10 octobre. Retour dans la casa-cueva, le seul lieu où je parviens à calmer certaines inquiétudes. L’air pur et frais venu de la Sierra Nevada, un air qui repose de la chaleur de Murcia. La casa-cueva sobre et confortable, avec cette température constante, 18°C été comme hiver. Le soleil levant donne à ces collines d’argile des tonalités ardentes.
Sur la terrasse, une lecture me transporte à Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique. J’ignorais tout de cette étrange histoire, l’histoire d’une ville transportée de la côte marocaine et qui arriva à l’embouchure de l’Amazonie après avoir transité par le Portugal. Brièvement. En 1514, la Couronne portugaise fonde la forteresse de Mazagão, sur la côte marocaine, à mi-distance entre Tanger et Agadir. Mazagão est le produit de la politique marocaine du Portugal, politique qui se dessine au XVe siècle sous la dynastie des Avis et qui s’inscrit dans la Reconquista de la péninsule Ibérique mais aussi dans la vaste entreprise de Henri le Navigateur (Henrique o Navegador) qui lance son royaume dans l’exploration des îles du littoral de l’Atlantique Sud afin de mieux contourner l’Afrique, rejoindre l’océan Indien et, enfin, l’Inde. Une telle politique exige l’implantation de comptoirs de long de cette route maritime planétaire. Les comptoirs lusophones d’Afrique du Nord sont les premiers jalons de cette route. Au cours de la première moitié du XVIe siècle, Mazagão passe du château sommaire à la forteresse bastionnée. En 1541, l’ingénieur italien Benedetto da Ravenna en fait un ensemble inexpugnable, première ville idéale de la Renaissance hors de l’Europe. Cette formidable forteresse qui repose pour moitié sur un espace gagné sur la mer ne sera jamais prise malgré les forces considérables alignées par le sultan, en 1561. Celui-ci lève le siège après avoir perdu vingt-cinq mille hommes alors que les Portugais ne déplorent que cent dix-sept morts, soldats et civils confondus. Toutefois, confrontées à l’immense projet brésilien, les hautes instances de l’État en viennent progressivement à envisager l’abandon de la forteresse, décision prise en 1769, sous prétexte de la pression exercée par les Maures. C’est un abandon parfaitement organisé qui commence par remplir de rage des habitants habitués à se battre et à repousser l’assaillant. Mais le roi en a décidé ainsi et la résignation s’installe. Tout ce qui n’est pas emporté dans ce grand déménagement (9, 10 et 11 mars 1769) est systématiquement détruit afin de ne rien laisser aux Maures. Les artilleurs minent le bastion du gouverneur. Après onze jours de navigation, toute la population arrive à Belém (à très peu de distance de Lisbonne) dans l’attente d’être à nouveau transportée, vers l’Amazonie cette fois. Ce livre d’une parfaite rigueur se lit comme un roman ; mais il est plus qu’un roman.
Entre Baños de Graena et Marchal, de hautes murailles d’argile sculptées par l’érosion.
Marche vers Marchal. L’eau coule dans les acequias, ce qui est devenu rare en Espagne. Des murailles d’argile sculptées par l’érosion. Pins et figuiers. Les travaux de l’érosion sur des centaines de milliers d’années, voir des millions d’années, avec le Río Alhama qui prend sa source sur le versant nord de la Sierra Nevada. Les aiguilles d’argile vers Purullena et Guadix. Purullena, ses commerces de céramique (cacharrerías), très nombreux le long de la antigua carratera de Granada jusqu’à l’inauguration de la A-92. Marchal, sa nombreuse population de moriscos jusqu’à la rébellion de 1568-1570, matée par Don Juan de Austria (demi-frère de Felipe II). Leur expulsion et le repeuplement de la région par des cristianos viejos. Les casas-cuevas, certaines réhabilitées il y a peu. Leurs façades blanches comme du sucre. Dominant Marchal, une belle demeure à la tonalité rose pâle qui par son style (les toitures notamment) m’évoque la France. Un villageois qui goûte les derniers rayons du soleil sur un banc m’apprend qu’il s’agit du Palacio de los Gallardo (construit au début du XIXe siècle) pour la famille Gallardo, grands propriétaires terriens.
La mémoire de ces lieux, mémoire géologique mais aussi humaine, une mémoire ici particulièrement imbriquée avec cet habitat troglodytique, ces casas-cuevas creusées dans l’argile.
Tandis que je me dirige vers la partie du village collée à la paroi d’argile, des enfants m’entourent. L’un d’eux, sale et débraillé, morve au nez mais beau visage de blondinet aux yeux bleus, me demande ce que je cherche et se propose d’être mon guide, offre que je décline avec le sourire. J’apprends qu’il est l’un des quarante et quelques enfants du Gitan local, mari de quatre femmes. Sur cette vidéo tournée en 2008, il en a trente et quelques. Il me salue du pas de sa porte tout en lissant une pointe de sa moustache. C’est el canuto del Marchal. Dans les villages d’Espagne tout le monde a un surnom. Mais écoutez-le ! On commence par « Yo no sé lo que es trabajar » (« Travailler, je ne sais pas ce que c’est ») :
https://www.youtube.com/watch?v=TtVTsnLDzWo
11 octobre. Retour à Baños de Graena. Des grappes de piments qui vont du vert-jaune et du jaune-vert au rouge ardent sont accrochées aux structures des treilles, aux poteaux électriques et télégraphiques. Sur des fils à linge, des vêtements se gonflent dans le vent. Discussion avec un berger à la sortie du village. Son troupeau de chèvres d’un noir luisant. Elles sont occupées à manger aussi haut qu’elles le peuvent des feuilles d’un grand figuier. Je lui pose de nombreuses questions sur son travail. Il me répond avec vivacité, heureux d’être interrogé ainsi me semble-t-il. Son chien tourne autour de nous en remuant de la queue puis repart mettre un peu d’ordre dans le troupeau. Le berger me signale qu’il est jeune et qu’il apprend le métier.
