En Header, une photographie de Lucien Clergue, de l’extraordinaire série “Nu de la Mer”.
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Berges du Rhin. Vieilles femmes gourmandes, leurs doigts retiennent de la pâte feuilletée et du sucre glace.
Tu ne cesses de sourire. Le grand fleuve nous prodigue ses forces et nous sommes à présent capables du mot juste. Vins du Rhin, traîtres ; tantôt ma tête repose dans un calice emperlé, tantôt elle oscille au bout d’une tige trop flexible. Ailées, tes lèvres passent sur mon front. Il me semble pourtant que ton regard ne tardera pas à se faire accusateur. Des incursions d’ombre et des morsures de lumière. Enfin, je te désigne par un nom de ville, ta ville, Hamburg ; et je désigne ta ville par ton nom, Corina.
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Soirée estivale chez Clémence. Je m’efforce de cacher mon ennui au cours du dîner. La maîtresse de maison va et vient dans une tenue sombre. Les derniers invités prennent enfin congé et mon ennui avec eux. Nous sommes seuls. La sueur retient à son front quelques mèches et le champagne semble pétiller dans cette adorable tête. Elle se met à tourner sur elle-même et sa jupe finit par faire un disque. Quelle est cette petite cicatrice blanche sur sa cuisse bronzée ? Des jeux d’ombres au plafond ; finiront-elles par lui dire tout ce que je n’ose lui avouer ? Je ne sais mais le champagne pétille aussi dans ma tête et je le laisserai faire…
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Rêve dans la nuit du 14 au 15 septembre 1985. Elle est assise en face de moi. Nos mains sont posées bien à plat sur la table. Immobiles, nous nous regardons. Sans que je le veuille, ma main droite se crispe comme si elle devait me retenir à une aspérité le long d’une paroi verticale. Une porte située à son dos, au fond de la pièce, s’ouvre brusquement et une longue forme noire se précipite sur nous dans un long cri rauque en désignant ma main crispée. Je me sens d’un coup infiniment coupable – mais de quoi ? – et replace ma main bien à plat. La longue forme noire glisse vers la porte en laissant derrière elle une trace sombre et huileuse.
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Chez Julie, une amie anglaise. Jour tranquille rue Madame. Fenêtre sur cour. Le grand acacia, anisé en cette heure. Elle sourit, sans raison me semble-t-il ; et je me mets à sourire, par politesse probablement. Silence. Une mouche entre par une fenêtre et sort par l’autre. Une chanson de James Taylor, « You can close your eyes » : Oh, the sun is surely sinking down / But the moon is slowly rising / So this old world must still be spinning round / And I still love you…
J’observe son cou et la certitude me vient qu’un petit reptile saurien y est tapi, à fleur de peau, et qu’il suffirait que j’avance la main pour que cette pulsation légère se glisse ailleurs sous sa peau et promptement.
Sur sa table de nuit, du Papier d’Arménie, une boîte de Cachou Lajaunie, un paquet de Camel, « The Go-Between » de L. P. Hartley dans la collection Penguin, avec Julie Christie en couverture, inscrite dans une photographie ovale à bord flou. L’actrice est vêtue d’un corsage blanc et d’une robe blanche, de la cotonnade probablement, une élégante tenue estivale. Elle tient une ombrelle blanche au-dessus d’elle. Un pêle-mêle au mur, avec sa famille devant un pavillon de la banlieue londonienne et elle sur fond de paysages urbains et naturels. Je reconnais Montréal, New York, Teotihuacan et Mykonos.
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A la terrasse d’un café. Va-et-vient des passants. Cette silhouette ne m’est pas inconnue. Je reconnais le carton à dessin tout neuf et la grosse barrette en plastique rouge qui dans l’atelier de gravure retient sa chevelure et l’empêche de traîner dans les bacs à acide et sur le vernis protecteur. Elle disparaît dans la perspective du boulevard de Strasbourg.
De l’atelier de l’hôtel de Chimay, j’observe la Seine, les arches des ponts et ces masses nuageuses que je m’efforce de transcrire sur l’acier de la plaque à l’aide d’une pointe sèche. Fiorenza a aujourd’hui une beauté de conspiratrice – son maquillage ? Sa chevelure se répand sur ses épaules en un tumulte bouclé tandis qu’une frange bien lisse lui tombe net au ras des yeux.
Conversation avec Fiorenza Aux II Académies. Une ferveur sporadique, une géographie éparse, des élans qui retombent en eux-mêmes, la possible présence de hauts-fonds, une certaine atrophie, le langage hagard. Nous nous regardons enfin sans trop savoir si nous dérivons ou si nous sommes à l’échouage.
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Rêve dans la nuit du 28 au 29 septembre 1985. Dans une rame du métropolitain, une jeune femme au visage d’icône m’aborde comme si elle me connaissait – mais peut-être me connaît-elle – et me questionne sur des sujets très divers. Je m’efforce de lui répondre comme si je la connaissais également – considérant son comportement, il pourrait s’agir d’une connaissance oubliée. Je lui pose à mon tour des questions sur des sujets non moins divers tout en me disant que je devrais éviter une telle dispersion et lui demander par exemple si nous nous sommes déjà rencontrés. Mais je pressens que cette question pourrait me mettre en péril. Nous nous séparons à la station Montparnasse-Bienvenüe.
De retour chez moi, sonnerie du téléphone (sitôt la porte du palier refermée). Je reconnais la voix de l’inconnue qui me donne spontanément son adresse. Mais comment peut-elle me téléphoner alors que je ne lui ai communiqué ni mon numéro de téléphone ni mon nom ? Je comprends « 17 avenue du Maine », ce que je répète. « Non, 17 avenue de la Haine, avec un H comme Hématome, avenue de la H.A.I.N.E. ! » termine-t-elle dans un sanglot. Bruit de couverts ; je me retourne : une trentaine de personnes assises autour d’une longue table me regardent, extatiques. L’une d’elles pourrait être la jeune femme au visage d’icône mais beaucoup plus âgée. Sa mère ? Sa grand-mère ?
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Rêve dans la nuit 7 au 8 octobre 1985. Mousson. De quelle matière ton corps est-il fait ? Du jade ? Du bronze ? Un alliage élaboré dans un atelier caché ? Ta chevelure garde toujours sa stricte ordonnance – mais ne porterais-tu pas un casque ?
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De cet automne flamand, je garderai le souvenir des petits-matins, leur silence, leur lumière douce-ardente, les douches fraîches et parfumées, les serviettes-éponges moelleuses aux coloris de feuillages d’automne.
S’est-elle engagée dans l’allée ? M’observe-t-elle par la porte entrebâillée ? Me faut-il fermer les yeux et attendre, attendre qu’elle me surprenne et pose ses lèvres sur les miennes ou sur mon front ?
Des souvenirs rompent leurs amarres. Ô cet été grec et cette brune luisante, parfumée au monoï ! Ses cheveux sont plaqués par la nage et les plongeons. Elle s’allonge. Thorax exhaussé, concavité de l’abdomen qui appelle le poids d’une tête.
Rose de sable, rose des vents, méridiens et parallèles, je m’endors la tête dans le creux de son abdomen.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis