En Header, une inscription lapidaire, début XIVe siècle, pierre calcaire de la Grande Synagogue de Lisbonne trouvée après le tremblement de terre de 1755 et présentée au musée-synagogue Abraão Zacuto de Tomar.
27 août. Départ de Coimbra pour Tomar, en train. La petite gare de Coimbra, comme un gros jouet. La partie principale, rectangulaire, avec, en symétrie, deux ailes circulaires. Le répertoire néo-classique dans les parties hautes. Je pense à Robert Adams. Cette gare est bleue comme celle de Santa Apólonia, à Lisboa.
Ciel gris, pluie distillée. J’observe ses jeux sur les vitres du wagon. Ne jamais arriver et rouler indéfiniment, dans ce ferraillement et ce balancement légers. Je retrouve Erich Heller et une fois encore je prends note de la clarté de ses propos, de la précision de ses observations. « The letters to Felice are the best commentary – an exceedingly long commentary – on Kafka’s much analysed story “A Hunger Artist” and this is so because the letters endlessly debate the very theme that later assumed parabolic form in the story: the disproportion between the inner hunger and the nourishment offered by the external world, the very disproportion that is both the main theme of the letters and the reason why the Hunger Artist must “fast, I can’t help it” (…) The incompatibilities which merge and are artistically reconciled in “A Hunger Artist” are identical with those which make Kafka’s “Letters to Felice” an incomprehensible love story ». J’ai décidément lu peu de commentaires sur Franz Kafka aussi clairs, ce qui donne un bel élan à la lecture.
Erich Heller (1911-1990)
Le soleil a dissipé la couche de nuages. Le train s’arrête dans chaque agglomération. Des bois d’eucalyptus grêles. De la canne et encore de la canne. Des peupliers. Les agglomérations ressemblent décidément à des morceaux de banlieues. La promotion touristique se fait au Portugal à partir de points précis et relativement peu nombreux. La seule partie vraiment ample du Portugal, celle qui en impose, est la vallée du Douro, une vallée par ailleurs superbement travaillée par l’homme pour y aménager de la vigne. Mais j’allais oublier certaines parties de l’Alentejo qui m’apparaissent comme une prolongation des paysages d’Espagne.
A propos de la lettre à Felice du 17 octobre 1912 dans laquelle Franz Kafka décrit la soirée du 13 août, lorsqu’il rencontre Felice Bauer pour la première fois. Il s’agit d’un de ces documents d’un réalisme “magique” qui « through their hectic meticulousness reveals the anxiety of an imagination which, more and more enclosed within itself, fears that it might in the end forfeit the real altogether if it does not intensely watch over its every detail. In such hypnotically realistic description there is no trace to be found of that composure of mind with witch Homer describes the shield of Achilles, knowing well that he can safely rely upon the solid reality of the shield as much as upon the appropriateness of his language to that reality ». Ce livre d’Erich Heller est riche en diagnostics dans ce genre qui aident à visiter l’univers de Franz Kafka d’un pas assuré (mais toujours discret), loin de ces commentateurs qui entassent les complications dans l’espoir de mieux approcher Franz Kafka (!?) mais aussi – et surtout – d’en remontrer à leurs lecteurs : faire compliqué pour paraître intelligent.
Arrivée à Tomar. Devant la gare, une vaste esplanade en travaux. On y aménage des aires de parking. Perdu dans ces travaux, un monument aux morts de la Grande Guerre, un soldat en bronze grandeur nature charge baïonnette au canon ; il est plutôt expressif, plus expressif que ceux du monument aux morts de la Grande Guerre de Coimbra où les quatre soldats qui flanquent le monument sont comme d’affreuses grosses quilles qui ne demandent qu’à être renversées. Au fond de cette esplanade, le Tribunal. Déjeuner dans un petit restaurant brésilien proche de la gare. Le plaisir de parler avec ces femmes brésiliennes, une langue claire, ouverte. Le portugais est une langue à la phonétique particulièrement délicate, c’est pourquoi il doit être parlé avec soin. Trop de Portugais parlent leur langue paresseusement, comme s’ils sortaient de leur lit et ne songeaient qu’à y retourner. J’en éprouve parfois même de la colère, une sourde colère. Cette langue ne m’enchante pas au quotidien, contrairement à d’autres langues. Mais lorsqu’elle est déclamée ou chantée, il m’arrive d’avoir les larmes aux yeux. A ce propos, je me souviens d’une soirée avec poèmes déclamés en hommage à José (Zeca) Afonso et de chorales dans des églises du Portugal continental et insulaire. Je suis alors tombé amoureux de cette langue.
Tomar, la très élégante synagogue.
Tomar. Petit ville blanche et propre, très propre ; une petite ville à l’urbanisme bien organisé de long des berges du Rio Nabão. Un vent frais souffle dans les rues, ce vent frais qui en été est bien ce que le Portugal offre de plus agréable. Je poursuis ma lecture d’Erich Heller à la terrasse d’un café installée sur un large trottoir ombragé fait de pavés clairs dans lesquels s’inscrivent des croix d’Avis en pavés noirs. La lumière ne cesse de jouer sur les pages du livre et du carnet. Et tandis que je lis et griffonne des notes, je suis pris d’un léger vertige, ce vertige propre au voyage et qui est probablement son moment le plus intense ; il suffit à lui donner tout son sens avec cette perte momentanée de repère qui fait basculer le voyageur dans un autre temps, dans un autre lieu, un vertige spatio-temporel qui, ici, à Tomar, me replace en Grèce, un été à Ghytion, au sud du Péloponnèse, dans une rue de Ghytion. Pourquoi Ghytion ? Probablement une conjonction d’éléments : une qualité de la lumière, les façades blanches, un rapport précis entre la largeur de la rue et la hauteur des constructions qui la bordent, et autres éléments que je ne parviens à déterminer. Malheureusement, quelqu’un parle et les sonorités du portugais écourtent ce vertige, ce qui m’irrite.
Constat d’Erich Heller à propos de la relation Franz Kafka – Felice Bauer : « Everything he does comes to the same: it perfectly succeeds as literature, and perfectly fails in coming to grips with the real situation ». Peu de commentateurs de l’œuvre de Franz Kafka ont tenu des propos aussi clairs et nets, je le dis et le redis. Il y a ce moment particulier dans la relation de Franz Kafka – Felice Bauer, lorsqu’au cours de l’été 1916 Felice, à Berlin, s’occupe de Juifs réfugiés de guerre, en particulier des enfants. Franz s’investit pleinement dans les questions pédagogiques qu’elle doit affronter ; il l’encourage, la conseille et cet engagement l’apaise ; mais l’accalmie sera de courte durée.
Visite de la synagogue de Tomar (la plus ancienne synagogue du Portugal), construite vers le milieu du XVe siècle sur ordre de D. Henrique o Navegador, en reconnaissance de l’aide apportée par la communauté juive dans le financement des Découvertes. Fermée en 1496, suite à l’expulsion des Juifs du Portugal, elle va connaître diverses fonctions avant d’être classée Monumento Nacional en 1921. En 1923, Samuel Schwarz, un Juif polonais, en fait l’achat, la restaure et la lègue à l’État portugais en 1939 à la condition qu’y soit installé le Museu Luso-Hebraico de Abraão Zacuto. En 1985, des fouilles archéologiques mettent à jour un mikvé (toujours visible). L’intérieur est d’une grande élégance avec ces quatre colonnes qui symbolisent les quatre Matriarches : Sarah, Rachel, Rebecca et Léa. Les douze arcs qu’elles soutiennent symbolisent les douze tribus d’Israël. Aux quatre coins, de discrets renfoncements destinés à amplifier le son de la voix. Dans le Museu Luso-Hebraico de Abraão Zacuto, une importante collection lapidaire dont les éléments proviennent de divers endroits du Portugal.
Ci-joint, une visite de cette très belle synagogue magnifiquement restaurée :
https://www.youtube.com/watch?v=9R4jUBdINuM
La ville de Tomar (env. 40 000 habitants) s’est organisée le long du Rio Nabão. Il y a les ponts, il y a aussi les passerelles qui conduisent à l’île de Mouchão, un parc verdoyant ; il y a ces installations hydro-électriques, aujourd’hui fermées et qui vont être peu à peu transformées en musées, entre le Ponte Velha et le Ponte Nova ; il y a cette dénivellation aménagée dans le cours d’eau, à côté des installations sportives ; bref, le Rio Nabão contribue pour beaucoup au caractère et à l’agrément de cette petite ville.
C’est à Tomar qu’à lieu l’une des plus belles fêtes traditionnelles du Portugal, la Festa dos Tabuleiros ou Festa do Espírito Santo. Ci-joint, une vidéo montre cette fête et la structure des Tabuleiros, une fête qui se célèbre tous les quatre ans, début juillet :
https://www.centerofportugal.com/es/event/fiesta-de-los-tableros-tomar/
28 août. Visite du Convento do Cristo installé dans l’enceinte fortifiée du château, sur une hauteur boisée qui borde la vieille ville. L’origine de ce château est intimement liée à la formation du royaume du Portugal et à la présence des Templiers dans la péninsule ibérique, alors en grande partie occupée par les Musulmans. Les Templiers arrivent au Portugal en 1128. En 1159, ils reçoivent de D. Afonso Henriques, en remerciement de leur participation à la prise de Santarém et de Lisboa (1147), un vaste territoire situé à mi-distance entre Coimbra et Santarém, le Termo de Ceras. Dans ce territoire, ils fondent le Castelo et la Vila de Tomar. Les persécutions dont ils sont victimes (persécutions ordonnées par le roi de France Philippe IV à partir de 1307, avec extinction de l’ordre ordonnée par le pape Clément V en 1312 et mort sur le bûcher du dernier maître de l’ordre, Jacques de Molay, en 1314) vont être contournées par le roi du Portugal, D. Dinis, qui maintient leur organisation et leurs biens dans son royaume en se contentant de modifier leur dénomination : Ordem do Templo devient Ordem do Cristo. Rappelons que ce pape avait ordonné que tous les biens des Templiers et dans toute la chrétienté passent à l’ordre des Hospitaliers (également connu sous le nom d’ordre de Saint-Jean de Jérusalem). Où l’on trouve la finesse diplomatique portugaise à l’œuvre et dès les débuts du royaume du Portugal. Je le redis, et ainsi que je l’ai signalé dans un article sur ce blog intitulé « Pedro Teotónio Pereira, ambassadeur chez Franco », s’il est un domaine où le Portugal sait faire preuve de génie c’est bien dans ce qui touche à la diplomatie.
Tomar, vue générale avec, au premier plan, le Rio Nabão et, au loin, sur la hauteur, le Convento do Cristo.
Un mot encore au sujet de la manœuvre de D. Dinis. Afin de contourner les exigences du pape Clément V, il annexe provisoirement à la Couronne les biens des Templiers et commence des tractations avec ce pape afin de mettre sur pied un nouvel ordre religieux en allégeant l’urgente nécessité pour le Portugal de s’adjoindre une organisation puissante et disciplinée face aux Musulmans. Après quatre années de négociations, D. Dinis est autorisé à fonder un ordre religieux et en 1319, par bulle papale (Jean XXII est alors pape), est institué l’Ordo Militae Jesu Christi (ou Ordem Militar de Nosso Senhor Jesus Cristo) dans lequel D. Dinis s’empresse d’incorporer les membres, les biens et les privilèges de l’ordre des Templiers. Je passe sur les détails. Simplement, il est intéressant d’observer que l’uniforme reste le même (blanc avec croix rouge) et que la croix de la Ordem do Templo n’est que peu modifiée pour donner la croix de la Ordem do Cristo. Ce nouvel ordre suit lui aussi la règle cistercienne et l’abbé d’Alcobaça reste son guide spirituel et visiteur. En 1357, le quartier général de la Ordem do Cristo est installé dans le château de Tomar où était installé celui de la Ordem do Templo. Il ne le quittera plus.
Le Convento de Cristo, un vaste ensemble de constructions qui vont du XIIe siècle (les premiers travaux remontent à 1160) au XVIIIe siècle. C’est bien un compêndio de arte, e compêndio de história puisqu’en plus d’une succession de styles, on trouve la marque de Dom Gualdim Pais (le Templier fondateur de la ville de Tomar), de l’Infante Dom Henrique, Dom Manuel I, Dom João III et Felipe II devenu également roi du Portugal.
L’élément le plus reproduit de ce vaste ensemble est assurément la fenêtre de la façade occidentale de l’église manuéline du Convento de Cristo. Je la détaille me dis qu’elle ne déparerait pas dans le Palais Idéal du Facteur Cheval, et que ce Palais Idéal ne déparerait pas à Angkor Vat.
Olivier Ypsilantis