Il est des baroques de façade : la surface est agitée mais la structure reste plutôt sage. Il est des baroques (plus rares) qui agitent jusqu’à la structure et, à ce propos, il n’est pas de meilleurs exemples que certains Italiens et certains Allemands. Concernant ces derniers, je pense en particulier au Zwinger de Dresde de Matthäus Daniel Pöppelmann (probablement en partie inspiré de l’architecture éphémère française du Grand Siècle et ses Carrousels). Cette agitation qui gagne la structure ou qui, plus exactement, en procède est également perceptible dans les édifices religieux de Balthasar Neumann (voir l’église abbatiale de Neresheim) ou de Dominikus Zimmermann.
La Wieskirche, un cas plutôt curieux : l’intérieur de l’édifice est d’une parfaite unité organique tandis que l’extérieur semble avoir été composé de divers éléments plus ou moins bien ajustés. En considérant cette construction, il me semble que Dominikus Zimmermann a d’abord pensé l’intérieur, en lui laissant le soin de déterminer l’extérieur qui, avec ses différents niveaux de toiture, n’est pas du meilleur effet (un manque d’unité).
Des bibliothèques à l’architecture et à la décoration trop riches : le livre est poussé en coin et n’est plus qu’un élément décoratif parmi d’autres. Voir la bibliothèque de Hofburg, à Vienne, de Johann Bernhard Fischer von Erlach. Même remarque pour certains musées contemporains : l’œuvre est le musée même et ce qu’il contient est accessoire. Voir le Musée Guggenheim de Bilbao de Frank Gehry, pour ne citer que lui.
Nationalbibliothek, Autriche, de Johann Bernhard Fischer von Erlach.
Parmi les thèmes favoris de la sculpture baroque, les enlèvements (voir « Pluton et Proserpine » et « Apollon et Daphné » de Bernini), Saint Sébastien aussi et ses contorsions volontiers langoureuses (voir les variations d’Alessandro Vittoria sur ce thème, du maniérisme à la rhétorique baroque).
A bien y regarder, l’expression des visages du Baroque, notamment en sculpture, n’est généralement pas forcée. Considérons le visage de Louis XIV de Bernini : ce qui est forcé, c’est le tumulte de la chevelure et de l’étoffe rabattue sur le modèle comme sous l’effet d’un coup de vent.
L’un des plus troublants gisants de l’histoire de la sculpture, Santa Cecilia de Stefano Maderno. Il est vrai que sa position très particulière n’en fait pas vraiment un gisant. Par ailleurs, que le visage soit caché rend le corps particulièrement attrayant.
Encore un enlèvement avec le rapt de Proserpine de François Girardon.
Parmi les agitations du Baroque, celles des crinières des chevaux de Marly de Guillaume Coustou. Il me semble que c’est par elles qu’enfant j’ai commencé à entrevoir le génie du Baroque.
Le plus important sculpteur du rococo anglais, Louis-François Roubiliac (ou Roubillac), un Français. Voir le monument funéraire de Joseph et Lady Elizabeth Nightingale, à Westminster Abbey. Voir les circonstances de la mort de cette femme, circonstances qui expliquent la composition particulière de cette œuvre.
David, une peinture lisse. Il y a pourtant ici et là une gestuelle du pinceau qui annonce d’autres gestuelles, ce qui est particulièrement visible dans l’espace qui entoure Juliette Récamier.
Une fois encore, la formidable gestuelle de Fragonard qui, parfois, tend vers l’expressionnisme comme dans le vêtement de l’abbé de Saint-Non.
Comme je me sens bien chez Pieter de Hooch !
Le chemin de Middelharnis, encore (voit la peinture de Hobbema) ! Combien de fois l’ai-je mentalement emprunté jusqu’à en éprouver le climat ? Combien de fois l’emprunterai-je encore ? Ces arbres grêles qui occupent pourtant formidablement l’espace.
« Le chemin de Middelharnis » (1689) de Meindert Hobbema.
Le silence chez Pieter Saenredam.
Nicolas Poussin ou le mouvement pétrifié. Ses étoffes aux tonalités de vitrail.
Guido Reni, plus théâtral encore que Caravaggio. Le mot « théâtral » est en la circonstance inapproprié à moins qu’on ne lui accorde un sens aussi précis que particulier.
Une fois encore, les femmes de Rubens sont magnifiquement peintes, ce qui est l’essentiel ; elles n’en ont pas moins quelque chose de répugnant : elles sont gélatineuses. Mais quel peintre ! On pense : « Un géant ! », et sans forcer la note. L’immensité de sa production : le nombre, les formats, les thèmes, ses cartons pour la tapisserie, la sculpture, l’orfèvrerie, la gravure… Un géant, vraiment ! Et une virtuosité qui n’ôte rien à sa force. Dessinateur prodigieux : la précision de ses esquisses préparatoires (à la plume, à la mine de plomb ou au pinceau) permettait à ses aides de travailler sans se perdre. Et sa palette ! Chaleureuse, avec ces ocres, ces roux et ces rouges à profusion.
Gentileschi est d’abord dans mon souvenir cette Judith coupant la tête d’Holopherne (en la Galleria degli Uffizi, Firenze). Comparez cette version à celle de Caravaggio (en la Galleria Nazionale d’Arte Antica, Palazzo Barberini, Roma). Les bras parallèles de Judith dans les deux cas, deux lignes à partir desquelles s’articulent respectivement ces compositions.
Des vertiges au sens propre du mot : le plafond du grand salon du Palazzo Barberini de Pietro da Cortona et plus encore la nef de l’église de Sant’Ignazio di Loyola d’Andrea Pozzo.
Ces peintures qui racontent, ces peintures qu’on lit, comme ce Jugement Dernier de Hans Memling, visible à Gdansk. De telles peintures devaient avoir un effet considérable sur le public d’alors, souvent illettré. Des histoires simples et implacables.
Le sien de la Vierge à l’Enfant de Jean Fouquet du diptyque de Melun ! Je ne connais aucun sein d’une telle plénitude dans toute l’histoire de la peinture. L’Enfant ressemble quant à lui à un gros jouet en bois.
Jordaens, frère de Rubens par la puissance créatrice. Ils ont d’ailleurs collaboré à deux vastes projets : pour décorer l’entrée triomphale du cardinal-infant Don Fernando, nommé gouverneur des Pays-Bas, et la Torre de la Parada, le pavillon de chasse de Felipe IV, dans les environs de Madrid. La truculence et la jovialité de Jordaens culminent dans « Le Roi boit ! » Une fois encore, je me repose volontiers chez les peintres hollandais, je m’y repose des Espagnols, de leurs scènes de martyre et de Jugement Dernier.
Une composition de Simon Vouet que je détaille toujours avec un même plaisir : « Le Temps vaincu par l’Espérance, l’Amour et la Beauté » (1627), exposée au Museo del Prado. Inhabituel dans l’histoire de la peinture avec le Temps (un vieillard terrassé par deux jeunes femmes) qui a laissé tomber sa faux et son sablier. Les deux jeunes femmes sont enjouées mais impitoyables. L’Espérance l’a crocheté avec un grappin tandis que la Beauté qui l’a saisi par les cheveux brandit une lance effilée au-dessus de lui, et que des Amours lui arrachent les plumes de ses ailes. La structure du paysage, à l’arrière-plan, appuie celle de ce groupe particulièrement complexe. Ce paysage est à ma connaissance le plus beau des paysages peints par Simon Vouet. Il y aurait beaucoup à dire sur la structure d’ensemble de cette composition, la dernière peinte par l’artiste lors de son séjour en Italie, un séjour qu’il interrompra à la demande de Louis XIII dont il deviendra le peintre officiel. Simon Vouet passa les dernières années de sa vie à décorer l’Hôtel Séguier, propriété de Pierre Séguier, Chancelier de France, une décoration inachevée mais, surtout, disparue ; on ne la connaît que par des gravures et des comptes-rendus écrits.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis