la mer », assurément les ancêtres des peuples classiques de Grèce et d’Asie Mineure. Ils sont apparentés, au moins par la langue, à la famille indo-européenne. Nous ignorons à peu près tout de leur race. Ces nouveaux venus originaires d’Europe centrale se sont dirigés vers la péninsule des Balkans. Ils sont les ancêtres des Hellènes et nous les nommerons Achéens, une désignation conventionnelle comme celle de Pélasges ; mais au moins leur existence est-elle attestée par des documents égyptiens qui ont influencé la tradition grecque. Voir les poèmes homériques.
Une partie des Achéens passe par l’Est et s’installe sur les rives septentrionales de la mer Égée. L’autre partie passe par l’Ouest, par les montagnes d’Illyrie et d’Épire avant de parvenir en Thessalie, puis en Grèce centrale, dans le Péloponnèse, les îles, la Crète et Chypre enfin. Après avoir soumis la civilisation égéo-crétoise, les vainqueurs se laissent influencer par elle ce qui donnera la civilisation mycénienne. L’invasion achéenne s’est faite sur la durée, par groupes plus ou moins nombreux.
Les Achéens de Mycènes en étaient à l’âge de bronze. On a retrouvé des armes en fer le long des voies de pénétration qu’aurait suivies l’invasion dorienne, des voies qui sont plus ou moins celles suivies par les Achéens. On peine toutefois à se prononcer sur la réalité de l’invasion dorienne tant les différences sont peu marquées entre Achéens et Doriens, tandis qu’elles le sont entre Achéens et Égéo-Crétois. Les différences entre les divers peuples grecs ont été dans l’ensemble peu marquées, des Pélasges aux Doriens. Le mélange ne cessait d’opérer à chaque migration. La différenciation s’est faite peu à peu, avec l’évolution de la vie politique, économique et sociale. Au VIIIe siècle, les cités de Sparte et d’Athènes ne devaient pas être bien différentes. Ainsi, l’opposition entre race dorienne (Sparte) et race ionienne (Athènes) n’a probablement pas été la cause mais la conséquence de la guerre du Péloponnèse.
Auguste Jardé, quelques repères biographiques. Auguste Jardé naît à Corbigny, dans la Nièvre, en 1876. Il fait ses études au lycée de Nevers puis entre à Louis-le-Grand en 1893. Premier prix d’histoire et premier prix de version grecque au concours général, il entre à l’École normale supérieure en 1897. Agrégé d’histoire, il part ensuite pour l’École française d’Athènes (de 1901 à 1906) où il s’occupe des fouilles de Délos. Il revient en France où il enseigne dans des lycées. De 1915 à 1917, il sert dans l’armée d’Orient comme officier interprète. En novembre 1924, il est nommé à la faculté lilloise comme chargé de cours d’histoire ancienne, épigraphie et papyrologie. Il soutient sa thèse en 1925, à Toulouse, sur la production des céréales dans l’antiquité grecque. Sa thèse complémentaire porte sur la vie et le règne de Sévère Alexandre. Maître de conférences en 1925, il décède en 1927 des suites d’une attaque cardiaque.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis