Maria de Fátima Silva de Sequeira Dias (1958-2013) est une historienne bien connue de l’archipel des Açores, notamment pour ses études socio-économiques, une histoire qui s’entremêle avec celle des Juifs originaires du Maroc au cours de l’époque que cette historienne a le plus étudiée, soit les XIXème et XXème siècles. Elle a également étudié la présence juive dans cet archipel depuis l’arrivée des cristãos-novos (soit les Juifs convertis au christianisme) au XVème siècle et fuyant l’Inquisition jusqu’aux Juifs fuyant le nazisme.
La bibliographie relative aux Juifs des Açores est assez réduite. Si on exclut l’œuvre volumineuse de Maria de Fátima Silva de Sequeira Dias, cette bibliographie concerne presque exclusivement l’aspect religieux, communautaire et généalogique de cette petite communauté. Comme nous venons de le dire, cette historienne a étudié un autre aspect de cette présence, soit l’aspect social et économique, un aspect jamais étudié de manière exhaustive, car cette présence discrète a néanmoins eu une profonde influence tant sur l’économie que la société de cet archipel qui, rappelons-le comprend neuf îles, São Miguel, avec la capitale de cet ensemble, Ponta Delgada, étant de loin la plus importante. Outre cette île, les huit autres sont : Santa Maria, Faial, Terceira, Graciosa, São Jorge, Pico, Flores, Corvo.
Après trois siècles d’absence officielle (les Juifs sont expulsés du Portugal en 1496), les Juifs commencent à revenir timidement au XVIIIème siècle, alors que cette présence est encore officiellement interdite et que l’Inquisition n’est pas abolie – il est vrai qu’elle n’a alors plus rien à voir avec ce qu’elle a été et qu’elle somnole, pourrait-on dire. Quelques familles juives de Gibraltar arrivent à Lisbonne, avec des passeports britanniques. L’Inquisition est abolie en 1821 et c’est plus ou moins à cette époque qu’arrivent les premiers Juifs du Maroc. A la fin du XVIIIème siècle, la vie est difficile pour ces derniers, avec des épidémies et, en conséquence, une dégradation des conditions économiques et sociales. Par ailleurs, l’instabilité politique place les Juifs dans une situation délicate voire inquiétante. Ces Juifs venus du Maroc sont pour la plupart des négociants qui commercent avec l’Europe, des Juifs polyglottes.
Depuis la fin du XVIIIème siècle, les autorités portugaises commencent à laisser discrètement entendre qu’elles pourraient tolérer la pratique du judaïsme. En 1797, suite au naufrage d’un navire portugais sur les côtes du Suriname, les survivants sont recueillis par des membres de la communauté judéo-portugaise de cette colonie hollandaise qui s’adressent à eux en portugais. Les naufragés sont surpris par l’attachement de ces Juifs à la langue portugaise – rappelons que les Juifs avaient été expulsés du Portugal en 1496 et que nous sommes en 1797. Émues par l’attachement de ces Juifs à leur origine, les autorités portugaises les invitent officiellement à s’établir au Portugal avec toutes les garanties quant à leur sécurité.
Ce n’est qu’au début du XVIIIème siècle que les communautés juives du Portugal se renouvellent. Les premières destinations de ces immigrants juifs sont l’Algarve et les Açores. Pourquoi les Açores ? Les Juifs estiment que ces îles offrent un potentiel commercial important. Ils y débarquent avec des stocks de tissus. Les habitants de cet archipel s’habillent alors avec des vêtements en lin, du lin cultivé localement, et élaborés d’une manière rudimentaire, ou bien en laine, des vêtements également élaborés localement. Des commerces proposent des textiles venus d’Europe mais leurs prix sont prohibitifs pour ces insulaires. Les Juifs récemment arrivés proposent des articles portugais (du Portugal continental) et anglais à des prix accessibles. Les premiers Juifs débarquent à Ponta Delgada en 1819. Parmi eux, Abraão Bensaúde, Shalom Buzaglo, Arão Benayon, Jacon Mataná, Isaac Sentob et Arão Aflalo.
Le premier Juif à débarquer à Angra do Heroísmo (selon les documents), capitale de l’île de Terceira, est Salomão Bensaúde, fils de Shalom Assiboni. Il y aurait débarqué en 1824. Il déménage pour Ponta Delgada, capitale de l’île de São Miguel, avant 1834. Il est le fondateur d’une firme qui est aujourd’hui devenue Grupo Bensaúde, la plus importante entreprise de l’archipel des Açores, et depuis le XVIIIème siècle. Leur succès suscite de l’irritation. On dit que grâce à leurs relations de longue date avec les exportateurs anglais, les Juifs bénéficient de facilités pour les payer avec des titres de crédit (letras a prazo). Les Juifs élargissent la gamme des biens importés, dont des articles de vaisselle et de quincaillerie, des articles qui manquent aux habitants des Açores. Les commerçants juifs doivent se rendre en Angleterre avec le produit de leurs ventes afin de payer la marchandise avec laquelle ils s’en reviennent. Cette situation est dénoncée : la monnaie se fait rare dans l’archipel. Les devises étrangères sont achetées sur l’île de Faial, l’une des neuf îles de l’archipel, où des navires étrangers achètent dans la monnaie de leurs pays. Le gouverneur se voit forcé de conditionner la quantité de marchandises importées à celle des exportations de produits locaux afin de rééquilibrer la balance commerciale. Ainsi les Juifs se font-ils exportateurs d’oranges et autres produits locaux.
Les Juifs vont ainsi contribuer au développement économique de l’archipel et à l’amélioration du niveau de vie de ses habitants. Les Juifs ne restent pas entre eux et engagent de nombreux locaux et à tous les niveaux pour développer les échanges commerciaux, ce qui facilite leur acceptation.
La présence juive aux Açores va s’amoindrir après une cinquantaine d’années de présence. Autour de 1873, les familles de commerçants juifs commencent à quitter l’archipel pour d’autres destinations, en Europe, au Brésil ou ailleurs. Ces départs ont des raisons économiques, soit la baisse de la production et donc d’exportation d’oranges et l’imposition de taxes douanières moins favorables. Au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, la présence juive aux Açores se trouve considérablement réduite. Il n’en reste pas moins qu’elle a profondément marqué la vie socio-économique de cet archipel et qu’aujourd’hui encore des descendants de ces Juifs affirment leur présence en tant que leaders de l’activité entrepreneuriale des Açores. Le nom d’une famille s’impose, les Bensaúde.
Maria de Fátima Silva de Sequeira Dias est probablement la meilleure experte de l’histoire économique des Açores. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat remarquée intitulée : « Uma estratégia de sucesso numa economia periférica : a Casa Bensaúde e os Açores, 1800-1873 ». L’influence de cette famille a été et reste si importante dans cet archipel que l’on peut dire : « Os Bensaúde dos Açores ou os Açores dos Bensaúde ».
De nombreux liens en ligne rendent compte de l’activité du Grupo Bensaúde, aussi ne vais-je pas entrer dans le détail des activités de ce groupe. Disons simplement que tous ce qui existe aujourd’hui aux Açores et qui n’existait pas au début du XVIIIème siècle appartient au Grupo Bensaúde ou est né de l’esprit d’entreprise d’un membre de cette famille. Maria de Fátima Silva de Sequeira Dias a étudié les archives de ce groupe (comme ceux de la Companhia de Tabacos Micaelense), rendant ainsi un précieux service à l’historiographie de cet archipel. Cette famille n’a pas donné que des entrepreneurs. Les fils de José Bensaúde : Alfredo est le fondateur de l’Instituto Superior Técnico de Lisbonne, Joaquim est un historien des Grandes Découvertes portugaises (os Descobrimentos) et Raúl est un gastro-entérologue, initiateur de la proctologie en France. Matilde, fille d’Alfredo, est une phytopathologiste renommée.
Les Bensaúde ont par ailleurs grandement contribué à la vie communautaire des Juifs des Açores, avec la création d’un cimetière puis d’une synagogue. Aujourd’hui, les cimetières juifs sont encore visibles sur les îles de Terceira, de São Miguel, de Faial et de São Jorge. Ils sont toujours entretenus par des descendants de cette famille. Il y a eu des petites synagogues dans des maisons particulières à Ponta Delgada, Angra do Heroísmo, Horta et Vila Franca do Campo (São Miguel). Toutes ces synagogues ont été fermées après le départ des dernières familles juives. La communauté juive des Açores a compté quelques rabbins et lettrés importants, tels le rabbin David Zagury (de Ponta Delgada) et Mimon Abohbot (d’Angra do Heroísmo), tous deux originaires de Mogador. La synagogue de Ponta Delgada (où ont été entreposées toutes les archives et les Torahs après fermeture des autres synagogues de l’archipel, avant leur envoi à Lisbonne) est le seul édifice de l’archipel conçu pour être exclusivement une synagogue. Cette synagogue a été construite à l’initiative d’un groupe constitué d’Abraão Bensaúde, son frère Elias, son beau-frère Isaac Zafrani, son cousin Salomão Bensaúde, Salom Buzaglo, José Azulai et Fortunato Abecassis. Le premier rouleau de la Torah, un parchemin, a été offert par Abraão Bensaúde en mémoire de ses frères Jacob et José, décédés au cours des premières années de leur arrivée dans l’île de São Miguel. Avec le départ des derniers Juifs de l’île, la synagogue de Ponta Delgada est à son tour tombée dans l’abandon. Des travaux de restauration ont été menés il y a quelques années sur ordre de la famille Bensaúde. La synagogue a été officiellement réouverte en avril 2015.
Olivier Ypsilantis