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Quelle démocratie pour Israël ? En lisant Pierre Lurçat – 2/2

Aharon Barak a placé le juge au-dessus du commun des mortels, “il est de par sa fonction le seul habilité à lire, à interpréter et même à modifier la loi”. Mais il y a une différence radicale entre la Loi du Sinaï et la loi telle que l’envisage Aharon Barak. La Loi du Sinaï a été donnée au peuple dans son intégralité, un peuple capable de la comprendre et de l’appliquer, tandis qu’Aharon Barak s’estime être le seul à pouvoir véhiculer la loi vers le peuple. Avec lui “le juge est véritablement créateur de droit et il a le dernier mot en matière d’interprétation, d’application de la loi et même en matière de législation”. Bref, la Révolution constitutionnelle a doté la Cour suprême d’un pouvoir exorbitant capable d’annuler les lois de la Knesset, y compris les Lois fondamentales.

Afin d’élargir le domaine de compétence de la Cour suprême, Aharon Barak commence par bouleverser les règles du droit de saisine et de l’intérêt à agir (afin de permettre un accès élargi devant la Cour suprême) puis il abolit les limites de la justiciabilité instaurées par la jurisprudence.

La vision qu’a Aharon Barak du droit est explicitement totalitaire en ce sens que tout vide juridique peut et doit être comblé par une norme juridique et que l’aire du politique ne saurait échapper au justiciable. La séparation des pouvoirs elle-même ne doit pas empêcher le contrôle judiciaire des actions gouvernementales y compris à caractère politique car, écrit Aharon Barak avec sa logique implacable et fermée sur elle-même, le pouvoir judiciaire “garantit que chaque pouvoir agit légalement à l’intérieur de son domaine, ce qui garantit la séparation des pouvoirs”. Aharon Barak se rend-il compte que dans sa frénésie il bafoue la séparation des pouvoirs sous prétexte de la défendre ? De fait, la Cour suprême met son nez partout, forte de l’extension de son domaine de compétence théorisée par Aharon Barak, extension qui efface la frontière entre le justiciable et le non justiciable, entre le droit et la politique. La Cour suprême intervient dans tous les domaines de la vie publique du pays, ce qui entre autres effets porte préjudice à la vie économique d’Israël par l’incertitude juridique, les sociétés internationales redoutant de tomber entre les griffes de la toute-puissante Cour suprême.

Il y aurait un livre à écrire sur les arrêts rendus par cet activisme (voire hyper-activisme) judiciaire. La Cour suprême est devenue l’instance qui valide ou invalide chaque nomination, grignotant ainsi le pouvoir du gouvernement qui par ailleurs se voit sans cesse surveillé.

Comment comprendre qu’Aharon Barak ait acquis un tel pouvoir ?

Pour comprendre la réussite de la Révolution constitutionnelle il faut commencer par examiner les deux Lois fondamentales adoptées en 1992, soit la loi sur la dignité humaine et la loi sur la liberté personnelle.

Les députés du Likoud qui se rattachent à la tradition démocratique libérale vont être les artisans de la Révolution constitutionnelle à la Knesset. Citons le ministre de la Justice Dan Meridor, favorable au vote d’une Constitution permettant à la Cour suprême d’annuler les lois. Il s’agit pour lui (ainsi qu’il le confessera bien après) de prendre de court les partis orthodoxes promoteurs de la Torah. Lorsque le gouvernement auquel il appartient tombe, il doit s’arranger avec une nouvelle coalition où siègent des partis orthodoxes. Il manœuvre donc (passons sur les détails) et le 17 mars 1992, la Knesset adopte le projet de Loi fondamentale sur la dignité et la liberté de l’homme, une loi qui (avec la Loi fondamentale sur la liberté professionnelle) permet à Aharon Barak de s’engouffrer dans la brèche et se croire autorisé à annuler les lois de la Knesset considérées comme contraires à ces deux Lois fondamentales.

 

La Knesset

 

Une fois encore et sans entrer dans les détails, cette Révolution constitutionnelle semble s’être faite à l’insu du public mais aussi des députés qui ont voté ces deux lois et des médias, grâce à un tour de passe-passe élaboré par Uriel Lynn, président de la Commission des Lois.

La Révolution constitutionnelle d’Aharon Barak s’appuie sur son appréciation de la démocratie, à savoir que la démocratie de la majorité ne suffit pas si elle ne s’accompagne pas d’une démocratie des valeurs. “La vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société”. Cette idée s’est installée chez nombre de nos contemporains pour lesquels les “valeurs de la société” importent bien plus que les règles de fonctionnement et les principes constitutifs d’un régime démocratique. L’État des droits semble vouloir s’imposer toujours plus à l’État de droit, ce qui pose au moins deux problèmes : 1. Le bien commun est évacué. Certes, le bien commun consiste à défendre l’ensemble des intérêts catégoriels ; mais que faire lorsque ceux-ci entrent en conflit les uns avec les autres ? 2. Qui est habilité à définir les valeurs de la société ? Et que faire en cas de conflit des valeurs ? Selon Aharon Barak, le juge seul (c’est-à-dire lui-même) est habilité à définir, apprécier et interpréter ce qu’elles sont. Ainsi s’est-il arrogé le droit d’annuler des lois de la Knesset, une pratique très restreinte avant la Révolution constitutionnelle et qu’il a rendue banale.

Cette orientation donnée par Aharon Barak à partir des deux Lois fondamentales de 1992 a des défauts. (Rappelons que les Lois fondamentales antérieures à la Révolution constitutionnelle ne portaient que sur les institutions). Tout d’abord, ces lois ont été adoptées à la sauvette, de nuit et devant un hémicycle aux deux-tiers vide. Si ces lois ne suffisent pas à définir la Constitution, elles en constituent la partie la plus importante et de l’avis même d’Aharon Barak. L’autre défaut, plus grave, concerne la séparation des pouvoirs. En effet, la Cour suprême se voit investie d’un pouvoir de contrôle et d’annulation qu’elle n’a jamais reçu du peuple et ses représentants. Tout l’édifice juridique édifié par Aharon Barak ne repose sur aucune décision de la Knesset et sur aucune loi. Bref, la Cour suprême s’est octroyée la compétence de légiférer seule, en se découplant du pouvoir législatif, soit la Knesset. Il faut lire à ce sujet les critiques du juge Moshé Landau qui estime qu’avec le vote de la Loi fondamentale sur la dignité et la liberté humaine (9 novembre 1995), la Cour suprême avait annoncé avoir élaboré une Constitution (comportant un contrôle judiciaire des lois de la Knesset). C’est un peu Pallas Athéna sortant du front de Zeus…

Le projet de réforme conduit par le gouvernement issu des élections de novembre 2022 veut rétablir l’équilibre des pouvoirs en réparant les excès de la Révolution constitutionnelle. Quel est ce projet de réforme judiciaire ?

Précisons avant tout que cette réforme n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein puisque plusieurs gouvernements antérieurs (notamment par le biais de leurs ministres de la Justice) avaient tenté de rétablir un équilibre rompu par Aharon Barak, en permettant de remettre en vigueur une loi votée par la Knesset et annulée par la Cour suprême. La clause de contournement n’a donc pas été élaborée par l’actuel gouvernement.

Dans ce livre Pierre Lurçat dénonce également le système de nomination des juges par des juges, pièce maîtresse du dispositif élaboré par Aharon Barak. Comme le signale Israël Aumann, prix Nobel d’économie, “il ne s’agit pas de démocratie, mais d’oligarchie”, un avis partagé par de nombreux observateurs. Cette question est devenue d’autant plus cruciale que les juges (à commencer par ceux de la Cour suprême) s’en sont de moins en moins tenus à des questions strictement juridiques pour s’adonner à l’activisme judiciaire (judicial activism) avec une Cour suprême hyper-activiste. Bref, Aharon Barak n’a cessé d’empiéter sur l’aire du gouvernement et de la Knesset tout en faisant verrouiller son système par une commission de nomination des juges, garantissant ainsi sa pérennité. Aharon Barak est à présent très anxieux face à la volonté de changement de l’actuel gouvernement quant à ce système de nomination. Par cette réforme, le mécanisme au sein de la commission de nomination devrait être sensiblement modifié avec six sièges sur neuf accordés au gouvernement et à la Knesset, les trois autres revenant au système judiciaire.

Second volet de la réforme en cours, la suppression du critère de “raisonnabilité”. Il n’est pas le fait d’Aharon Barak puisqu’il est présent dans le common law – voir the reasonable person standart. Ce n’est donc pas ce critère en lui-même qui pose problème en Israël, mais son utilisation forcenée par la Cour suprême. Alors que le critère de raisonnabilité n’était utilisé que pour sanctionner un excès de pouvoir, Aharon Barak en a fait un outil de contrôle de la Cour suprême sur les actes et décisions de l’administration, du gouvernement, des ministres, de l’armée, etc. Bref, l’actuelle réforme entend rendre plus raisonnable le critère de raisonnabilité, mettre fin à la toute-puissance de la Cour suprême et à l’incertitude juridique, si défavorable à l’économie du pays ainsi que nous l’avons dit.

Cette réforme répond à une question essentielle : à qui appartient le pouvoir dans une démocratie ? On connaît la réponse dans la conception traditionnelle de la démocratie. Or, par sa Révolution constitutionnelle, la Cour suprême a lentement mais sûrement érodé cette conception avec interventions à tout propos dans les processus législatifs de la Knesset. Ce qui était exceptionnel entre 1948 et 1992 est devenu systématique à partir de 1992.

Selon le projet de réforme judiciaire, l’annulation ou l’amendement d’une loi normale (et non une Loi fondamentale) par la Cour suprême ne pourra se faire que si les juges de la Cour suprême ont une majorité de 80 %. Par ailleurs, si la Knesset avait de son côté 61 députés (sur 120), elle aurait la possibilité de faire passer une loi refusée par la Cour suprême.

Sous l’impulsion de la Cour suprême, le conseiller juridique du Gouvernement ne se contente plus de donner de simples conseils au gouvernement ; et lorsqu’il exprime un avis contraire, le gouvernement se trouve sans défense juridique. C’est aussi à cette situation aberrante que la réforme entend mettre fin.

Les grandes manifestations qui ont eu lieu en Israël suite à l’annonce de la réforme judiciaire portée par le gouvernement de Benyamin Netanyahu voient s’opposer deux conceptions de la démocratie : la conception classique (qui repose sur la majorité) et l’actuelle conception (qui repose sur la “démocratie des valeurs”) avec, à l’arrière-plan, la coalition de droite (actuellement majoritaire à la Knesset) et l’opposition parlementaire soutenue par les grands médias. Dans cet affrontement se sont glissés des membres de l’establishment (judiciaire, sécuritaire, économique, médiatique, universitaire, etc.) qui tous ont un point commun : ils représentent des pouvoirs non élus.

L’ajournement de cette réforme sous des pressions tant intérieures qu’extérieures laisse entendre que les contre-pouvoirs (soit des pouvoirs non élus avec en tête la Cour suprême) sont devenus plus puissants que le pouvoir (le gouvernement et la Knesset, élus par le peuple). On en arrive aux droits de l’Homme (avec un grand H) opposés aux droits des citoyens, un processus entamé en Occident depuis des décennies, d’où l’intérêt particulier suscité en Occident par une affaire qui a priori ne concerne qu’Israël. La démocratie qu’est Israël avec un gouvernement et une Knesset élus au suffrage universel va-t-elle finir dominée par les juges de la Cour suprême et se faire “théocratie judiciaire” pour reprendre l’expression de Shmuel Trigano ?

Et nous terminerons sur ces mots de Pierre Manent que Pierre Lurçat cite volontiers dans ces pages : “Le pouvoir des juges aujourd’hui s’appuie ultimement non pas sur les lois de la nation considérée, non pas même sur sa Constitution, mais sur ce qui est au principe des lois et de la Constitution, à savoir les droits de l’homme et l’idée de l’humanité”. Les juges prétendent parler toujours plus au nom de l’humanité poussant de côté le citoyen, une tendance toujours plus marquée en Occident, ce qui explique le pouvoir toujours augmenté des juges, d’un “fondamentalisme juridique” laïc et le rejet de l’idée classique de la démocratie représentative et du pouvoir politique

Olivier Ypsilantis

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