Des grappes de piments sèchent un peu partout.
Retour à Mazagão, au livre de Laurent Vidal. Ci-joint, un compte-rendu de Pierre Vayssière publié dans la revue « Caravelle – Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien » (année 2005 – volume 85 – numéro 1) :
http://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_2005_num_85_1_2914_t1_0254_0000_2
Le mot « mazagran » fait partie de mes souvenirs d’enfance. Ma mère offrait le café dans des… mazagran. Je ne savais pas que ce mot (voir comment il est passé dans le langage courant) désignait aussi un fait d’armes.
Mazagran est l’un des noms de Mazagão, cette ville-forteresse portugaise qui traversa l’Atlantique. Avec le protectorat français (1912), la forteresse de Mazagão connaît un nouvel âge d’or et retrouve son nom d’origine, francisé. Mazagran est devenu un important port de commerce, le deuxième du Maroc mais, surtout, un centre touristique incomparable. Mazagran ou le « Deauville marocain ». Ainsi la politique du protectorat va-t-elle s’organiser suivant deux axes : la construction d’une ville nouvelle à l’extérieur des remparts et la rénovation de la forteresse. Me procurer « La Place de Mazagran sous la domination portugaise, 1502-1769 » de Joseph Goulven (adjoint aux services municipaux de la ville), cheville ouvrière de l’entreprise, une entreprise qui bénéficie du soutien bienveillant du Portugal. Laurent Vidal : « Au-delà de ces choix coloniaux, il est évident que la connaissance ‟scientifique” de l’histoire de la cité portugaise doit beaucoup aux travaux de chercheurs français qui, dans les années 1930-1950, participent au projet des ‟sources inédites de l’histoire du Maroc”. Citons l’exemple de Robert Ricard, directeur d’études à l’Institut des hautes études marocaines : entre 1932 et 1962, il consacre de nombreux articles et ouvrages à Mazagran, et ses travaux font aujourd’hui encore autorité. »
Des vêtements sèchent un peu partout.
12 octobre. Fiesta Nacional de España, notre 14 juillet. Le 12 de octobre (de 1492) marque aussi la découverte (descubrimiento) de l’Amérique et le début de la conquête du continent par les Européens. Défilé militaire que Felipe VI préside pour la première fois en tant que roi. Le pas rapide de la Legión et le pas lent des Regulares :
https://www.youtube.com/watch?v=3rTWWVTPAls
En l’église Nuestra Señora de la Anunciación, à Graena. Je me pers dans les entrecroisements de l’artesonado mudéjar aux coloris chaleureux. J’y entrevois des étoiles de David mais légèrement écrasées, soit la rencontre de deux triangles isocèles (à base plus étirée que les deux côtés) et non équilatéraux. Dans les poutres ajourées des figures nées de la rencontre parfaite de deux carrés déterminent des étoiles à huit branches, des figures très présentes dans les arts de l’islam.
L’artesonado mudéjar (l’image montre la partie située au-dessus du chœur) de l’église de Graena (XVIe siècle), Nuestra Señora de la Anunciación.
Marche vers Cortes, l’un des quatre points de peuplement de la municipalité de Graena. Des images du Paradis terrestre. De la vigne s’est accrochée de toutes ses vrilles aux oliviers. Ainsi puis-je cueillir des grappes de raisin dans… des oliviers dont les fruits sont déjà bien visibles. Je tends une lourde grappe à une amie de mon fils, petite Indienne d’Équateur qui me dit avec un adorable sourire que c’est la première fois qu’elle voit du raisin pousser dans des oliviers. Puis nous nous retrouvons tous accroupis à briser entre deux pierres des amandes et des noix tombées des arbres. Nous cueillons des grenades que nous savourons grain après grain en écoutant l’eau couler dans une acequia. D’énormes figuiers mais presque sans figues (elles se dessèchent à leur pied). J’en débusque deux ou trois et nous savourons les yeux fermés leur tiédeur sucrée. Il fait chaud et nous cherchons l’ombre. Dans le vallon, un cours d’eau bordé de hauts peupliers — un arbre emblématique des environs de Guadix. J’entraîne les enfants et les fais asseoir sur le parapet d’un petit pont. La fraîcheur souffle de ce couloir d’eau et de verdure et, une fois encore, nous fermons les yeux pour mieux savourer. Retour à Graena. L’ami Ramón m’invite à boire un vin venu de la terre, en face, un vin sans ajout, le seul alcool que j’accepte de boire.
Une image du Paradis terrestre : de la vigne chargée de raisin prospère dans les oliviers.
Olivier Ypsilantis