93
Fragments d’une lettre de l’automne 1986. Ici les averses se succèdent. Je les écoute, leur sonorité sur le toit et contre les vitres ; et entre deux averses j’écoute, la fenêtre grande ouverte, la forêt qui s’égoutte. Je ferme les yeux et des séquences du « Miroir » d’Andreï Tarkovski me reviennent dans toute leur précision. De fait, je me refugie dans ce film qui me désigne une patrie retrouvée sans que je sache pourquoi – et c’est probablement bien ainsi.
L’amour que je porte à un lieu et celui que je porte à une femme ne cessent d’interférer. Lorsque je prononce ton nom, de lointaines contrées se voient désignées, des contrées qui en retour te désignent. Franz Kafka écrit quelque part dans son « Journal » : « Je n’aurais jamais pu épouser une jeune fille avec laquelle j’aurais vécu toute une année dans la même ville », une remarque qui m’a d’autant plus retenu que j’avais écrit quelque chose de semblable il y a quelques années.
Connais-tu Emmanuel Berl ? Il a été tendre avec Pierre Drieu la Rochelle son ami. Il est l’un des rares à l’avoir alors compris. J’apprécie sa lucidité tendre – et moqueuse envers lui-même –, sa discrétion attentive. J’apprécie cet homme dont les plaintes sont l’expression la plus achevée d’une force qui s’observe et n’hésite pas à se tourner en dérision.
94
Rêve dans la nuit du 23 au 24 novembre 1986. Soirée et lumière tamisée. Les regards que le fard effile, de longs ongles rouges affûtés et à l’affût. Les décolletés des robes dessinent des pointes couleur de lune qui descendent entre les seins des invitées. Ses propos me blessent. L’averse cingle les vitres.
95
Je viens de recevoir cette lettre que je redoutais, une enveloppe marquée de ces dix lettres : FRANKREICH. Ce silence inhabituel et tant de suppositions… Tantôt je l’imaginais à l’agonie, tantôt convalescent au bras de sa fille, longeant l’Elbe ou la Weser.
Mes mains tremblent alors je décachette la lettre. « En anglais, ce n’est pas si difficile ; mais dans ma propre langue, je ne puis toujours pas prononcer le mot TOD » et elle me précise qu’elle s’est rasée les cheveux en signe de deuil. Une question se met à me préoccuper : qu’a-t-elle fait de sa chevelure ? Il n’est pas possible qu’elle l’ait mêlée à l’ordure.
96
Promenade à Worpswede. Elle me parle d’une guerre totale et proche dont l’Europe sera le théâtre. Je tente de la rassurer mais trois intercepteurs nous écrasent de leur rugissement.
La nuit suivante, je fis ce rêve : une procession de barques lentes dans lesquelles sont empilés des blocs de tourbe. Elle me dit : « Ne te méprends pas. Ce ne sont pas des blocs de tourbe mais des cercueils et, considérant leur taille, des cercueils pour mort-nés ».
97
Réception au château. Je feins de ne pas la voir mais je ne vois qu’elle. Je suis en haut de l’escalier d’honneur, elle monte à ma rencontre et me tend une coupe de champagne. Elle ressemble à Anna Risi surnommée « Nanna », le modèle d’Anselm Feuerbach, des portraits que j’ai admirés dans des musées d’Allemagne, tant pour la beauté du modèle que pour la qualité des peintures. Elle ressemble à Anna Risi bien qu’elle ait le nez busqué, comme ses lointains parents ainsi que je le constaterai avec ces portraits de Grands Maîtres de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem accrochés dans le salon de ses parents, à Versailles.
Le champagne aidant, nous évoquons un possible voyage : l’Orient Express ou le Transsibérien ; et je me vois déjà longer en sa compagnie des berges incertaines et herbeuses du fleuve Amour…
Nous nous sommes revus le dimanche suivant, au cinéma Le Champollion ou, plus simplement, Le Champo, ce petit cinéma à l’angle de la rue des Écoles et de la rue Champollion. On y projetait « Lolita » de Stanley Kubrick, ce qui m’amusait car cette grande brune représentait pour moi l’anti-Lolita – le style Lolita m’ayant toujours insupporté pour des raisons qu’il me reste à explorer. Dans l’obscurité de cette petite salle, nous nous sommes pris la main ; et je me suis installé dans l’attente, la merveilleuse attente, avec cette certitude : les plus beaux moments de l’histoire d’une femme et d’un homme sont ceux qui précèdent un certain dénouement…
Je ne cessais de lui parler de voyages, comme si je craignais déjà de redouter l’ici, comme s’il me fallait sans trêve me porter d’une manière ou d’une autre vers des ailleurs. Mais, à ce propos, l’écriture n’est-elle pas d’abord une manière de voyager, de quitter l’ici pour des ailleurs ? Et ce que je dis en la circonstance de l’écriture se rapporte aussi à la lecture. Et tout en marchant en sa compagnie, je pensais et repensais à cette remarque de Franz Kafka : « Je n’aurais jamais pu épouser une jeune fille avec laquelle j’aurais vécu toute une année dans la même ville ».
Ce samedi donc nous marchâmes dans Paris après cette séance de cinéma – ce classique qui nous avait peu émus. Cette nymphette et ce barbon, tout de même ! L’automne approchait. Je m’en remettais en attendant – mais en attendant quoi ? – au mouvement des astres, au rythme des marées, à la direction des vents, aux forces qui sculptent le relief terrestre, à la tectonique des plaques, à ce Grand Architecte qui n’aurait pas fait de l’homme un laissé-pour-compte mais un élément, et pas des moindres, de son édifice – et peut-être même sa clé de voûte.
Nous marchâmes dans Paris encore tiède. Sur le parvis du Centre Pompidou, nous nous glissâmes parmi des spectateurs qui faisaient cercle autour de saltimbanques. Malgré sa grande taille, elle me demanda si je pouvais la porter sur mes épaules afin qu’elle puisse mieux voir. Je me retrouvai donc la nuque prise entre ses cuisses, ce que je ne trouvai nullement déplaisant – et il pourrait s’agir d’un euphémisme.
Le soir, nous dînâmes chez Jo Goldenberg, non pas rue des Rosiers mais dans le XVIIe arrondissement, avenue de Wagram. Avec son teint mat, ses cheveux de jais et son nez busqué, je vis cette jeune femme apparentée aux plus vieilles familles de la chrétienté fille d’Israël – et fille d’Israël elle l’était aussi, ce que j’allais découvrir des années après.
Olivier Ypsilantis