17 juillet 2013. Barcelone. Sur d’assez nombreux balcons, le drapeau de l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) est déployé. Sur les murs, des petits autocollants où l’on peut lire : Independència i socialisme ! J’écoute parler des Catalans tout en lisant un journal en catalan. Celui qui parle français et castillan a automatiquement une connaissance passive de plusieurs langues, même s’il ne les a jamais étudiées. Parmi celles-ci, le catalan, le portugais et le galicien. Lorsque j’arrive à Barcelone, j’ai ce plaisir de pouvoir lire avec aisance une langue que je n’ai jamais étudiée, un plaisir très particulier qui confirme la saveur du cafe con leche accompagné d’une tostada con tomate. En Galice, je lirai des poèmes de Rosalia de Castro.
Barcelone tôt le matin. Une fraîcheur vraiment inhabituelle pour la mi-juillet. La Sagrada Familia, un vertige partout, comme un désordre ordonné. Des basculements et des convergences. A l’intérieur de cette construction qui coupe le souffle (l’expression n’est pas usurpée), je ne cesse de penser aux photographies de Karl Blossfeldt. Cette énorme construction (60 % de sa forme définitive) digne d’admiration n’est pourtant pas ce que je préfère. Je préfère — et de loin — l’architecture civile de Gaudí, immeubles et palais.
Gaudí, un observateur de la nature qui voulut faire de sa cathédrale une forêt, avec son ordre particulier et sa formidable densité. Gaudí observa donc les arbres, les fleurs, les minéraux (galène, pyrite, fluorite, etc.). Il étudia le système des polyèdres, les polygones (très présents dans la nature, à commencer par les alvéoles de la ruche), les polygones qu’il fit tendre vers le cercle à mesure que montaient les colonnes. Il étudia les paraboloïdes, les hélicoïdes, les conical curves, les false plans, les twinnet crystalls (twinned polyhedrons), les… Son œil ne cessa jamais de s’émerveiller et il ne cessa de jubiler en travaillant. Il avait remarqué que la spirale organisait le monde, des structures des galaxies à celle de certains coquillages.
La Sagrada Familia, une vue en contre-plongée.
J’observe les plans monumentaux de Ramon Berenguer (1913-2008) dont un plan de masse de la Sagrada Familia avec la symbolique qui la sous-tend. Les parties néo-gothiques de Francisco de Paula del Villar y Lozano, un projet initial que Gaudí modifia par étapes. Vers 1915, celui-ci se mit à l’étude des hyperboloïdes. Le cryptogramme élaboré par Josep Maria Subirachs. Les destructions causées par la Guerre Civile, dans la construction elle-même mais aussi dans l’atelier de Gaudí où nombre de dessins et maquettes ont ainsi été perdus.
18 juillet. Garraf. Dans un café bleu, devant la Méditerranée. Je pense à ce prochain séjour israélien, à l’énergie qu’il m’apportera. Il me faut multiplier les points d’appui hors d’Europe où les signes inquiétants se multiplient. Que signifie cette exposition au Musée du Jeu de Paume des photographies d’Ahlam Shibli, à la gloire des ‟martyrs” palestiniens ? La France donne depuis quelque temps le signal de la plus profonde démagogie dans l’espoir de préserver un confort de plus en plus précaire. Le mot Israël suffit à déclencher des réflexes pavloviens. Aucun pays n’est entouré d’une telle malveillance, d’une telle suspicion. Ces sentiments ont une généalogie, l’antisémitisme a lui-même une généalogie. Israël se serait pas tant visé si les masses n’associaient le pays ‟aux Juifs”. L’antisionisme est dans presque tous les cas le nouvel uniforme de l’antisémitisme. L’antisémitisme qui s’est élaboré chez nous, en Europe, en France, principalement dans les milieux catholiques et socialistes, ce vieil antisémitisme doté d’une forte structure théorique excite les musulmans qui l’ont récupéré afin de mieux dénoncer Israël.
Manlleu, à quelques kilomètres de Vich. La présence insistante de la lettre x dans la langue catalane. Un commerce de machines à coudre sous les arcades de la Plaça de Fra-Bernadí, un vieux commerce avec une vitrine qui ressemble à celle du barbier dans ‟The Great Dictator” de Charlie Chaplin. Alors que je pense ghetto, mon regard tombe sur ces lettres peintes sur le bois de l’enseigne : WERTHEIM. Aux balcons, de nombreux drapeaux de l’ERC. La Catalogne affirme son catalanisme à mesure que l’on voyage vers le nord. Il est autrement plus affirmé dans la province de Gerona que dans celle de Tarragona. Je m’assieds dans un recoin ombragé de cette vaste place rectangulaire et j’observe. Je pourrais commencer une tentative d’épuisement de ce lieu, à la manière de Georges Perec. Si je me livrais à un tel exercice (que j’ai pratiqué dans des cafés de la place du Capitole, à Toulouse, au début des années 1990), je commencerais par prendre note du va-et-vient des mahométans, djellabas blanches du ramadan et barbes diversement fournies. Un tel exercice exige une parfaite neutralité ; il m’interdirait par exemple de noter que ce va-e-t-vient me déprime et que je m’aime pas les barbes. Les cris des mouettes le long du canal et de la rivière (El Ter) me réconfortent. Leurs eaux sont limoneuses après des pluies inhabituelles.
Notes de lectures prises à Mojácar et retrouvées sur une feuille volante.
Les difficultés qu’eurent à affronter les nazis pour déterminer si les Caraïtes étaient des Juifs ou non. A cet effet, des spécialistes d’anatomie et de paléontologie, de droit de de philologie sémitique furent sollicités. Les autorités attendaient une réponse précise ; elle fut contradictoire. Selon les uns, les Caraïtes étaient des turco-tartares convertis ; en conséquence, ils n’avaient pas de sang juif, une conclusion qui pouvait contribuer au sauvetage des communautés caraïtes. On sait que les nazis ne se préoccupaient que de race et en rien de religion. Selon les autres, les Caraïtes constituaient un groupe ethnique malaisé à classer mais avec une trace (Einschlag) juive. Cette dernière conclusion impliquait l’interdiction d’union matrimoniale avec des Allemands au sang ‟pur”, l’expulsion du Reich, mais pas l’extermination. Dans leur logique aberrante et extraordinairement méticuleuse, les nazis firent appel à des savants juifs à l’intérieur même des ghettos pour traduire de l’hébreu des écrits sur la question caraïte.
Les nazis connaissaient le rapport de Corrado Gini qui rendait compte d’une enquête menée par une mission italienne, en 1934. Sans le vouloir, cette enquête contribuera au sauvetage des Caraïtes au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Le portrait psychologique que Corrado Gini dresse des Caraïtes s’inspire de portraits beaucoup plus anciens qui opposent les Caraïtes aux Juifs rabbanites. Cette enquête apporte par ailleurs de précieux renseignements sur les relations entre ces deux groupes. Elle rapporte que les Caraïtes entendaient protéger leur statut et leurs privilèges et que pour ce faire ils se montraient volontiers hostiles envers les Juifs. Les conclusions du rapport de Corrado Gini laissent toutefois planer une certaine ambiguïté que les experts nazis utilisèrent selon les intérêts allemands du moment. Ils choisirent de pousser de côté cette trace juive pour mettre l’accent sur le stéréotype du ‟Caraïtes laborieux” opposé au ‟Pharisien parasite”. Ils firent appel aux ‟preuves de psychologie raciale” en insistant sur la tradition agricole et militaire des Caraïtes qui avaient combattu avec l’armée Wrangel. Il est possible que les nazis aient laissé la question caraïte de côté en raison de leurs difficultés sur le front de l’Est. En effet, ils savaient que les Tartares, leurs alliés, considéraient les Caraïtes comme des parents ethniques ; ils ne pouvaient s’offrir le luxe de perdre cet appui dans leur lutte contre les Slaves.
Kenessa (lieu de culte des Caraïtes) de Vilnius, en Lituanie.
Les tergiversations nazies ne suffisent pourtant pas à expliquer le sort relativement favorables des Caraïtes au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les Caraïtes proposaient (et acceptaient) différentes versions quant à leurs origines. Elles pouvaient être juives, l’être à des degrés divers ou ne pas l’être. Par ailleurs, les Caraïtes savaient établir des relations de symbiose qui leur permettaient de se déclarer membres de tel ou tel groupe selon les circonstances. Ainsi firent-ils fonctionner ce mécanisme culturel avec les Tartares et les Lituaniens et nouèrent de tels liens avec ces premiers qu’ils en vinrent à servir dans la Wehrmacht, la Waffen SS et la Légion tartare. En France, ils surent s’extraire d’une situation délicate. On sait que Xavier Vallat, le directeur du Commissariat général aux Questions juives, avait déclaré que les seules différences entre les Caraïtes et les Juifs étaient d’ordre religieux et non raciales. En janvier 1943, l’Association des caraïmes en France fit reconnaître les Caraïtes comme non-juifs, essentiellement grâce à une documentation montrant, d’une part, leurs mauvais rapports avec les Juifs, d’autre part, leurs excellents rapports avec les Russes exilés en France.
Olivier Ypsilantis
Les Karaites qui ont longtemps vécu en Egypte, Turquie et en Irak et les Karaites de Russie appartiennent à deux groupes de population très différents. Les premiers sont des Juifs qui n’ont pas accepté le judaïsme rabbinique, et qui ne reconnaissent que la Thora écrite, les deuxièmes se définissent comme Karaylar, ou Karaim-Kriptchak, groupe tartare. D’après Firkowitch, qui est lui-même un Juif karaite, ils sont musulmans et eux-mêmes disent qu’ils reconnaissent comme prophètes Jésus et Mahomet. Ils sont sans doute descendants de Juifs karaites mélangés depuis des siècles aux Tartares musulmans. Ils ont en tout cas réussi au 19 ème siècle à se faire de-judaïser officiellement par les autorités russes. Les Nazis, qui ne remontaient que jusqu’aux grands-parents pour déterminer la judéité des populations n’ont donc pas pu les inscrire comme Juifs. Cependant, leur ethnie incertaine, à la fois moyen-orientale et tartare, ne leur permettaient pas d’être des aryens. Les Juifs karaites qui se trouvaient sur le territoire soviétiques furent exterminés comme les autres Juifs.
Dans le même ordre d’idées, les Nazis ne reconnurent pas comme Juifs les Subbotnik, chrétiens judaïsants ou même convertis au judaïsme
Cordialement