A Silvia et Enrico, en souvenir d’un beau séjour dans le Milanais.
4 mai 2011. Alicante – Milano. Le nouvel aéroport d’Alicante. Une fois encore, la parfaite beauté du fonctionnel. Plafonds à bulbes surbaissés avec, en leur centre, des puits de jour autour desquels est suspendu le système d’éclairage. Les ascenseurs et leur mécanisme mis en évidence dans des boîtes en verre. De la pertinence, en architecture, de tout montrer, de ne rien cacher. Partout des ridoirs rythment les structures tout en y participant pleinement. Des pictogrammes et des sigles, tout un monde que je retrouve non sans plaisir après ces mois bien sédentaires.
De saintes reliques en la basilique de Sant’Ambrogio, dont celles de San Ambrogio, patron de Milano. On ne peut que penser à cette scène de “L’âge d’or” de Luis Buñuel, avec cette macabre assemblée sur l’ilot rocheux, et, bien sûr, à certaines peintures de Juan de Valdés Leal (1622-1690), dont “Finis Gloriae Mundi”, visible à Sevilla (Hospital de la Santa Caridad).
Visite de la basilique de Sant’Ambrogio, une merveille de l’art roman. Grand déploiement d’officiels, avec Carabinieri, Alpini, Bersaglieri et autres corps en grande tenue. Le personnage central de cette manifestation semble être une femme de grande taille, élégante, la soixantaine. On me signale qu’il s’agit de Letizia Moratti, la mairesse de Milano. Toutes ces plumes, médailles (on les entend qui s’entrechoquent), fourragères, épées et sabres, rubans, etc., m’immergent d’emblée dans l’Italie, pays du baroque extrême. Sur une colonne, un serpent de bronze (cf. Livre des Nombres, 21, 6-9). Dans la crypte, des momies richement vêtues : au milieu, Ambrogio, saint patron de Milano et, de part et d’autre, les martyrs Gervasio et Protasio. L’Espagnol que je suis ne peut que penser à Luis Buñuel et à Juan de Valdés Leal. Les mosaïques de la chapelle de San Vittore in ciel d’oro, coupole du IVème siècle que domine un Christ pantocrator d’allure archaïque. Sur les murs, des mosaïques de la deuxième moitié du Vème siècle où se lit l’empreinte byzantine, une empreinte adoucie. Dans une chapelle latérale, la sépulture de la sœur de sant’Ambrogio, Marcellina, avec élégante sculpture néoclassique de Camillo Pacetti qui met en scène une femme en prière.
Sur Via Orefici. Au fond, la silhouette du Castello Sforzesco.
Les arbres de la Via Vincenzo Monti. La ferronnerie de la marquise du restaurant Farinella. Le pavé rouge du Foro Buonaparte. Campagne électorale. On invite le passant à voter Lega Nord (per l’independenza della Padania). Le monument en hommage à Vittorio Emanuele II.
On appelle à voter pour la Lega Nord (per l’indipendenza della Padania). Un kiosque provisoire sur Via Dante. Au loin, on devine des pinacles de Il Duomo.
La Galleria Vittorio Emanuele II (1867-1878), un passage couvert en + dont le centre est surmonté d’un énorme dôme que supporte un octogone ‒ avec quatre côtés construits, les quatre autres étant vides et permettant la circulation. C’est un passage colossal que son arc de triomphe met en harmonie avec le Duomo. L’un de ses bras conduit à la Piazza de la Scala.
Il Duomo. Les confessionnaux lancéolés, dans l’esprit de la construction. Le pavage intérieur avec ses tonalités de marbre blanc, noir et rouge ‒ comme de la marqueterie ‒, des compositions complexes sur toute la surface de cet immense édifice. Je m’efforce d’imaginer le travail de ces artisans disposant d’outils rudimentaires. Il Duomo, un cauchemar d’entretien, avec ces statues disposées sur des pinacles fins comme des aiguilles. L’extraordinaire complexité des échafaudages disposés dans les parties hautes de l’édifice.
5 mai. Val Camonica. Capo di Ponte. Parque nazionale delle Incisioni rupestri di Naquane, inauguré en 1955 et couvrant une superficie d’environ trente hectares. Ce nom, Val Camonica, s’est imposé à moi il y a plus de vingt ans lorsque j’ai découvert par hasard, à Paris, chez un soldeur de la rue de Rivoli, l’étude de Daniel Riba : “Les gravures rupestres du Val Camonica” aux Éditions France-Empire, 1984. Depuis ce jour, je n’ai cessé de vouloir me rendre sur place pour y détailler quelques-unes des dizaines de milliers de gravures répertoriées qui témoignent de millénaires d’histoire. Le répertoire des motifs est vaste : métiers à tisser, labyrinthes, épées à lame triangulaire, araires avec attelage de bœufs, palettes ou shovel-shapes (un motif mystérieux qui suscite encore bien des interrogations), scènes de combat, cases rituelles, etc. Et j’ai pu rendre hommage à Cernunnos, la divinité aux cornes de cerf, un dieu celte mystérieux entre tous que les Camuniens incorporèrent à leur mythologie. Les rochers polis par les glaciers, des rochers aux formes souples, aquatiques, un support idéal pour les graveurs.
Les deux images ci-dessus montrent le mode de gravure le plus employé dans le Val Camonica, le mode dit “à percussion”. Il peut être direct ou indirect. On y remarque par ailleurs des traces naturelles, avec ces clivages multidirectionnels et ces rayures sur l’épiderme de la roche qui a été façonnée par les glaciers. Les deux images ci-dessus ont été prises dans le secteur de Naquane.
Une référence : “Incisioni rupestri della Val Camonica” d’Ausilio Priuli, dans “Quaderni di cultura alpina” n° 11. Le grand arc alpin de la gravure rupestre, de la Ligurie à l’Istrie.
En marchant dans Milano, quelques considérations me sont venues :
▪ L’air de famille marqué entre la sculpture-manifeste d’Umberto Boccioni (“Forme uniche di continuità nello spazio”) et la peinture-manifeste de Marcel Duchamp (“Nu descendant l’escalier”).
▪ Les harmonieuses constructions du fascisme. Elles ont quelque chose de l’esprit Bauhaus ‒ l’esprit de l’époque ‒, mais les verticales y prédominent, des verticales qui aimeraient s’étirer jusqu’aux nuées et même au-delà. Le Bauhaus quant à lui ne donne la préférence ni à la verticale ni à l’horizontale. Mais, à bien y penser, le Bauhaus ne donnerait-il pas discrètement la préséance à l’horizontale ?
▪ Ici et là, tout en marchant, je pressens l’influence plus ou moins marquée d’Antonio Sant’Elia, avec notamment ces verticales et le retrait successif des étages ‒ voir ses esquisses ‒ qui atténue en quelque sorte la rigueur de ces premières. La puissance des obliques que confirment certains de ses projets, comme sa synthèse de gare ferroviaire et d’aérogare ou ses barrages hydroélectriques.
▪ La chronophotographie avec Étienne-Jules Marey. La chrono-peinture avec : “Dinamismo di un cane al guinzaglio” de Giacomo Balla.
▪ Les jeux non pas avec les mots mais avec les lettres de Francesco Cangiullo, dont “Parole in libertà”.
▪ Mario Sironi. Je ne le connaissais que par ses compositions avec figures néoclassiques d’une sévère sérénité, notamment celle reproduite en couverture du catalogue du Centre Georges Pompidou : “Les Réalismes, 1919-1939”. Mais hier, au hasard d’une lecture, j’ai découvert certaines de ses peintures : dimensions intimistes, tonalités sombres avec pour thème les banlieues industrielles des grandes villes. Elles célèbrent l’ambiance avec une force peu commune.
▪ L’extraordinaire fécondité de Giacomo Balla, un artiste total. Son activité dans les arts appliqués.
6 mai. Bergamo. Piazza S.Maria Maggiore. Les lions et les lionceaux (sous les ventres de ces premiers) qui supportent les colonnes. Les ajouts Renaissance (comme de la marqueterie) sur les structures romanes. Profusion et, en conséquence, vertige puis fatigue. Au sol, un jeu de carrés et de losanges donne une impression Escher. Le funiculaire et le charmant Caffè della Funicolare, ses ouvertures néo-gothiques métalliques. On pense comme malgré soi à l’Angleterre victorienne. Les funiculaires… Valparaiso ! Les puissants arcs brisés sur la Piazza della Cittadella. Cette tour carrée, cette tour de vertige qui, à l’angle de Via Mario Lupo et de Via Gombito, me fait revenir en Grèce, dans le Péloponnèse, à Mani. Pavage en bâtons rompus, comme du parquet. S. Michele al Pozzo Bianco et la fresque de Lorenzo Lotto (1525).
7 mai. Vimercate-Milano. Soleil doré assourdi, propice à la visite d’un musée de peinture italienne. Le plaisir toujours confirmé de prendre des notes dans la marche, des notes à l’arrachée. De retour, ce sera l’ébarbage et le polissage devant le clavier et l’écran, un travail qui a entre autres mérites celui de faire revivre le voyage, et plus intensément puisque le souvenir est de la partie. Piazza della Scala avec, en son centre, la statue de Leonardo. Via Giuseppe Verdi. Halte au Caffè Verdi. Sur chaque table, un petit buste en plâtre d’un musicien. Je prends place devant Giuseppe Verdi. Piazzetta de Brera où se tient une statue de Francesco Hayez, palette et pinceaux à la main. Dans la cour de la Pinacoteca in Brera, une monumentale statue en bronze d’Antonio Canova : Napoléon Bonaparte en Mars pacificateur.
Exposition temporaire Francesco Hayez (1791-1882). De forts beaux autoportraits dont le traitement et la tonalité m’évoquent Léon Bonnat. Un portrait de Giuseppe Verdi, la meilleure œuvre de cette exposition.
Pinacoteca in Brera.
▪ “Madonna col Bambino” de Giovanni Bellini. Cette peinture si dessinée, la plus dessinée avec celle d’Andrea Mantegna. Je me tiens à présent devant le “Cristo morto” de ce dernier, devant cet audacieux raccourci (en plongée) dans lequel on a cru lire de l’impertinence. La palette tend vers le camaïeu. Le grain de la toile est bien visible : la peinture semble s’y être déposée dans une suite de caresses. Les visages en pleurs sur les côtés m’évoquent la peinture allemande de la Renaissance, une peinture elle aussi extraordinairement dessinée.
▪ Dans la peinture de la Renaissance italienne, la nature est terriblement aménagée, le relief comme la végétation. Elle est de ce fait la plus humaine des peintures. Des architectures plus ou moins élaborées achèvent de la délinéer, de l’encadrer. Un anti-romantisme total.
▪ Une immense composition de Giovanni Bellini : “S. Marco predica in Alessandria d’Egitto”. Á l’arrière-plan, un étrange édifice que je vois comme un énorme insecte, une présence discrètement monstrueuse qui menace de dévorer l’assemblée des hommes.
▪ Dans ce triptyque de Palma il Vecchio, saint Sébastien a l’air de franchement s’ennuyer : “Mais qu’est-ce que je fiche là, attaché et transpercé ?” semble-t-il se demander, nous demander.
▪ Tiziano et Tintoretto, je vous aime mais il arrive qu’avec vous j’en vienne à regretter la lumière si franche et le dessin si appuyé (comme gravé) du Quattrocento, de la première Renaissance : Botticelli, Piero della Francesca, Mantegna, Bellini pour ne citer qu’eux. J’ai changé. Lorsque j’étais adolescent mes préférences me portaient vers vous ; à présent, avec la maturité, c’est le dessin si souligné et la lumière sans équivoque du Quattrocento que j’aime plus que tout.
▪ Ici, à la Pinacothèque de Brera, je finis par éprouver la même impression qu’au Prado, avec la peinture espagnole : il y a trop de monde, trop d’agitation, et j’aimerais un simple paysage hollandais avec de lointaines silhouettes humaines, simples ponctuations dans l’espace.
▪ Une succession de salles aux peintures d’un beau métier mais ennuyeuses, jusqu’à cette salle où deux merveilles me sautent aux yeux : “La Virgene con il Bambino” de Piero della Francesca (peu de tableaux suggèrent une telle qualité de la prière, du silence) et, fascinant, “Cristo alla colonna” de Bramante. Aucune représentation du Christ ne m’a à ce point troublé, ne m’a donné une telle sensation d’étrangeté. Pourquoi ? Serait-ce à cause de ce regard clair, de ce visage large, osseux, aux pommettes saillantes ? La chevelure et la barbe blond-roux sont délicatement torsadées. Qui a donc servi de modèle ?
▪ “La Madona col Bambino e S. Antonio da Padova”, une toile de grandes dimensions d’Anton van Dyck, un artiste terriblement doué, terriblement séduisant. L’élégance que lui doivent les portraitistes anglais.
▪ Je me repose devant une merveilleuse marine de Van Goyen, un camaïeu gris-vert.
▪ Les vedute de Canaletto et Guardi, ces dernières d’une touche généralement plus souple, moins sèche.
▪ Nombreux Francesco Hayez (1791-1882), principal représentant du style romantique historique à Milano. D’excellents portraits. Les scènes à caractère historique sont plutôt rigides et sèches. Elles passent mal l’implacable épreuve du temps.
▪ Giuseppe Pellizza da Volpedo, son œuvre maîtresse au très grand format : “Il Quarto Stato” (1901) dans laquelle se laisse deviner l’influence pointilliste, une œuvre qui exigea une dizaine d’années de travail. Devant cette composition, je pense au Belge Constantin Meunier.
Donation Emilio et Maria Jesi.
▪ Un portrait sculpté d’Emilio Jesi signé Marino Marini.
▪ De nombreux et fort médiocres paysages du grand Morandi.
▪ De merveilleux Medardo Rosso, comme tous les Medardo Rosso dont la puissance d’évocation procède du suggéré. Un air de famille avec Eugène Carrière.
▪ Carlo Carrà et Gino Severini. Les subtils rapports qu’entretiennent le cubisme et le futurisme. Le cubisme, du futurisme statique ; le futurisme, du cubisme en mouvement.
▪ Mario Sironi (1885-1961). Une célébration de l’ambiance, avec ses periferie urbane des années 1920.
Le pavage de Milano est aussi intéressant que celui de Berlin. Via Degli Omenoni n° 3, un immeuble à huit atlantes en façade. Je pense à Prague si riche en statues de ce genre. Deux lions dévorent un faune renversé sur une corniche ; la scène mêle bas-relief, haut-relief et ronde-bosse. Queue devant la boulangerie “Luini”, via S. Radegonda n° 16. On mange assis à même le trottoir, et quelques costumes-cravates sont de la partie. Existe-t-il au monde une construction plus lancéolée que Il Duomo ? Des tramways rustiques aux rivets bien apparents, avec portières et bancs en bois m’évoquent Lisbonne. Le voyage intensifie les souvenirs qu’il fait s’entrecroiser comme fils de trame et fils de chaîne. Un criss cross.
En empruntant la Galleria Vittorio Emanuele II, une fenêtre.
Biblioteca Ambrosiana cf. Cardinal Federico Borromeo (1564-1631).
▪ La lumière de Giovanni Bellini, si loin encore des ombres caravagesques. La nostalgie que nous ne pouvons qu’avoir d’une telle lumière.
▪ Les corps musculeux (comme autant de pièces d’armure) de Bartholomeus Spranger. Etudier plus précisément l’art à la cour de Rodolphe II de Habsbourg, un empereur fascinant.
▪ Les paysages de Jan Brueghel, avec ce passage imperceptible du vert au bleu. Ses sous-bois d’une fraîcheur sous-marine et primordiale ont à coup sûr à voir avec le Paradis. Et cette attention ! Et cette modestie ! Ses paysages sont autrement plus religieux que toute cette grandiloquence, que tous ces machins avec contorsions et vacarme. S’il me fallait sauver un peintre et rien qu’un peintre, ma décision est prise : c’est lui, Jan Brueghel que je sauverais !
▪ Retrouvé Bertel Thorvaldsen que je n’avais pas revu depuis Berlin, en août 2010. Un colossal buste : un autoportrait.
▪ Un Alessandro Magnasco, peintre aussi magnifique qu’étrange du Settecento que j’ai découvert il y a une vingtaine d’années lors d’une visite au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. La lumière inscrite en filigranes.
▪ Giandomenico Tiepolo, reconnaissable entre tous, et de loin, avec ce dessin en pleins et en déliés (au pinceau) qui vient rehausser la couleur.
Milano, ville des Visconti, Milano, ville des Sforza qui la gouvernèrent de 1450 à 1499 et qui, grâce à leurs relations avec Firenze, firent circuler l’esprit de la Renaissance dans cette ville de l’Italie septentrionale, esprit qui culmina avec Il Duomo, une apothéose des possibilités du médiéval finissant.
Et j’allais oublier Filarete (1400-1469), originaire de Firenze ! Appelé à Milano en 1451 par Francesco Sforza, il resta dans la ville ducale jusqu’à sa mort, à l’exception d’un court séjour à Bergamo (en 1457) où il travailla au plan de la cathédrale. Son œuvre principale à Milano est l’hospital mayor, construit entre 1461 et 1464, où fut centralisée l’administration de toutes les institutions de charité de la ville. Son plan servira de modèle à ce type d’institution jusqu’au XVIIIème siècle. L’éclectisme caractérise sa façade, avec ces arcades en plein-cintre Renaissance dans lesquelles s’inscrivent des ouvertures jumelées à ligne brisée, caractéristique du gothique. Mais le plus remarquable de l’œuvre de Filarete reste son “Trattato d’architettura” inspiré d’Alberti. Dans ce traité, Filarete propose le plan de la ville idéale, SFORZINDA, un projet censé répondre aux nouvelles exigences posées par les cités-États d’Italie telles que Milano ou Firenze. SFORZINDA, une cité-État à structure radiale, une étoile à huit branches faite du pivotement à 45° de deux carrés l’un sur l’autre. L’étoile ainsi déterminée s’inscrit dans un cercle.
Une vue en perspective de la Galleria Vittorio Emanuele II de Giuseppe Mengoni
8 mai. Parma. Le long de la rivière Parma, un torrente. Le Sud, déjà, alors que nous sommes à peu de distance de Milano. Parma, ville de Toscanini et de Parmigianino, ville dans laquelle on respire d’emblée finesse et quiétude. Je me vois d’un coup vivre ici ; Parma s’ajoute donc à la liste des lieux où je me vois vivre. “Parme”, un nom qui apparut “compact, lisse, mauve et doux” à Marcel Proust. En entendant ce nom, je pense effectivement “compact, lisse et doux”, mais “orangé” et non “mauve”. Parma, une petite ville raffinée et peu soucieuse de s’apprêter pour le tourisme, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites.
Le très surprenant monument aux morts. Son haut piédestal sur lequel on peut lire cette date XXVIII ottobrea V° ‒ soit cinq ans après la prise du pouvoir par Mussolini. Il supporte une imposante statue en bronze : un soldat frappé par une balle, ou un shrapnell, debout, buste renversé, visage tourné vers le ciel, bras écartés et doigts terriblement crispés ‒ on pense au Crucifié de Matthias Grünewald. Il va s’effondrer mais nous pensons : “Il est va prendre son envol !”
Promenade dans le giardino ducale. Son Étoile et son étang (Peschiera) où nagent des tortues. La beauté des marronniers. Le marronnier, l’arbre de mon enfance. Le dais de marronniers à Cesson et les bancs en arc-de-cercle, ce dais sous lequel j’ai passé les premiers étés de ma vie.
Ponte Verdi. Palazzo della Pilotta des ducs de Farnese, un énorme complexe (inachevé) dans lequel on pense comme malgré soi aux Carceri de Piranesi. Bien que construite en briques (la brique est chaleureuse), cette architecture m’apparaît plus sévère qu’une architecture de Juan de Herrera, ce qui n’est pas peu dire. Strada Garibaldi. Le chêne du Castello dei Burattini. Chaleur estivale. La fraîcheur des églises. Il me semble parfois que je ne voyage que pour elle, la fraîcheur des églises.
La cathédrale. Merveille des proportions et bacchanale de fresques. Mon œil cherche une surface blanche où se reposer. Dans le chœur et les transepts, du trompe-l’œil à profusion que structurent de nombreux pilastres, en aussi en trompe-l’œil. Il arrive que ces nuées de figures provoquent en moi une certaine lassitude ; j’aimerais alors me reposer dans de pures géométries.
9 mai. Brivio, au nord-est de Milano. Dans Brivio, ce nom : “Piazzetta Sinagoga”, un nom utilisé dès 1833 et qui laisse supposer qu’il y eut une présence juive ici, une supposition que renforce la proximité d’une voie fluviale (de commerce donc), l’Adda, qui, par ailleurs, à ce niveau, servait de frontière entre le duché de Milano et la république de Venezia. Je pense à Peyrehorade, dans le Béarn.
Duomo de Monza (XIIIème – XVème siècle). Une débauche de trompe-l’œil. La coupole à la croisée des transepts, sur base octogonale avec triples trompes. Je sors tout étourdi. Il Duomo renferme la couronne de fer (Corona Ferrea) de Lombardie. Le cercle de fer qui maintient les six plaques d’or richement ornées aurait été travaillé à l’aide d’un des clous de la Crucifixion. De ce fait, ce simple cercle apparaît infiniment plus précieux que ce qu’il maintient.
Agliate. Basilique Santi Pietro Paolo, une construction romane d’une parfaite simplicité qui me repose du Duomo de Monza. Le campanile où alternent la brique et des galets insérés dans le mortier. Je pense aux murs de Toulouse et sa région, avec ces briques d’arase et ces galets de la Garonne au bel effet décoratif. Les petits panneaux à entrelacs (on pense à l’art celte, irlandais en particulier), les chrismes, le chevet en cul-de-four. A l’extérieur, le baptistère octogonal avec frise d’arcature aveugle. En son centre, les fonts baptismaux, un bassin octogonal lui aussi et aménagé dans le sol. Des lambeaux de fresques.
10 mai. Villaggio di Crespi d’Adda. Il existe de très nombreux liens et en diverses langues sur ce site qui a été classé par l’UNESCO au Patrimoine mondial. Ci-joint, en lien, le site de l’UNESCO ; et libre au curieux de poursuivre sur d’autres sites : http://whc.unesco.org/fr/list/730 (en français) et : http://whc.unesco.org/en/list/730 (en anglais). Ces deux sites proposent notamment, en fin d’article, un très intéressant lien en italien : “Villagio Crespi”. Cet ensemble bien moins connu que la Saline royale d’Arc-et-Senans mérite d’être étudié et, si possible, visité. La richesse des liens proposés sur le web m’épargne donc bien des pages descriptives. Je me contenterai d’ajouter que lorsque j’ai découvert dans une perspective de cyprès la silhouette du mausolée de la famille Crepsi qui domine le cimetière où sont enterrés ses employés (avec une rigueur et une sobriété toute militaire), j’ai aussitôt pensé à des temples de l’Inde et du Cambodge.
Le mausolée de la famille Crespi, édifice Art nouveau de Gaetano Moretti.
Et que penser du monument aux morts du Villaggio di Crespi, ci-dessus ? Il n’en est pas fait mention dans les liens que j’ai consultés. Pourtant, non seulement il est de fort belle facture mais il est autrement plus émouvant que ces si nombreux monuments aux morts qui, en France, mettent en scène un Poilu chargeant à la baïonnette ou lançant des grenades lorsqu’il ne monte pas une garde empotée devant on ne sait quoi. J’ai malheureusement omis de relever le nom de l’auteur de ce groupe.
Sur l’Adda, devant la Centrale idroelettrica “Taccani” (1906) de Gaetano Moretti, de Stile Liberty (Art Nouveau). La tonalité grise de cette construction en pierre de ceppo dell’Adda se fond avec celle des fortifications du XIVème siècle de Barnabò Visconti.
En pensant à l’art italien, dans l’aéroport de Bergamo :
▪ Ces délices que proposent les dessins d’Alberti, avec grilles de proportions où jouent harmonieusement la droite et la courbe.
▪ Aucun peintre italien ne me donne une telle sensation d’étrangeté que Paolo Uccello. Pourquoi ? Peut-être en partie pour cette troisième dimension qui tend à vouloir se rabattre sur l’espace à deux dimensions. Ses peintures, comme des tapisseries.
▪ Parmi les extraordinaires raffinements ‒ complications ‒ que proposent les scènes de martyre, il y a le saint Sébastien (visible à la National Gallery) des frères Pollaiolo, Antonio et Piero, avec ce saint bizarrement perché et entravé sur un arbre mutilé, avec ces six tortionnaires, trois archers et trois arbalétriers, et leurs armes compliquées (l’arbalète) qui ajoutent au compliqué de la scène. On ne peut que penser à l’imagination terriblement alambiquée d’un Georges Pichard.
▪ Après avoir longuement considéré Piero della Francesca, on éprouve quelque difficulté avec les contorsions musculeuses de Luca Signorelli.
▪ Une peinture sculptée, Mantegna, en particulier son saint Sébastien exposé au Musée du Louvre.
▪ Giovanni Antonio Bazzi surnommé il Sodoma ; allez savoir pourquoi !
▪ En pensant à l’art baroque, les yeux fermés, je vois la coupole de Borromini en l’église San Carlo alle Quattro Fontane, une coupole elliptique, comme un cercle comprimé par le manque d’espace et, de fait, l’artiste dut composer avec le manque d’espace. La contrainte créatrice.
▪ Les coupoles de Guarino Guarini dont celle de la Cappella della SS. Sindone, avec ces hexagones qui pivotent les uns sur les autres et forment comme un kaléidoscope. C’est bien l’une des architectures les plus fascinantes du Baroque, un art qui tout entier tend à vouloir fasciner.
▪ Parmi les demeures idéales, celles d’Andrea Palladio dont j’apprécie la stricte symétrie. Voir en particulier le plan de la Villa Rotonda.
▪ Pour une galerie de profils. Le profil est plus révélateur que la face, il est plus graphique, plus psychologique. Voir la numismatique. Dans cette galerie, je commencerais par faire entrer Simonetta Vespucci de Piero di Cosimo, Simonetta Vespucci que Vasari identifia comme Cléopâtre, à cause du serpent qui s’enroule autour du collier.
▪ Je préfère la Vénus de Giorgione à celle de Tiziano pour des raisons diverses dont la suivante, la plus importante : la Vénus de Giorgione ne regarde pas ceux qui la regardent, elle a les yeux fermés, elle est en elle-même.