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Quelques remarques sur l’antisémitisme – 3/4

En Header, Jacques Stroumsa le violoniste d’Auschwitz

 

Le mépris doublé d’indifférence : éradiquer les Juifs de la planète Terre, de l’Univers, et le plus efficacement possible, sans perdre de temps. Épargner aux Juifs des souffrances inutiles. “Nous avons tenu bon et, à quelques exceptions près, dues à la faiblesse humaine, nous sommes restés corrects”, l’une de ces phrases choc dont Heinrich Himmler avait le goût, Heinrich Himmler qui avait manqué s’évanouir alors qu’il assistait à une fusillade. Éradiquer le Juif de la planète, en commençant par ne pas perdre de temps et avec le souci épargner les massacreurs, ces démiurges appelés à construire un monde nouveau. Les aider à tenir bon et, si possible, à rester corrects… Le rêve nazi n’était pas de tourmenter le Juif mais de l’éliminer. Tourmenter prend du temps, porte atteinte à la productivité. Les nazis ne haïssaient pas les Juifs, ils les méprisaient, de la vermine à traiter. Mais il y a une généalogie du mépris – à étudier. Le mal a une généalogie, le bien n’en a pas semble-t-il.

“Mit Brennender Sorge” est à lire avec précaution. Ce document exprime l’inquiétude d’une institution qui se sent menacée. C’est le tocsin sonné par le chef suprême d’une institution deux fois millénaire, la religion alors la plus puissante et la plus hiérarchisée du monde, cinq cent millions de fidèles, le quart de la population mondiale. L’Église qui avait tant vitupéré les Juifs comprit, comme à regret, qu’elle avait tout de même un peu à voir avec eux, qu’elle ne survivrait probablement pas à leur destruction, qu’il y avait une généalogie d’elle à eux, ne lui en déplaise. Pie XII comprit que les nazis n’étaient pas seulement des croisés anticommunistes, antibolcheviques, il comprit que le nazisme était d’abord l’expression la plus paroxysmique du paganisme, qu’Hitler n’était ni Mussolini et encore moins Dollfuss, Salazar, Franco et autres dictateurs anticommunistes traditionnels. Il comprit que l’Église serait mise au pas en cas de triomphe du nazisme, que le Juif Jésus serait aryanisé – voir Heinrich Himmler l’“atlantomane”, Jésus l’Atlante, etc.

Les rois catholiques dirent aux Juifs qu’ils ne pouvaient plus vivre parmi eux en tant que tels. Ils leur imposèrent la conversion ou l’exil. Mais l’inquiétude augmenta chez les chrétiens. Les conversos feignaient, les crypto-Juifs risquaient d’être plus préjudiciables à la cohésion de l’Espagne que les Juifs eux-mêmes, des Juifs clairement identifiables. Et de fait l’Inquisition s’en pris tout particulièrement aux conversos.

Au cours d’une interview, Raul Hilberg signale que les nazis furent les premiers à dire : “Vous ne pouvez plus vivre”. Ils ne le dirent pas d’emblée, ils ne le pensèrent pas d’emblée. L’antisémitisme hitlérien n’était pas une nouveauté, de l’arrivée au pouvoir, en 1933, à l’été 1941. Les nazis reprirent le vieil arsenal, dont le marquage (la rouelle) et le parcage (le ghetto), sans oublier l’expulsion. Les chrétiens voulaient faire des Juifs des chrétiens. Ils étaient habités par cette vision eschatologique selon laquelle la conversion de tous les Juifs annoncerait la venue du Christ, la fin des temps. Les nazis en vinrent à ne plus vouloir que réduire les Juifs en cendres.

 

 

La mémoire catholique, une mémoire rétive, embarrassée, manipulatrice à l’occasion. La mémoire communiste quant à elle reste muette sur la spécificité de la Shoah, une spécificité qui ne lui est guère bénéfique puisqu’elle interfère dans leur eschatologie. Ils ne prononcent qu’exceptionnellement le mot nazi, national-socialiste, et lui préfèrent celui de fasciste, un mot dont ils ont fait et font un usage immodéré mais calculé. Ils ont toujours su tirer de grands bénéfices de la confusion, à commencer par celle opérée sur le langage. Relisez le grand et le trop oublié Armand Robin. Ce refus de la spécificité de la Shoah est aussi vécu par des Juifs eux-mêmes, Juifs communistes, militants ou sympathisants qui mirent de côté leur “race” au profit de leur foi. Oubliera-t-on que le nazisme fut plus antisémite qu’anticommuniste, n’en déplaise à certains ? Il faut accepter ce fait pour espérer comprendre sa nature, quitte à déranger certains conformismes.

Intervention de Lore Kleiber, politologue, en cette journée du 24 janvier, à l’Institut français. Elle travaille à la Maison de la Conférence de Wannsee (Grossen Wannsee, 56-58), dans les environs de Berlin, inaugurée le 20 janvier 1992, à l’occasion du cinquantième anniversaire de cette conférence dont le but était de coordonner tous les efforts pour mettre en place la Solution finale. Au cours de cette réunion l’amphitryon Reinhard Heydrich annonça à ses quinze invités qu’il faudrait tuer onze millions de Juifs. Hannah Arendt écrit au chapitre VII de “Eichmann à Jérusalem” : “Comme son nom officiel l’indique, cette conférence était nécessaire parce que si l’on devait appliquer la Solution finale à toute l’Europe, il était clair qu’une acceptation tacite de la part de l’appareil d’État du Reich était insuffisante ; il fallait s’assurer la coopération active de tous les ministères et de l’ensemble de la fonction publique”. Reinhard Heydrich qui s’attendait aux pires difficultés pour mener à bien ces meurtres gigantesques à l’échelle d’un continent fut agréablement surpris : la Solution finale rencontra “un enthousiasme extraordinaire” ainsi que le rapporte Adolf Eichmann qui put voir pour la première fois un Reinhard Heydrich fort gai boire et fumer. En 1947, le procès-verbal de cette conférence fut retrouvé par hasard, au ministère des Affaires étrangères. Les Juifs européens à exterminer y sont répertoriés par pays.

Intervention du R.P. Patrick Desbois au Círculo de Bellas Artes. Une immense enquête en cours : la localisation méthodique de fosses communes laissées par les Einsatzgruppen en Ukraine. Les exécutions se faisaient en plein jour, à la lisière d’un bois, dans la plaine, sur une hauteur lorsque les Allemands redoutaient une attaque de partisans. Lorsque des paysans venaient à passer, les Allemands leur intimaient l’ordre de descendre de leurs charrettes, de se coucher face contre terre et de ne pas regarder. Patrick Desbois et son équipe interrogent donc des témoins avant que tous ne viennent à disparaître. A l’écran, des visages de ces témoins et de survivants Krymtchaks, des descendants de Juifs arrivés en Crimée dès le IVème siècle de notre ère. La population juive d’Ukraine et de Crimée s’augmenta des séfarades expulsés de la péninsule ibérique. Les nazis hésitèrent quant au sort à réserver aux Krymtchaks. Dans un premier temps ils les relâchèrent : ils ne savaient pas vraiment s’ils devaient les considérer comme juifs. Mais Heinrich Himmler statua : ils l’étaient. L’extermination s’en suivit. Patrick Desbois commente les images, des étendues humides et brumeuses photographiées il y a peu. Il délimite les quadrilatères, des fosses communes où furent enterrés jusqu’à quatorze mille corps.

Un rescapé, Benjamin Rapoport, m’a souvent dit que les nazis espérèrent à n’en pas douter une automatisation intégrale des centres de mise à mort. Plus de Sonderkommandos, plus d’Einsatzgruppen et d’Einsatzkommandos, rien que quelques techniciens en blouse blanche derrière une vitre chargés de contrôler sur des écrans le bon déroulement des opérations, de la prise en charge des déportés jusqu’à l’équarrissage et l’incinération. Cette vision d’un rescapé passé par Birkenau n’a rien de délirante. Elle est bien dans la mentalité nazie. Aujourd’hui un camp d’extermination nazi ne différerait en rien d’un abattoir. “En Roumanie, même les SS furent interloqués et parfois terrifiés par l’horreur de ces gigantesques pogroms spontanés, à l’ancienne mode ; ils sont souvent intervenus pour sauver les Juifs de ce qui était une pure et simple boucherie, afin que les assassinats puissent avoir lieu d’une manière civilisée à leurs propres yeux”, écrit Hannah Arendt.

Jean-François Forges cite Alexis Carrel, auteur de “L’Homme, cet inconnu”, comme l’exemple même d’une régression morale. Alexis Carrel ne fut nullement un cas isolé. Tout un pathos tendait plus ou moins brillamment dans une même direction. “L’Homme, cet inconnu” écrit peu avant la Deuxième Guerre mondiale, en 1935, figurait en bonne place dans toutes les bibliothèques des bien-pensants, Alexis Carrel qui écrivait : “Il ne faut pas hésiter à ordonner la société par rapport à l’individu sain”. Le prix Nobel de physiologie et de chirurgie physiologique 1912 est à sa manière un eugéniste. L’eugéniste est un homme inquiet. Il se voit assiégé et sonne l’alarme. Son pathos ne fait qu’activer son inquiétude et en attire d’autres à elle. Les nazis (et je ne sous-entends pas que les eugénistes soient nécessairement des nazis) étaient des inquiets, des inquiets paroxysmiques à la recherche de solutions “héroïques”.

Le livre de Jean-François Forges, “Éduquer contre Auschwitz : histoire et mémoire”, s’ouvre sur la description d’“un dessin à gros traits bruns, de deux mètres de long, sur un mur de la baraque 15 du secteur BIb du camp des femmes, à Birkenau”, une description dont la richesse lexicale confirme la beauté, avec ce lexique particulièrement riche de la marine à voile. Une autre description lui fait suite, non moins saisissante, celle d’un tableau visible au musée du Prado, le “Triomphe de la mort” de Pieter Brueghel l’Ancien, un tableau où Jean-François Forges pressent les camps de concentration et les camps d’extermination.

De tous les écrits qui se rapportent à la Shoah peu m’ont autant obsédé que le récit pour servir à l’histoire de la VIème armée, été 1941, ainsi que le rapporte Jean-François Forges. Ce sont quelques pages, une sorte de journal de marche qui rend compte des hésitations qui précédèrent l’exécution d’enfants juifs (le 22 août), en Ukraine, quatre-vingt-dix enfants. Et à qui confier le sale boulot ? Les responsables de l’opération craignent “que la pensée de leurs enfants ne trouble les hommes, pour l’instant débutants, que ce soit les Waffen SS ou que ce soit les SS eux-mêmes”. Le SS Obersturmführer August Häfner a enfin une idée, confier les exécutions à des miliciens ukrainiens. Mais lorsque ces derniers comprennent ce que l’on attend d’eux, ils se mettent à trembler. Et le récit se termine ainsi : “Une dernière épreuve attendait le SS Obersturmführer August Häfner. Alors qu’il escortait les victimes, marchant des camions à la fosse, une petite fille blonde s’écarta du groupe d’enfants, marcha vers lui et, avant qu’il ait pu réagir, lui prit la main”. Cette vision de l’enfant qui prend la main de son bourreau sur le chemin de la mort ne cesse de me revenir. J’aurais préféré ne pas la rencontrer.

L’univers concentrationnaire est la marque la plus sûre du monde moderne. Il hante l’homme moderne, en dictature comme en démocratie. La Shoah, à savoir l’extermination de gens parfaitement innocents du point de vue des assassins eux-mêmes, est une béance qui interroge l’homme moderne. La Shoah est notre legs. Être Européen c’est aussi être un héritier de la Shoah, héritier d’un héritage sans testament ainsi que le dit Georges Bensoussan. Mais je le redis, l’émotion – la très nécessaire émotion – ne doit pas être laissée à elle-même. Nous avons besoin les uns des autres pour ne pas sombrer dans l’hébétude, dans le gouffre silencieux. Nous avons besoin de l’intelligence de l’autre. La Shoah ! Pourquoi cacher qu’être père me l’a rendue plus obsédante encore. Lorsque je regarde mon fils, David, deux ans, lorsque je le serre dans mes bras, il est rare que des images d’enfants entassés dans des wagons de marchandises et débarqués sur la Judenrampe ne me viennent. Un million cinq cent mille enfants juifs ont été assassinés !

La précision est importante, très importante. Que la Shoah ait existé n’est pas à démontrer. Il n’y a pas de temps à perdre avec les révisionnistes et les négationnistes. S’il est encore besoin d’une preuve, que les négationnistes pensent au monde yiddish. Où est passé ce monde ? “La visite du cimetière juif de Varsovie est exemplaire de cette destruction. C’est un lieu unique : une multitude de tombes à l’abandon, les arbres, les buissons, l’herbe qui recouvrent tout, les tentatives désespérées du si petit nombre de survivants pour maintenir le souvenir” note Jean-François Forges. Ces individus avec lesquels il ne sert à rien d’argumenter ont toutefois un mérite, indirectement, ils nous forcent à être précis, toujours plus précis. Jean-François Forges confesse avoir été trompé : il n’y eu pas à Auschwitz quatre millions de victimes. “J’ai cru moi-même en cette funèbre et hallucinante procession quotidienne (Auschwitz a duré 1688 jours, 2370 personnes y étaient assassinées chaque jour”. Et l’historien d’ajouter : “La réduction du nombre des victimes ne change rien au problème de fond. Il reste que si on veut conserver la mémoire et respecter l’émotion, il faut dire la vérité des faits”. Et cette recherche de la vérité des faits exige un travail qui a tout le sérieux d’une enquête policière et archéologique. Marcello Pezzetti est connu comme “l’archéologue d’Auschwitz”, le R.P. Patrick Desbois enquête sur le terrain, en Ukraine. La Shoah est unique. Les Juifs ont été soumis dans la presse, en France notamment, à des attaques d’une violence paroxysmale. Et des écrivains parmi les plus intelligents entraient dans la danse. Il faut relire la presse d’alors pour prendre la mesure de cette haine. “On ne peut trouver une semblable situation contre aucun autre groupe humain que les Juifs pris collectivement” remarque Jean-François Forges. Les modalités de ces assassinats de masse sont elles aussi uniques. “Pourtant, les termes de spécificité et d’unicité de la Shoah ne sont pas admis dans l’Éducation nationale, en France”. S’en étonnera-t-on ? C’est l’héritage de 1789 : il ne saurait y avoir une nation au sein de la nation, mais rien que des citoyens, qu’on se le dise ! C’est la célèbre déclaration de Stanislas Marie Adelaïde, comte de Clermont-Tonnerre qui n’était pourtant pas le pire des hommes et qu’il convient bien sûr de replacer dans son époque. Ainsi, pour diluer cette spécificité, le programme officiel de l’Éducation nationale demande aux enseignants de mettre l’accent sur “l’extermination systématique des Juifs et des Tsiganes”. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas citer les dizaines de milliers de victimes de l’“Aktion T4” et les millions de prisonniers de guerre soviétiques diversement assassinés ? “Officiellement, on ne veut pas distinguer le sort des uns et le sort des autres, même si la réalité historique l’impose”. On veut estomper voire gommer la spécificité de la Shoah. Georges Bensoussan ne mâche pas ses mots (voir “Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire”) quant à cette assimilation officielle du sort des Juifs au sort des Tsiganes, et nous ne pouvons que lui donner raison. Et cet historien n’est pas préposé à un hit-parade de la souffrance, il n’est pas dans son propos de placer a priori la souffrance juive au-dessus de toutes les souffrances.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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