29 juillet. Óbidos. Petite ville ceinte de murailles, charmante et ennuyeuse comme tous les lieux apprêtés pour le tourisme. Il est vrai que pour cause de pandémie le tourisme est à présent, et exceptionnellement, bien rare, quelques Français seulement. Pour l’heure, le plus appréciable est cette brise légère et soutenue qui enveloppe le corps.
Retour à Peniche et marche dans la presqu’île. Je pense à ce gigantesque plan de sauvetage et de relance concocté par Macron-Merkel. Je n’en perçois pas les contours. J’aimerais pouvoir entrer dans le détail de cet « accord historique » mais, pour l’heure, tout ce que j’ai pu lire à ce sujet n’est que brume. Que dire alors ? Nous n’avions probablement pas le choix ; mais, parvenu à ce niveau, le choix de l’endettement est inquiétant, très inquiétant même. Je vois comme une union toujours plus vers le bas, ainsi que je l’ai écrit, des junkies qui s’enfoncent dans la défonce. Il s’agit me semble-t-il d’un subterfuge de droit public, un subterfuge caché derrière un paravent quelque peu technique.
Óbidos
Il est question d’un emprunt européen de 750 milliards d’euros (750 000 000 000 d’euros) dont 390 milliards de subventions attribués à des États, Italie et Espagne en tête. On nous répète que ces États n’auront rien à rembourser puisqu’il s’agit de subventions et non de prêts. Je m’interroge et demande des précisions. Dans tous les cas, les États devront augmenter les ressources propres de l’Union européenne afin de rembourser ces 750 milliards et non pas seulement 750 milliards moins 390 milliards, soit 360 milliards comme on nous le répète, soit un remboursement sur les prêts (360 milliards) mais aussi sur les subventions (390 milliards). C’est tout au moins ce que je suppose. La fiscalité étendra ses tentacules – et par ailleurs des tentacules lui pousseront. Endettement, fiscalité, déclin, le sort de l’Europe suivra probablement cette pente d’autant plus que les dépenses publiques représentent déjà selon Eurostat 46,7% du P.I.B. européen, un pourcentage élevé qui laisse une marge de manœuvre bien étroite. Les politiciens et les administrations nationales et supranationales s’enivrent de tout un lexique. Tenez-vous bien : le programme global de soutien à l’économie a été baptisé « Next Generation EU » ; et je passe sur la désignation de ses sept sous-programmes, soit un plan d’endettement qui, si tout se passe comme prévu, s’étirera jusqu’en 2057, avec le remboursement des 750 milliards d’euros. Je suis convaincu que l’argent sera vite dépensé et plutôt mal, capté pour l’essentiel par les administrations, ces circuits complexes avec tuyauteries déficientes. L’effet sur l’économie sera plutôt faible. Je m’efforce de comprendre ce qui s’est concocté. Je me dis que pour emprunter il faudra d’abord augmenter les ressources du budget européen (oui ? non ?), autrement dit augmenter des impôts existants et, surtout, créer des impôts nouveaux ; et pour ce faire, il faudra (me semble-t-il) l’accord de chaque parlement national. Mais j’y pense, ce plan sera-t-il mis en œuvre dans sa totalité ?
L’État-providence ne croit pas en une politique libérale. Il doit l’encadrer strictement, l’étouffer même pour survivre en tant qu’État-providence. Pas question de diminuer les dépenses publiques, d’alléger l’appareil étatique, de s’attaquer aux administrations, le choix est la dette publique afin de soutenir les dépenses publiques. Le sacro-saint déficit budgétaire inférieur à 3% du P.I.B. avec une dette publique inférieure à 60% du P.I.B., un engagement pris à Maastricht, est passé par-dessus bord. Les « Frugal Four » sont regardés avec mépris par toute une clique fonctionnarisée dont le quotidien Le Monde est en France l’une des voix « distinguées », la France super-étatisée, épuisée parce que super-étatisée et qui s’accroche à tout ce qui flotte encore au risque d’entraîner tout le monde dans le naufrage. On ne peut vivre indéfiniment dans l’emprunt et la dette, le dette et l’emprunt, en se contentant d’attendre une croissance qui considérant l’actuel système social ne suffira pas à réduire l’endettement d’une manière conséquente et durable. Il faudrait commencer par bouleverser bien des réglementations sur les entreprises, et quelle que soit leur taille. Difficile puisque la France est devenue otage de son État qui loin de s’en tenir à ses fonctions régaliennes installe des octrois un peu partout. Nous regardons aujourd’hui les pavillons d’octroi qui subsistent avec amusement, en nous demandant comment un tel monde a été possible ; mais nous ne comprenons pas qu’ils sont toujours là, plus nombreux, bien plus nombreux, qu’ils se sont simplement dématérialisés.
Mais j’en reviens à cet emprunt – à cette dette. D’où proviennent ces 750 000 000 000 d’euros ? La Banque Centrale Européenne (B.C.E.) les émet en rachetant les titres de la dette dans les pays membres de l’Union européenne, une opération quelque peu olé-olé, et d’abord d’un point de vue juridique, ce que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s’est permise de signaler. Pour ma part, je suis perplexe et inquiet car j’ai de plus en plus l’impression que nous nous roulons des joints vautrés au milieu de barils de poudre.
Certes, il pourrait y avoir une manière d’alléger cette dette, par le bas, une fois encore, non par la croissance mais par l’inflation. J’ai toujours appris que l’excès de monnaie (nous y sommes) crée de l’inflation, soit une hausse générale des prix avec déséquilibre entre monnaie et biens, trop de monnaie et trop peu de biens. Les économistes de l’École autrichienne d’économie ont par ailleurs signalé que l’argent facile est facilement gaspillé et que le déséquilibre macro-économique suscite nombre de déséquilibres micro-économiques non moins dangereux et plus dangereux même. L’inflation finit par décourager la croissance, elle lui coupe le souffle. N’allons-nous pas vers l’« impôt d’inflation », un mécanisme bien connu et dont les effets sont terribles ? L’inflation commence par faire souffrir les plus modestes avant d’étendre ses effets à l’ensemble de la société en désagrégeant l’économie, la société donc, suscitant la violence partout, à votre porte puis chez vous.
30 juillet. Marche le long du littoral. Tout en longeant ce vaste arc-de-cercle de sable blond des souvenirs me reviennent, parmi lesquels des souvenirs de lectures. Je pense à la Révolution française, à l’appréciation que j’en ai et qui, une fois encore, me place à contre-courant de l’opinion dominante, d’un credo simple voire simpliste. Qu’y puis-je ? Je ne cesse de me retrouver à contre-courant, incapable de me laisser aller dans le courant en compagnie de tant d’autres. Je ne prétends en rien à l’originalité, je ne la recherche même pas, je m’efforce d’être fidèle à moi-même. Je pense à l’appréciation de ce penseur profond entre tous sur la Révolution française, Guglielmo Ferrero, un événement dont il a pu saisir toute l’importance après avoir vécu la Première Guerre mondiale, avec l’effondrement des grandes dynasties en 1917 et 1918 et les révolutions qui s’en suivirent. En 1918, Guglielmo Ferrero s’est demandé si l’Europe ne recommençait pas ce qu’avait vécu la France qui s’efforça de fonder une république après la chute de la royauté. Il écrit dans « Pouvoir » (1942) : « Dans presque toute l’Europe à partir de 1919, comme en France après 1789, la difficulté d’organiser une république dans un pays saturé de traditions monarchiques a provoqué toutes sortes de désordres, qui ont abouti à la création de gouvernements révolutionnaires. Ce sont ces gouvernements révolutionnaires qui ont fini par déchaîner la guerre générale, pour les mêmes raisons et par des procédés analogues à ceux de la Révolution française ». C’est donc à partir des événements dont il a été témoin que Guglielmo Ferrero s’est penché sur la Révolution française dans laquelle il chercha une explication à la violence de l’époque qui fut la sienne, le monde d’après 1914, un monde qu’il s’employa à étudier jusqu’à sa mort, au cours de l’été 1942.
Marc Bloch (1886-1944)
J’ai en poche un petit livre de Marc Bloch, « Apologie pour l’histoire ou métier d’historien ». J’en relis des passages tout en marchant dans cette immense plage courbe, la Praia de Baleal. Ces pages ne cessent d’inviter à la réflexion, notamment sur le grand nombre de déformations du témoignage. Marc Bloch écrit que « l’erreur presque toujours est orientée d’avance. Surtout, elle ne se répand, elle ne prend vie qu’à la condition de s’accorder avec les partis pris de l’opinion commune ; elle devient alors comme le miroir où la conscience collective contemple ses propres traits ». Et il donne des exemples à l’appui de cette remarque.
Marc Bloch insiste sur la valeur documentaire du mensonge et il note que constater la tromperie ne suffit pas, qu’il faut aussi en découvrir les motifs. Pour ma part, il me semble qu’on informe au moins autant pour informer que désinformer, pour détourner l’attention de ce qui importe réellement. Ainsi ai-je remarqué que les sujets sociétaux (dont je ne nie pas l’importance) sont précisément activés lorsqu’il s’agit de distraire l’attention de la société. Si la question du féminisme, et du féministe le plus radical, est agitée en ce moment c’est aussi et peut-être d’abord parce qu’il faut distraire le peuple des inquiétudes (justifiées) quant aux conséquences économiques et donc sociales de la pandémie et des confinements. Et je pourrais à ce sujet multiplier les exemples.
Mais j’en reviens à ce livre dont le vent ne cesse de remuer les pages. Dans sa très belle préface, Georges Duby évoque en passant une possible influence de Karl Marx sur Marc Bloch, une remarque qui m’a retenu car elle rejoint mon rapport à l’auteur de « Das Kapital », soit une distanciation radicale envers le matérialisme dialectique et autres produits marxistes, ce qui ne m’empêche pas de reconnaître (avec Marc Bloch) que : « Comme analyste social nul n’eut plus de puissance » (voir ce qu’il écrit comme en passant dans « L’Étrange défaite », au cours de l’été 1940, sur une demi-page), un « éloge capital, si l’on songe au rôle attribué par Marc Bloch à l’analyse historique ». Karl Marx a bien été un observateur hors du commun, je l’ai très vite compris sans jamais adhérer à ses conclusions et à son « programme ».
Olivier Ypsilantis
Cher Olivier
J’ai moi aussi récemment lu Marc Bloch avec intérêt, et noté cette phrase, tirée de son article “Pourquoi je suis républicain” (annexé à L’étrange défaite) :
“La République est le régime du peuple…. Pas de liberté du peuple sans souveraineté du peupe, c’est-à-dire sans République”.
Mon commentaire : La République n’est pas un slogan ou un carcan vide : c’est le peuple qui lui donne son contenu et son âme. Peut-on encore être républicain (ou démocrate) quand on nie l’idée même d’identité nationale et qu’on considère comme suspecte la notion même de “peuple français” (ou de “peuple Juif”)?
Amitiés
Pierre