En Header, un portrait peint par Moïse Kisling (1891-1953). Juif de Pologne et grand ami de Modigliani, il est une figure de Montparnasse. Il célèbre la femme dans des suites de portraits et de nus.
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Aperçu Valérie. Son assurance fragile, sa fragilité assurée. Ses lèvres en enseigne. Coupe casque, tailleur sombre, veste cintrée et juge étroite légèrement au-dessus du genou et discrètement fendue à l’arrière, chaussures vintage années 1960 avec petit talon aiguille. Elle disparaît à l’angle de la rue Bonaparte et de la rue Visconti. Visconti, un nom qui m’évoque davantage le cinéaste que l’architecte qui conçut le tombeau de Napoléon aux Invalides.
Pourquoi les mots s’obstinent-ils ? Pourquoi ne se dessaisissent-ils pas de nous ? Auraient-ils à notre égard une sollicitude maternelle et craindraient-ils que sans eux nous ne nous égarions ? Ou bien chercheraient-ils à nous perdre ? Comme j’aimerais pouvoir considérer la femme avec un regard et une mémoire qui ne savent aucun mot, un regard et une mémoire sans arme ni armure. L’homme est devenu si bavard. La femme ne pourrait-elle pas l’ôter aux mots ?
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ODILE peut s’écrire Eaux d’îles ou Hauts d’îles. Je vois alors des îles volcaniques – Théra peut-être –, immenses corps festonnés d’écume et de nuages.
O comme ondoiement ; D comme dune ; I comme île ; L comme lagune ; E comme eau.
Anagramme ODILE : IDOLE.
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Agathe, petits seins hauts et fermes ; grand regard foncé en limite de frange ; adorables minois ; un modèle Moïse Kisling.
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Toulouse. Va-et-vient sur la place du Capitole. Passe une femme en cheveux. Elle porte une robe Morgan orange, imprimée marguerites, légèrement cintrée à la taille, en tissu extensible, avec décolleté dos terminé par un nœud et encolure arrondie devant. Elle porte un sac banane Morgan orange, en vinyle, fermé par clapet avec ceinture réglable, un bandeau Morgan orange version imprimée, en tissu extensible, et des lunettes de soleil à large monture noire en plastique brillant et verres organiques teintés. Elle est chaussée de sandales cuir verni orange, dessus lanières cuir vachette verni retourné, boucle de côté, semelle élastomère, talon trapèze verni. Porte-t-elle sous sa robe un deux-pièces imprimé vichy, en jersey stretch : soutien-gorge balconnet à armatures, souligné d’un petit croquet, attache-dos et culotte brésilienne bien échancrée ? (Ces articles figurent dans le catalogue Printemps-Été 92 de La Redoute). Elle s’éloigne dans la rue du Taur.
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Elles passent, odorantes. Quels sont ces précieux parfums ? Prédatrice ? Nuit d’orage ? Nostalgie ? Aria ? Patricienne ? Exil ? Mélancolie ? Naïade ? Ondine ? Sylphide ? Œillade ? Préludes ? Rhapsodie ? Équinoxe ? Abysse ? Intruse ? Claroscuro ? Amarante ? Toccata et Fugue ? Elles passent, elles ondoient sous l’averse. Elles s’offriront au soleil, fauves, flexibles. Leurs yeux sont étirés comme des sagaies, sagaces.
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Un rêve début 1984. Les vapeurs de l’encens dans un contre-jour roux. Assise dans un confessionnal, à la place du confesseur, une femme coud du fil d’or sur une étole surchargée d’ornements. « C’est une Étolienne » me chuchote-t-on. Je me retourne et vois un suisse d’église, goguenard, bicorne de travers et baudrier de guingois. Tel Charlie Chaplin, il prend appui tantôt sur sa canne tantôt sur sa hallebarde et maintient non sans élégance un équilibre qui me semble précaire.
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Atelier de dessin aux Beaux-Arts. Marcelle est originaire de Marseille ; c’est un beau modèle au teint mat. Son visage est bien celui d’une femme de cinquante ans mais le corps, lui, n’a que trente ans. Lorsqu’un étudiant entre dans l’atelier, elle l’accueille avec le sourire – n’est-elle pas la maîtresse des lieux ? Pose puis pause. Elle étire ses membres légèrement ankylosés, approche ses mains et ses pieds du petit radiateur électrique qu’elle emporte d’atelier en atelier. Elle demande une cigarette et remercie d’un sourire l’étudiant qui lui tend un paquet de Camel. Cigarette aux lèvres, yeux clos, tête légèrement renversée, elle se repose. Comme j’aimerais poser mes lèvres là où bat le sang, à la base du cou, les y poser sans m’attarder. Elle entrouvre les yeux et me regarde. A-t-elle deviné mon trouble ? Elle me sourit comme une femme de cinquante ans peut sourire à un homme de vingt ans. Sa chevelure flamboie – le henné. Son peignoir vert est à peine noué. Je suis le tracé des veines sur ses mains et ses pieds tiédis. Pause puis pose. Nos pauvres dessins ne diront rien de l’unicité de ce corps ; j’espère qu’elle nous pardonnera.
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Elle m’aborde dans la cour des Beaux-Arts, devant le Palais des Études. Rouge est son pantalon, rouges sont ses bottines, rouge est son écharpe. Elle milite au P.C.E. Ô ce rouge sur le pavé mouillé de Paris ! Ô ces yeux d’un bleu minéral ! Le parti embauche des sirènes ; que va-t-elle me chanter ? Je la suis puisqu’elle m’y invite. Petit cours de dialectique à l’entrée de la salle Melpomène. Je fuis la dialectique, je me réfugie dans les yeux de la belle camarade, je m’y ébroue. J’échappe ainsi au rouleau compresseur du matérialisme historique, au cylindre à vapeur du matérialisme didactique. Je vacille dans le regard de la séduisante militante. Je suis ébaubi et ce n’est que lorsqu’elle me questionne que je reprends avec hésitation mes esprits. J’insiste sur l’éclectisme de mes goûts en politique – des goûts et des couleurs on ne dispute point –, de mon attirance pour les penseurs royalistes et anarchistes : entre le comte Joseph de Maistre et le prince Piotr Kropotkine, mon cœur balance. La camarade qui étudie la peinture aux Beaux-Arts juge préférable de parler d’art, renonçant ainsi à passer le cou et les poignets d’un pauvre rêveur dans la cangue du matérialisme historique et dialectique. Ô rouge égérie !
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Île d’Yeu. Pluies et éclaircies. Je l’accompagne au bateau qui assure la liaison avec le continent, La Vendée. Elle a ramené sa chevelure sous un bonnet de laine blanche d’où s’échappent quelques longues mèches couleur de dune. Corina et ses profonds lainages. Serrer contre soi ce moelleux, une dernière fois. Comme elle est belle la femme qui s’éloigne ! Là-bas, un Finn. Dans le bassin de plaisance, les drisses claquent contre les mâts en aluminium (sons clairs) et contre les mâts en bois (sons mats). Embarquement. La passerelle est levée. Sur cheminée de La Vendée, deux cœurs entrelacés, le blason de la Vendée.
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Tantôt je la vois comme un abîme sans fond, ce qui m’épouvante bien à tort – je n’y risque rien précisément parce qu’il est sans fond –, tantôt comme un nid de poule dans lequel je risque tout au plus de me tordre la cheville.
Tout en relisant ces mots, je leur trouve une tonalité kafkaïenne.
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Hambourg. Tête-à-tête presqu’amoureux dans une pâtisserie crépie de rose et de mauve. Nous serons bientôt à l’ombre d’un Luftschutzraum. Entre elle et moi, de l’émoi et deux glaces chapeautées de crème. On diffuse du jazz. Sous une chemisette et un short fuchsia, elle porte un maillot de bain deux pièces fuchsia. Nous étions à la piscine ce matin, l’immense piscine d’eau salée à vagues de Travemünde, un village tout proche de Lübeck.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis