VII – Une liberté sans contenu
L’Exode, soit le refus de l’esclavage. Mais l’Exode ne suffit pas à donner la liberté ; car la liberté sans volonté indépendante n’a pas de sens, elle est une coquille vide. Être libre, c’est avoir le sens de sa propre conscience et des objectifs que l’on se propose de défendre.
C’est après le don de la Torah que ce peuple qui fuit l’esclavage se fait entité signifiante, s’interroge sur le sens de son être et ancre sa volonté de perpétuer son existence. Se délivrer de l’esclavage est une chose, savoir quoi faire de sa liberté en est une autre.
Le don de la Torah permet d’orienter sa propre vie. Mais n’est-il pas étrange de se libérer en ‟acceptant le joug du royaume des cieux” ? D’autres peuples ne mènent-ils pas leur vie sans la Torah ? La réponse à cette question doit tenir compte du fait que le peuple juif en tant que peuple a une origine ‟anormale”. C’est le seul peuple à avoir été mis au monde en un jour, contrairement aux autres peuples qui, eux, se sont constitués au cours d’un long processus. C’est en ce sens que la naissance du peuple d’Israël peut être qualifiée d’‟anormale”. Ce peuple (ou cette nation) s’est constitué sur la base d’une idée unificatrice. Rav Saadia Gaon affirmait que le peuple d’Israël ne constituait une nation que par sa Torah. Alors même que la plupart des Juifs ne vivaient plus selon les lois de la Torah, ‟la Torah est restée le fondement de la vie de notre peuple parce que les liens identitaires se fondent sur un passé commun et que celui-ci est marqué du sceau de la Torah unique et unificatrice.” Pareillement, Israël est né d’une manière ‟anormale”, il est la révélation soudaine d’une idée. C’est pourquoi l’existence de ce pays diffère de celle de tout autre pays. Ajoutons que le don de la Torah (qui s’est fait en un jour) est aussi un défi auquel le peuple d’Israël (et chaque individu qui le constitue) est invité à répondre. Le don de la Torah enclenche un processus complexe qui suppose la réception et l’accomplissement de ce don.
La question de l’identité juive.
Comment définir la ‟culture juive” ; car, enfin, elle ne se limite pas à la religion. Mais définir, n’est-ce pas tomber dans l’erreur ? Maïmonide lui-même n’a pu définir le judaïsme de manière simple. Comment être juif si on ne peut le définir en soi-même, si on n’a plus de lien avec le passé, le présent et les autres Juifs ? L’ignorance du judaïsme gagne les Juifs et, en conséquence, les liens se rompent les uns après les autres, tant en diaspora qu’en Israël.
A méditer : ‟Chez beaucoup de Juifs, il ne reste que le sentiment d’être haïs, de faire partie d’une minorité persécutée. Mais quand on ne définit son judaïsme que comme un coup de pied au derrière, on n’a pas envie de le faire perdurer”. De nombreux Juifs ont été élevés dans l’ignorance du judaïsme, et cette ignorance a rompu tout lien affectif avec celui-ci. Trop de Juifs ont un regard extérieur sur le judaïsme et en viennent à se demander si le judaïsme est une bonne ou une mauvaise chose ; ce faisant, ils acceptent déjà un point de vue extérieur. Il ne s’agit pas pour les Juifs de se déclarer meilleurs que les autres ; simplement, quand on se déclare différent, il faut savoir donner corps à cette différence et nourrir la spécificité juive en commençant par l’étudier.
C’est par l’éducation que le peuple juif peut espérer vivre. La culture juive doit être envisagée dans sa totalité : la langue (hébreu, yiddish, ladino), l’histoire, les idées… Bref, l’héritage juif dans toute sa richesse. Par ailleurs, il faut réactiver la puissance des symboles.
L’une des définitions du Juif est la suivante : quelqu’un dont les enfants restent juifs. Il faut mettre en place un système d’éducation qui permette de mieux diffuser la connaissance de l’héritage juif dans le monde juif — connaissance théorique, lois, histoire, langue, manière de vivre.
A méditer : ‟Nous arrivons à une époque où même les personnages représentatifs du judaïsme ne comprennent plus les blagues juives. C’est un très mauvais signe. Une blague juive, cela ne fait pas partie de la religion juive, mais cela fait partie de l’héritage juif. Alors quand survient une génération qui ne les comprend plus, on est très mal engagé.”
VIII – Comment le judaïsme influence notre pensée. Marx, Freud, Einstein : les Juifs à la recherche de principes unificateurs.
La contribution des Juifs aux civilisations est impressionnante. Il faut toutefois distinguer entre les contributions faites au nom du judaïsme et celles faites par des individus agissant en leur nom propre et non en tant que Juifs.
La tradition de l’étude.
La connaissance ne s’hérite pas, elle s’acquiert par l’étude. Il est vrai que des éléments de connaissance nous sont donnés, par porosité en quelque sorte. Un Juif peut perdre tout contact avec son héritage culturel ; il porte néanmoins en lui une approche du monde qui lui est inhérente… parce qu’il est juif.
Accepter l’idée d’une essence unitaire.
Le judaïsme a apporté au monde des idées fondamentales, à commencer par le monothéisme et tout ce qu’il suppose, directement ou indirectement : l’idée du shabbat, l’idée du Messie. Le monothéisme a permis un regard plus ouvert sur le monde, un regard moniste qui suppose l’existence d’une loi — un principe fondamental— qui pénètre tout. Le gnosticisme (vision dichotomique) lui-même procède du monothéisme juif. L’approche unitaire dans un monde aux manifestations multiples influe sur tout.
L’influence du monothéisme chez Karl Marx.
L’immense influence de Karl Marx tient au fait que la complexité du système qu’il a édifié repose sur un principe unique : la question économique qui explique l’histoire de l’humanité. Karl Marx n’avait plus rien de juif d’un certain point de vue ; pourtant, sa vision unitaire est à mettre au compte du monothéisme juif.
Freud et sa théorie de la motivation fondamentale unique de l’homme.
Sigmund Freud a lui aussi élaboré un système particulièrement complexe mais qui, une fois encore, repose sur un principe unitaire : la libido, ou la motivation sexuelle. C’est un mode de pensée moniste, une façon de penser juive. A la fin de sa vie, il semblerait que Sigmund Freud se soit orienté vers une forme de pensée dichotomique (Éros / Thanatos), une pensée procédant d’une idée unitaire.
Le regard d’Einstein sur le monde est fondamentalement théologique.
La théorie particulière et générale de la relativité se rapporte à une notion unique : la vitesse de la lumière. Le système élaboré par Albert Einstein est presque théologique avec cette tension visant à combiner les dimensions de l’espace et du temps en un principe unique. E = mc2 lie l’énergie, la matière et la vitesse de la lumière.
DÉBAT
Comment se fait-il que le judaïsme mette en chaque Juif cette tension vers l’unité ?
L’idée monothéiste ne se limite pas aux Juifs. C’est d’ailleurs un mode de pensée et de comportement qui n’est pas entièrement rationnel ; il vient aussi de l’éducation qui, toutefois, ne suffit pas à l’expliquer. Il y a dans cette idée quelque chose qui ne s’apprend pas.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis