A ma mère
Première séquence :
Lorsque je lis Jean Moréas, je me retrouve chez ma grand-tante qui me le fit découvrir lorsque j’étais adolescent. Je me retrouve aussi dans le Jardin National d’Athènes où j’allais volontiers me promener lorsque je résidais dans cette ville, une ville alors beaucoup plus polluée qu’aujourd’hui où le νέφος avait certains jours une densité et une coloration inquiétantes. En été on y goûtait un peu de fraîcheur dans une ville assoiffée.
C’est au cours d’une promenade dans le Jardin National d’Athènes que j’ai découvert avec ravissement un buste de Jean Moréas, un buste placé sur une sobre stèle où son nom figurait en français puis en grec, Jean Moréas (1856-1910), de son vrai nom Ioánnis A. Papadiamantópoulos – Ιωάννης Α. Παπαδιαμαντόπουλος. J’en reconnus aussitôt l’auteur, Antoine Bourdelle, pour avoir assidûment fréquenté le Musée Bourdelle, un atelier-musée situé dans le XVe arrondissement, à Paris, au cours de mes années d’études.
Jean Moréas est bien oublié, toujours plus oublié, comme Albert Samain, autre poète symboliste, son contemporain. Mais qu’importe ! J’ai toujours plaisir à le lire non seulement parce qu’il me replace dans des souvenirs mais aussi – et d’abord – parce qu’il est un excellent poète et écrivain, et accessoirement parce qu’il est grec. Je ne puis taire le plaisir que j’ai à dégoter l’un de ses livres dans le fouillis d’un bouquiniste. La dernière fois c’était chez un bouquiniste parisien, rue de l’Odéon, il y a une vingtaine d’années, un petit livre intitulé « Paysages et sentiments », une édition de 1906, à la Librairie E. Sansot et Cie. Je l’ai lu en m’attardant tout particulièrement sur la partie intitulée « En Grèce ».
Portrait de Jean Moréas par Frédéric-Auguste Cazals (1865 – 1941)
Lire Jean Moréas et Albert Samain me fait donc revenir dans le petit salon de ma grand-tante. Je me souviens du parfum des cigarettes blondes américaines qu’elle fumait, de celui du muscat de Samos qu’elle me servait, du velouté du regard d’une belle Grecque qui de son cadre ne me quittait pas des yeux, tant de détails enfin.
Dans les années soixante, un certain Robert Jouanny, professeur à la Sorbonne, consacre à Jean Moréas un livre considérable, plus de huit cents pages : « Jean Moréas, écrivain français ». Dans les années soixante-dix, il s’affaire à un autre livre : « Jean Moréas, écrivain grec ; la jeunesse de Ioannis Papadiamantopoulos en Grèce (1856-1878) ». Les lecteurs de ces deux ouvrages doivent se compter sur les doigts d’une main. Je ne les ai pas lus, simplement feuilletés. Un ami helléniste me les avait signalés. J’en avais noté un passage où l’auteur signalait que dès 1894, après une relecture d’« Iphigénie à Aulis » d’Euripide, Jean Moréas entreprit d’écrire son « Iphigénie », une pièce en vers. Jean Moréas déclare à ce sujet : « J’ai tout simplement repris le sujet que ce bavard d’Euripide avait gâché et je l’ai traité comme aurait fait Sophocle. »
Deuxième séquence :
Une lecture me revient, émouvante, « Grand-mère Athènes » de Costas Tachtsis, soit un ensemble de quatorze textes publié en 1979, des textes écrits dans les années soixante puis dans les années soixante-dix avant d’être reconsidérés pour publication non plus en ordre dispersé mais dans un ensemble articulé.
J’ai lu ce livre avec enthousiasme au point que je me refrénais pour faire durer le plaisir, ce que la structure de ce livre me permettait sans peine. Hier soir, alors que la pluie battait contre les vitres, une pluie lisboète, atlantique, la plus belle des pluies, la nostalgie d’Athènes et de la Grèce m’a repris et j’ai cherché dans les alignements et les empilements de livres des guides achetés au gré de visites en Grèce ainsi que des livres d’écrivains grecs, sans oublier des dossiers contenant des documents divers relatifs à des séjours en Grèce, dont une série de photographies d’Athènes sous la neige, une neige qui tenait, une neige relativement épaisse. Ainsi suis-je revenu dans l’hiver 1986-87 à Athènes.
Il n’y avait pas de chauffage dans la maison néo-classique où nous habitions, au pied de l’Acropole, à l’angle de l’agora romaine. Nous allions trouver un peu de chaleur dans des grands cafés, au moins autant chauffés par le très grand nombre de consommateurs que par le chauffage lui-même – mais, au fait, y avait-il du chauffage ? Qu’importe, il y faisait bien plus chaud que chez nous. Je me souviens que la buée de tant de respirations était lourde sur les vitres et qu’elle ne tardait pas à ruisseler. Je me souviens que la fumée des cigarettes estompait légèrement les parties les plus éloignées des salles, les moulures des plafonds en particulier – et elle piquait les yeux. Je finissais par les fermer autant pour les protéger que pour mieux me souvenir, me souvenir de ces nuits athéniennes au cours desquelles, vêtu de sueur, je parcourais la ville en tous sens et parfois jusque dans ses lointaines banlieues. De ces nuits me restent surtout des parfums, celui du jasmin dans les banlieues, et celui de la pistache aux abords du marché central et dans Monastiraki.
Costas Tachtsis (1927-1988)
Mais je me suis égaré et j’en reviens à Costas Tachtsis. L’un de ses quatorze textes est consacré à « Tonio Kröger » de Thomas Mann. Dans ma mémoire le film de Luchino Visconti a supplanté le livre dont je garde toutefois une impression précise, une impression moins forte que celle laissée par « Le loup des steppes » (« Der Steppenwolf ») de Hermann Hesse mais plus forte que celle laissée par nombre d’autres livres. Aujourd’hui, je m’interroge : pourquoi une telle impression ? Et Costas Tachtsis m’aide à trouver la réponse ou, tout au moins, une réponse car il y en a d’autres non moins pertinentes. Il écrit que l’idée centrale de ce livre est un dilemme : l’Art ou la Vie ? L’Art et les « marginaux » ou la Vie et le « commun des mortels » ? C’est une question que se posent certains à l’adolescence, et à certaines époques plus qu’à d’autres. On cherche des points d’appui, des repères – des références – dans une adolescence qui chez certains dont je fus s’apparente à un banc de brume, une brume que l’on protège – car on la juge protectrice – et que l’on aimerait dissiper.
Dans cet ensemble que propose Costas Tachtsis, deux textes se rapportent à Georges Séféris : « Quelques moments dans la vie de Séféris » et « Les hésitations de Séféris ». Dans ce dernier texte, il est question de l’attitude du poète (prix Nobel de littérature 1963) vis-à-vis de la dictature des colonels (1967-1974). Sur la base de quelques faits indubitables, et d’impressions recueillies au cours d’entrevues sur plusieurs années, Costas Tachtsis expose brièvement quelques raisons qui auraient empêché Séféris de prendre plus tôt position contre la junte militaire. Séféris n’était en rien un apolitique, il n’était pas non plus un poète engagé. Pendant l’Occupation, il était employé par le gouvernement grec en exil, au Caire. Il ne réagissait donc pas automatiquement aux événements comme le font généralement ceux qui ont une longue expérience de la lutte directe. Mais Séféris appartenait à la vieille bourgeoisie grecque dont les membres les plus conservateurs et qui avaient conservé un peu de leur dignité s’opposèrent spontanément aux colonels et furent jetés en prison lorsqu’ils ne prenaient pas d’eux-mêmes le chemin de l’exil. Ce régime ne s’en prenait pas seulement à la gauche mais à toutes les sensibilités politiques et à toutes les couches sociales, mis à part les fascistes purs et durs. Bref, ce régime apparut comme vulgaire à la bonne société grecque qui en décelait le côté toc et camelote, un régime qui ne cessait d’évoquer le passé grec, Antiquité et Byzance, mais qui l’enlaidissait sans même s’en rendre compte, comme des nouveaux riches enlaidiraient la demeure d’une vieille famille. Séféris et d’autres Grecs souffraient de tout cela. De plus, ce poète avait une expérience de diplomate et il connaissait fort bien les rouages du pouvoir, le réseau subtil des interdépendances et bien d’autres choses, rien à voir avec un poète flottant dans l’Éther. Mais, surtout, ce régime lui apparaissait comme une simple péripétie. Peut-on lui en vouloir ? Pour qui a étudié l’histoire de la Grèce moderne – et oublions l’Antiquité et les luttes entre cités –, on ne peut qu’être frappé par la quantité de coups d’État, guerres civiles, révolutions, dictatures et j’en passe qu’elle égrène. Cette dictature lui apparaissait probablement comme un épiphénomène, regrettable certes, car il portait en lui un traumatisme dont l’origine remontait à 1922, avec le désastre d’Asie Mineure qui avait signifié la fin de la Grèce de sa jeunesse. Séféris était amer et de santé fragile à la fin de sa vie. Rappelons qu’il est mort en Grèce en 1971, en pleine dictature des colonels donc.
Georges Séféris (1900-1971)
Pourtant, il finira par prendre position, probablement suite à un voyage en Amérique. Les questions qui lui sont posées lui font prendre conscience de sa force et du devoir qu’elle lui dicte. Et la distance géographique précise son regard – l’effet de recul est bien connu de ceux qui quittent leur pays. Cette situation momentanée l’aide à secouer le poids de l’histoire, une histoire qu’il ne connaît que trop, par son âme de poète mais aussi par son expérience en politique. Il comprend que le peuple grec est toujours bien présent malgré tant d’épreuves et qu’il peut l’aider à lui donner une voix. Il s’inquiète car les dictateurs affermissent leur pouvoir et risquent d’entraîner le pays dans de funestes aventures, notamment avec Chypre qu’il aime tant. Ainsi rédige-t-il la déclaration du 28 mars 1969 que je mets en lien (en anglais) :
https://aphelis.net/anomaly-stop-george-seferis-declaration-march-28-1969/
Et Costas Tachtsis termine son texte sur ces mots : « Ainsi, d’un geste, mais après beaucoup de réflexion et de luttes intérieures – et pour cela de façon peut-être plus efficace que s’il s’était exprimé dès le début – et aussi grâce aux différents cercles de résistants qui l’ont salué avec reconnaissance, le bourgeois Séféris, comme avant lui Solomos l’aristocrate, eut la rare chance de s’exprimer, au-delà des classes et des partis, avec la voix du peuple entier, et de devenir ce que lui-même, par modestie justifiée ou excessive, n’aurait jamais osé imaginer : ce que nous les Grecs appelons un poète national. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis