20 juillet. Vic (Vich), province de Gerona. Le beau pavé usé. La pénombre fraîche de l’église Sant Felip et l’or assourdi de son retable. Catedral San Pere : les fresques en camaïeu brun de Josep Maria Sert, un artiste que la France vient de découvrir et qui m’avait époustouflé il y a une trentaine d’années, ici même. L’édifice a connu de multiples transformations. Ce que nous en voyons est pour l’essentiel issu du réaménagement de la fin du XVIIIe siècle, avec démolition du temple roman, de l’église de Rodona et de la construction d’un vaste édifice de style néoclassique conçu par l’architecte Josep Morató y Codina et consacré en 1803. Du vaste ensemble roman subsistent la crypte, le cloître et le campanile de près de cinquante mètres de hauteur, avec ses sept niveaux séparés par des frises de style lombard. De l’époque gothique subsistent le deuxième niveau du cloître (XIVe siècle), les chapelles de l’aile nord et le retable de Pere Oller (retaule de Sant Pere), terminé en 1428. Dans la première moitié du XXe siècle, Josep Maria Sert (1874-1945) fut chargé de la décoration de l’ensemble. Il y travailla de 1926 à 1930. En 1936, au début de la Guerre Civile, un incendie détruisit son travail et endommagea considérablement les partie hautes de l’édifice. Josep Maria Sert se remit au travail et, de 1939 à 1945, il réalisa l’immense ensemble que nous pouvons admirer. L’artiste est inhumé dans la cathédrale, à l’entrée du cloître. Les compositions de Josep Maria Sert sont rythmées par d’imposants pilastres dont les entablements se terminent dans le vide, ce qui déplaît à l’œil qui s’interroge. Il s’explique par les destructions provoquées par l’incendie de 1936 et une restauration hâtive à la fin de la Guerre Civile. Dans une chapelle, un magnifique Christ gisant signé Venanci Vallmitjana et daté de 1887.
La bannière de l’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya)
Les drapeaux de l’ERC sont particulièrement nombreux sur la Plaça Major. Les commerces sont d’une grande richesse, à commencer par les charcuteries (avec la spécialité locale, la llonganissa) et les confiseries.
21 juillet. Manlleu. Plaça de Fra-Bernadí, tôt le matin. Les bruits très espacés. Le heurt des tasses sur les soucoupes, des cuillères dans les tasses, et le souffle du percolateur.
Je lis un article où Léon Rozenbaum dénonce un authentique antisémitisme d’État :
http://www.sourceisrael.com/read.php?id=259
Cet article d’une parfaite lucidité appelle un prolongement car, enfin, quelles sont les raisons d’un tel laisser-aller, d’une telle démagogie ? L’une d’elles m’apparaît, plus massives que toutes les autres : le besoin de flatter nos fournisseurs en pétrole. Les Juifs et Israël sont toujours considérés par les pouvoirs comme une monnaie d’échange. Il en a toujours été ainsi. La France est en voie de trahir massivement Israël et le peuple juif, dans l’espoir d’assurer son confort.
Discussion avec un jeune militant de l’ERC et de l’Assemblea Nacional Catalana, une organisation ‟unitària i transversal”, ainsi qu’il la définit, une organisation qui œuvre pour l’indépendance de la Catalogne, ni plus ni moins. Au fond, les indépendantistes et les anarchistes (les vrais) ont toujours eu ma sympathie aussi longtemps qu’ils se gardent de toute violence et travaillent au développement pacifique de leurs théories et de leurs espoirs. J’ai fait sourire plusieurs fois ce jeune militant lorsque j’ai prononcé avec colère les mots centralismo et jacobinismo.
22 juillet. Palafrugell. Sur le marché, tôt le matin. Les bruits d’abord espacés se rapprochent. Je tends l’oreille. Une fois encore, les sonorités du catalan (à commencer par les chuintements et les o bien ronds) m’évoquent le portugais. Un bazar chinois affiche en fronton, en grosses lettres métalliques et brillantes : Quasi de tot. L’élégante Torre de San Mario (un ancien château d’eau) qui est à Palafrugell ce que la Tour Eiffel est à Paris. En symétrie, Mercat del Carn et Mercat del Peix. Horn de pa. Estanc del Mercat. Carrer de Pi i Margall. Le Centre Fraternal (Societat recreativa) fondé en 1887 et la salle fraîche, haute de plafond d’où pendent des ventilateurs aux longues pales. Au fronton, le drapeau catalan et celui de l’ERC. J’ouvre un quotidien local. Une fois encore, j’éprouve de la griserie à lire une langue que je n’ai jamais étudiée. Je lis donc tout ce que rencontre mon regard : journaux mais aussi enseignes, panneaux et tracts publicitaires, etc., sans oublier des pages de Josep Pla à la Fundació Josep Pla (Carrer Nou, 51 à Palafrugell) où est présentée une exposition temporaire : ‟Les ciutats europees de Josep Pla”. Josep Pla, journaliste et grand voyageur en Europe. Les organisateurs de la présente exposition ont choisi de mettre l’accent sur six villes particulièrement présentes dans le monde de cet écrivain majeur des lettres catalanes : Paris, Madrid, Rome, Berlin, Londres et Athènes. Josep Pla écrit que pour lui le voyageur idéal sera toujours Stendhal, le contraire du voyageur spécialisé, Stendhal qui ne cessa de s’intéresser à tout ce qui passait devant lui, absolument tout : les gens, les conversations, la manière de vivre, l’habillement, l’archéologie et l’art. ‟El viatger ideal serà sempre per a mi Stendhal. A Stendhal li interessa sobretot el que passà successivament per davant dels seus ulls, absolutament tot : la gent, la conversació, la manera de viure, la política, els costums, l’arqueologia — i l’art, naturalment. Viatjar amb un criteri d’especialització em sembla una mica ridícul.”
J’éprouve une même griserie avec le portugais et il me revient le souvenir d’une visite au musée archéologique de Braga où j’ai discuté avec son directeur. Il parlait en portugais, je parlais en castillan, chacun posément, en prenant garde de ne jamais accélérer le rythme : à aucun moment nous n’avons éprouvé la moindre difficulté à nous comprendre. Ce genre d’expérience me grise comme un verre de bon vin ou une coupe de champagne ; j’ai alors la sensation de respirer plus amplement.
23 juillet. Girona. Comme la plupart des villes d’Europe, Girona a été sérieusement toilettée. La cathédrale se caractérise par son escalier monumental, de la largeur de l’édifice et qui y mène par paliers. Elle ressemble à un énorme buffet avec sa petite tour latérale et octogonale. Au fronton, cette date : 1733. Les ruelles encaissées et fraîches du call (l’ancien quartier juif), un mot qui vient du latin callis : rue. La ville de Girona prétend, à raison, que son quartier juif est l’un des mieux préservés d’Europe.
Pierre tombale d’un enfant juif (XIVe siècle), au Museu d’Història dels Jueus, à Girona.
El Museu d’Història dels Jueus et l’excellente librairie juive attenante au Centre Bonastruc ça Porta. On y solde des numéros de ‟Raíces – Revista judía de cultura”. Raíces, racines. Dans le musée. D’une baie vitrée, j’aperçois des vestiges : l’Espais arqueològics del Call, avec les bases d’une habitation juive du XIIIe siècle, incendiée à la fin du XIVe siècle et réutilisée au XVe siècle comme boucherie intégrée au complexe de la synagogue. Les rainures dans les murs destinées à recevoir la mézouza, un petit parchemin sur lequel est inscrit le verset biblique (Deutéronome VI : 4-9) : ‟Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu, il est le seul Éternel. Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Que ces commandements que je te donne aujourd’hui restent gravés dans ton cœur. Tu les inculqueras à tes enfants et tu en parleras chez toi dans ta maison, et quand tu marcheras sur la route, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. Qu’ils soient attachés comme un signe sur ta main et comme une marque sur ton front. Tu les inscriras sur les poteaux de ta maison et sur les montants de tes portes.”
Première référence documentaire qui atteste de la présence juive à Girona, un document de 983 où il est question de l’année 890. Mais on peut raisonnablement supposer que les Juifs étaient présents dans la région depuis plusieurs siècles. Un document de 1160 évoque pour la première fois le callis judaieus. Ce quartier sera habité par les Juifs du XIIe siècle à la fin du XVe siècle (jusqu’en 1492). Axe central de ce quartier la Carrer de la Força (alors Carrer major dell call jueu). Ce quartier connut son apogée au XIIe siècle et au XIIIe siècle. L’attaque la plus violente contre les Juifs de Catalogne eut lieu en 1391, plus exactement le 10 août au soir, à Girona. La communauté juive de la ville comptait alors huit cents membres. Suite à cette attaque (qui fit une quarantaine de victimes), elle baissa de moitié. En 1448, le call devint un espace de réclusion. Auparavant, des Chrétiens y vivaient et y travaillaient. En 1449, il ne restait plus que ceux cents Juifs. En juillet 1492, lorsqu’arriva l’ordre d’expulsion, sur la vingtaine de familles restantes près de la moitié choisit de se convertir.
Outre l’Espais arqueològics del Call, le plus émouvant de ce musée est sa collection lapidaire juive, la plus importante d’Espagne. Toute les pierres funéraires proviennent de l’unique cimetière juif de Girona, implanté sur une hauteur de Montjuïc, un cimetière utilisé de 1204 à 1492. Par chance, cet espace n’a jamais été touché après le départ des Juifs ; sa structure est donc quasiment intacte. D’émouvants épitaphes. Au dernier étage, l’Institut d’Études Nahmanide, un centre qui dispose d’une importante bibliothèque spécialisée. Rappelons que Moshe ben Nahman est né à Girona, en 1194, et qu’il est mort à Saint-Jean d’Acre, en 1270. Parti pour Israël vers 1267 comme nombre de Séfarades, il garda la nostalgie de sa terre natale, ainsi qu’en témoignent ses lettres. Dans le patio, une grande étoile de David est inscrite dans le marbre du pavage. Des touristes israéliens se sont regroupés autour d’elle et chantent la Hatikva. Des larmes me montent aux yeux. Pourquoi ? Je ne suis ni israélien ni juif que je sache !
L’étoile de David dans le patio du Museu d’Història dels Jueus, à Girona.
Retour dans la librairie. Je relève quelques titres : ‟Moral judía y moral cristiana” d’Elie Benamozegh, un livre que je recommande, ‟Visados milagrosos. El cónsul japonés que salvó a seis mil judíos” de Yutaka Taniuchi, ‟Libro de viajes de Benjamín de Tudela”, ‟El exilio de la palabra. Del silencio bíblico al silencio de Auschwitz” d’André Neher, ‟Por qué soy judio” d’Edmond fleg, ‟El valle del llanto” de Yosef ha-Kohen, ‟Carta a los judíos del Yemen – Carta a los judíos de Montpellier” de Maimonides.
Marche dans Girona. En vitrine, des Caganers déclinés avec des célébrités parmi lesquelles Barak Obama et l’actuel président du Gouvernement, Mariano Rajoy, mais aussi un guardia civil, un évêque, une danseuse de flamenco… La merveilleuse boutique Colmado Moriscot au n° 4 de la Carrer dels Ciutadans, une épicerie fine. Sur le Río Onyar, le Pont de Pedra (1849-1856), le plus beau pont de Girona, de l’architecte Constantino Germán. Partout, des drapeaux de l’ERC.
Inhabituel, dans une galerie marchande de Barcelone, un caganer géant, figurine traditionnelle de Noël en Catalogne, mais en format réduit… Le caganer, un petit berger qui fait caca, un santon-chieur. De plus en plus populaires sont les caganers représentant des célébrités telles que des politiciens, des membres de la famille royale et des athlètes, entre autres. Ce personnage placé dans la crèche (belén) véhicule une riche symbolique.
Olivier Ypsilantis