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Quelques réflexions encore

 

Un point de vocabulaire. Le mot «Juif» a longtemps été porteur d’une connotation péjorative. Lorsqu’on les évoquait on disait de préférence «les Hébreux», plus noble, pas moins noble que «les Hellènes». La France officielle (voir la RF, issue de la Révolution de 1789, ou le régime de Vichy) préféra longtemps la dénomination «Israélite», plus neutre à ses yeux, insidieuse pourtant : on mettait l’accent sur la croyance religieuse pour mieux ignorer le peuple et toute la densité que suppose cette notion. C’est après la Deuxième Guerre mondiale qu’un travail silencieux s’est fait chez les Juifs qui commencèrent à revendiquer cette dénomination pour l’ôter à la gangue dans laquelle un usage inconsidéré l’avait enfermée, tant et si bien que l’on peut à présent utiliser le mot «Juif» sans qu’il amène automatiquement une connotation péjorative, méprisante. Mais comme il fallait tout de même que le pus antisémite puisse continuer à s’écouler, et comme certaine désignation comme «youpin» avaient été déshonorée par les nazis, un dérivatif fut trouvé. Le mot «sioniste», activé par la création de l’État d’Israël, fut et reste ce dérivatif fort utilisé par les antisémites introvertis, ceux qui n’osent pas s’avouer comme tels.

Celui qui se déclare sioniste est aujourd’hui regardé comme un provocateur, un dangereux illuminé, plus précisément comme un tueur d’enfants, un génocidaire, un nazi et j’en passe. Un mot encore. Il n’y a pas un sionisme mais des sionismes. Ce mouvement propose une palette d’une extraordinaire richesse, et il faut beaucoup étudier pour en appréhender toutes les nuances.

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Votre article, «Le retour de ‘’Mein Kampf’’», me replace dans ce que je (me) répète depuis des années, à savoir que «ce bréviaire de haine», ainsi que vous l’écrivez, poursuit sa carrière délétère sous d’autres climats. Il est à présent bien plus publié et lu dans les pays arabo-musulmans — mais aussi en Turquie et, plus généralement, dans les pays de l’immense aire musulmane — que chez nous. L’antisémitisme européen s’est acclimaté à d’autres continents, à d’autres climats.

Et l’antisionisme ? De quoi est faite cette mixture épaisse et grumeleuse ? D’idéologie nationale-socialiste à laquelle se réfèrent sur des modes divers le panarabisme — passé de mode — et le panislamisme — à la mode ; de marxisme soviétique qui, avec le déplacement de la Guerre froide au Moyen-Orient (de 1956 à 1990), a su activer l’antisionisme. Depuis 1993, année particulièrement néfaste (avec la Déclaration de principes signée à Washington), l’antisionisme s’est fortifié, notamment avec cette emprise de l’islamisme sur l’OLP pilotée par la théocratie iranienne. Par ailleurs, l’archive antisioniste (dont «Mein Kampf» et les «Protocoles des sages de Sion» constituent des catéchismes) est frénétiquement recyclée pour répandre la croyance en un complot juif. La rue arabe, pour ne citer qu’elle, y est devenue très sensible — et rien n’indique que nous sortirons prochainement de l’auberge…

 

Couverture de l’édition de 1961 de la traduction des «Protocoles des sages de Sion» de Muhammad Khalifa Al-Tunisi, avec une introduction d’Abbas Mahmoud Al-Aqqad. La première édition en arabe des «Protocoles  des sages de Sion» a été publiée en 1925. Une nouvelle traduction en arabe, de Muhammad Khalifa Al-Tunisi, a été éditée une première fois en 1951. La deuxième édition, celle de 1961, est digne d’attention, car publiée avec une introduction du très considéré écrivain égyptien Abbas Mahmoud Al-Aqqad (1889-1964). En fait, cette introduction est la réimpression d’un article élogieux publié par ce dernier dans un journal égyptien, en 1951, peu après la première publication de la traduction de Muhammad Khalifa Al-Tunisi.

 

Mais ce n’est pas tout. L’Europe s’emploie à une critique d’Israël à partir de son immense fonds d’archives antisémites, et avec d’autant plus de conviction qu’elle fut l’aire de la Shoah. Ainsi cherche-t-elle à se racheter une bonne conduite en faisant risette à des populations jadis colonisées. Avec Israël, l’Europe espère faire d’une pierre deux coups : les sionistes sont des nazis, eux aussi massacrent des populations sans défense (?!), préalablement enfermées dans des camps (Gaza = Auschwitz) —, et ainsi l’entreprise nazie se trouve-t-elle relativisée, ni vu ni connu. Par ailleurs, ce faisant, l’Europe espère obtenir des bons points en prenant fait et cause pour le «peuple en danger» (les Palestiniens), assimilé à des colonisés, frères en souffrance de ceux qui furent ses colonisés. Ce sentiment de culpabilité est responsable des errances de l’Europe et de sa faiblesse politique.

Face à cette instrumentalisation de la culpabilité européenne, la mémoire arabo-musulmane se voit activée par la sensibilité religieuse (scandale d’un État juif en terre d’islam) et une mémoire coloniale : le conflit Palestine/Israël est envisagé comme une guerre de libération comparable à d’autres guerres de libération menées du Maghreb à l’Indonésie contre les Empires coloniaux européens. Il est indispensable à l’économie mentale d’une bonne partie de la gauche anticolonialiste de juxtaposer aussi précisément que possible «sionisme» et «colonisation», «sioniste» et «colonisateur».

On assiste donc à un chassé-croisé, à une copulation générale qui met en scène les positions les plus élaborées du Kamasutra, avec idéologies aussi diverses que variées en rut contre l’ennemi commun : Israël ! Et toutes ces acrobaties au nom des «bons sentiments», de «la morale» et j’en passe. Georges-Élia Sarfati n’hésite pas à écrire: «Il faudra qu’un jour les antisionistes forcenés aient, comme les antisémites en leur temps, le courage d’affirmer quelles filiations les unissent à leurs maîtres en haine». Antisionistes forcenés mais aussi antisionistes tout court.

Shmuel Trigano termine ainsi «Les Frontières d’Auschwitz» (à méditer) : «La guerre psychologique faisait surtout son œuvre sur la scène de l’Occident et notamment de l’Europe, sa cible principale. Le vieux mythe tiers-mondiste de la «guerre de libération», l’image de «l’enfant contre le tank», des «femmes et des enfants», la morale humanitaire, toute la mise en scène de la réédition de la Shoah, avec comme retour l’accusation universelle contre Israël, tout cela contribua à la résurgence planétaire de l’antisémitisme. C’est pourquoi la ruse d’Oslo en est indissociable. Plusieurs facteurs y ont aussi joué leur rôle : la ruse arabo-palestinienne, la complaisance de l’Europe, malade du devoir de mémoire et de son incapacité à accepter l’existence du peuple juif et, avant toute chose, l’incompétence politique du leadership israélien, tout spécialement de gauche, et des élites juives. On étudiera longtemps dans les académies militaires la guerre d’Oslo comme un cas unique de la pulsion suicidaire d’une nation au sommet de sa puissance.»

Traduction d’un passage de l’article de Horacio Vázquez-Rial, «Qué significa Israel para mí»: «Il y a quelques années, je pensais que si Israël était vaincu un pogrom planétaire s’en suivrait, avec Cosaques et SS en tout genre, avec tuerie (non pas industrielle, comme dans les KZ, mais artisanale) pour en finir avec tous les Juifs. A présent, je sais qu’il n’en sera pas ainsi, que l’anéantissement ne s’arrêtera pas au dernier Juif mais au dernier lecteur, au dernier écrivain, au dernier musicien, au dernier homme doué de parole. Si Israël tombe, la charia s’imposera avec une rigueur digne de Pol Pot, avec la collaboration de ceux qui considéraient avec sympathie les Khmers rouges. Si Israël tombe nous aurons un Reich pour mille ans.»

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Lorsque je m’adresse à un «ami des Palestiniens», à quelqu’un qui se soucie d’eux comme s’il les avait mis au monde et nourris au sein, je suis envahi par le soupçon car il se trouve que l’«ami des Palestiniens» ne se préoccupe généralement guère (euphémisme) des autres peuples en danger — pour nombre de bonnes âmes, il est entendu que le peuple palestinien est un peuple en danger, est LE peuple en danger.

Dépêtrer l’antisémitisme de l’antisionisme — et quel que soit le degré atteint par ces fièvres — est une entreprise désespérée et désespérante : on peut y passer le reste de sa vie. L’antisioniste est figé dans une attitude morale : ici est le Bien, ici est le Mal, une attitude qui, je le redis, l’autorise à flotter au-dessus de l’histoire comme un chérubin dans l’azur.

L’antisionisme est une rente. L’antisionisme est un certificat de «bonne conduite». L’antisionisme est un conformisme. L’antisionisme est un catéchisme. L’antisionisme est la voix de la masse. L’antisionisme est un épervier mental. L’antisionisme est…

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Jean Genet écrit : «Si elle ne se fut battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m’eût-elle, avec tant de force, attiré ?» (cité par Éric Marty dans «Genet à Chatila»). Cette pensée à la fois extrême et désespérément moyenne me conduit à une remarque du père Patrick Desbois, à savoir qu’Hitler eut une maligne intuition du lien entre le commandement «Tu ne tueras point» et le peuple juif. Ainsi, pour éloigner cette injonction, convenait-il d’exterminer le peuple qui l’avait reçue du Sinaï. «La Solution finale et l’abolition de l’interdiction de l’assassinat sont indéfectiblement liées» écrit le père Patrick Desbois.

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 On cite volontiers les «Protocoles des sages de Sion» et «Mein Kampf» parmi les best-sellers dans le monde arabo-musulman. Il faudrait en citer d’autres, à commencer par «Les mythes fondateurs de la politique israélienne» de Roger Garaudy. J’ai pensé (sans preuve à l’appui) qu’il aurait pu inspirer un autre négationniste, Shlomo Sand, auteur lui aussi d’un succès commercial : «Comment le peuple juif fut inventé».

Deux États, pourquoi pas ? On en discute car cet horizon ne doit pas être obstrué. Repousser radicalement cet horizon reviendrait à obstruer le tuyau d’échappement d’un moteur à explosion… J’en discute moi aussi tout en espérant que cet horizon restera à jamais à l’horizon…

En lien, un article d’Éric Marty intitulé «Les mauvaises raisons d’un succès de librairie» (publié dans le quotidien «Le Monde» du 28 mars 2009). L’auteur s’emploie à démonter la thèse de Shlomo Sand exposée dans «Comment le peuple juif fut inventé».  Il insiste sur cette confusion opérée par Shlomo Sand entre «race» et «peuple», une confusion probablement intentionnelle (destinée à servir son présupposé) que j’ai dénoncée dans des blogs de discussion :

http://vudejerusalem.20minutes-blogs.fr/archive/2009/03/29/le-negationnisme-de-shlomo-sand-demonte-par-eric-marty.html

Et, en complément, un exposé de l’historien Alain Michel sur Akadem, une réponse à Shlomo Sand intitulée «Le peuple juif reflet de l’humanité» :

http://www.akadem.org/sommaire/themes/histoire/2/3/module_6211.php

Certains en sont venus à comparer le Coran et «Mein Kampf». Ce faisant, ils commettent une grossière erreur d’appréciation. «Mein Kampf» est un bloc de haine, un appel à la guerre totale auquel on ne peut opposer que la guerre totale pour espérer ne pas être broyé. Churchill l’avait compris : que le plus fort gagne ! Et ce fut une lutte radicale que pourrait symboliser, en Europe occidentale, l’Opération Gomorrhe. «Mein Kampf» est unijambiste. Le Coran quant à lui marche sur deux jambes, et fermement. Il contient de la haine, de l’appel au meurtre, en abondance et explicitement. Il contient aussi, ici et là, des douceurs, des séductions. Ainsi, selon les circonstances, le livre saint de l’Islam pourra-t-il être activé dans un sens ou dans l’autre en fonction des passages choisis, fer et feu ou bien velours et fontaine d’eau fraîche. Toute l’efficacité de ce livre et son inépuisable énergie procèdent de cette particularité.

 

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