En header, une photographie de Hamish Fulton, the Walking Artist, « Northern France » (1977)
Et si tout (ou presque tout) l’art contemporain n’était qu’une suite de petits numéros, parfois amusants sur le coup mais vite oubliés comme le sont tous les petits numéros. Cette énorme production est le fait de notre société de consommation et de spectacle. Du déchet, quotidiennement et en quantité. Petits amusements, presque tout : des pots de fleurs de Jean-Pierre Reynaud à Raysse-Beach de Martial Raysse, des « décollages » de Mimmo Rotella aux pneumatiques de Peter Stämpfli, des « tableaux-surprise » de Niki de Saint-Phalle aux néons de Bruce Nauman, du pouce de César aux « emballages » de Christo, des rapprochements d’Erró au paquet de cigarettes Camel de Roland Flexner, des pochettes d’allumettes géantes de Raymond Hains à « l’aliment blanc » de Robert Malaval, de la Merda d’artista de Manzoni aux immenses objets surdimensionnés de Claes Oldenburg, des accumulations d’Armand aux Comics de Roy Lichtenstein, des sérigraphies d’Andy Warhol aux « environnements » de Georges Segal, etc., etc., etc.
Ces considérations ne sont pas condamnation, mais simple compte-rendu sur un mode amusé. Le lecteur l’aura compris. J’étudie avec avidité, une avidité jeune et amusée, passant d’une œuvre du Quattrocento à l’Arte Povera, du cubisme à la Figuration Libre, et ainsi de suite. Mais ne vais-je pas finir dégoûté par mon appétit, par mon omnivorisme ? Ce que je n’ai pas dit : j’éprouve à l’égard de certains de ces artistes et de leurs trouvailles une authentique tendresse.
Les toiles libres (dépourvues de châssis) de Claude Viallat avec répétition systématique d’un motif. La multiplication des supports à partir de 1975 : stores, draps, vêtements, parasols, bâches, etc.
Georges Vantongerloo (1886-1965) fut le premier à faire passer les recherches du néoplasticisme des deux dimensions à l’expression volumétrique. Son influence aussi discrète que certaine sur les courants les plus avancés de l’architecture des années 1920-1930.
Il y a quelques années, j’ai fait des cauchemars probablement inspirés de « Chambre 202 – Hôtel du Pavot » de Dorothea Tanning et, dans une moindre mesure, de « l’aliment blanc » de Robert Malaval. Le surréalisme de Dorothea Tannning m’inquiète beaucoup plus que celui de son époux, Max Ernst, un surréalisme somme toute aimable. La pire des inquiétudes est bien celle qui procède du quotidien, de la banalité. C’est pourquoi « The Shining » de Stanley Kubrick reste à mon sens le plus angoissant des films, et de loin. Autre cauchemar (à la limite du cauchemar) : une séquence inspirée du « Déjeuner en fourrure » de Meret Oppenheim.
Dorothea Tannning, « Poppy Hotel, Room 202 »
Je ne cesse d’y revenir car cette exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris (du 14 octobre au 30 novembre 1980) reste l’une des plus belles expositions que j’ai pu voir dans cette ville, une exposition dédiée à Stravinsky dont je connais peu la musique, Stravinsky que je connais surtout par le petit livre que lui a dédié Charles-Ferdinand Ramuz, « Souvenirs sur Igor Stravinsky ». Je reviens volontiers par le souvenir dans cette exposition (aidé par le catalogue), un délice, avec cette collaboration d’artistes à la palette joyeuse parmi lesquels Larionov et Gontcharova, sans oublier Alice Halicka et ses projets de costumes.
Célébrants de la mémoire, Daniel Spoerri et Christian Boltanski, deux artistes qui me sont apparus d’emblée comme des intimes. Je ne savais pas qu’ils étaient juifs. Le fait qu’ils le soient explique-t-il (au moins en partie) qu’ils me soient intimes ? Les Juifs, le peuple de la mémoire par excellence.
Un rapport d’ambiance entre certaines œuvres de Jannis Kounellis et Andrei Tarkovski, à commencer par son avant-dernier film, le sixième donc, « Nostalghia » (Ностальгия).
Avec Hamish Fulton, the walking artist, je suis chez moi, vraiment chez moi. Ses photographies sont autant de pages d’un journal. Et je pense à ce livre beau entre tous, « Sur le chemin des glaces » de Werner Herzog. Imaginer une collaboration Hamish Fulton – Werner Herzog.
L’influence de Jules Bastien-Lepage sur les peintres anglais de sa génération. J’ai découvert (non sans surprise) ce peintre à l’occasion d’un de mes premiers voyages en Grande-Bretagne, à l’Aberdeen Art Gallery and Museums, avec « Going to school ».
Les magnifiques dessins (beaucoup de sanguines) de John William Waterhouse. Entrer John William Waterhouse drawings sur Google puis se mettre en mode « Images ». Quelques trois-quarts, beaucoup de profils.
On peut se moquer du métier au nom de l’instinct (beaucoup d’étudiants donnent encore dans le genre, l’héritage de Mai 68 probablement), il n’empêche que je me sens bien, très bien même, chez Sir Lawrence Alma-Tadema. A ce propos, je me souviens des réprobations prolongées venues de l’amphithéâtre lorsque Bruno Foucart, ce passionné de XIXe siècle, confessa (timidement et après avoir pris des précautions) sa passion pour Jean-Léon Gérôme.
Déception. J’aurais pu participer à l’exposition « Le siècle de Kafka » (1984) qui se tient au Centre Georges Pompidou ; une vitrine aurait pu m’être réservée mais Mr. R. était en voyage et n’a pu m’avertir. J’aurais pu présenter les trois portraits à la mine de plomb et le portrait à la pointe sèche, ce dernier inspiré de la photographie de l’écrivain que je préfère (prise en 1906). Sur cette photographie, on le voit souvent seul, en col dur et chapeau melon ; mais l’image complète (je l’ai découverte il y a peu, en page 51 de la somme iconographique élaborée par Klaus Wagenbach, chez Pierre Belfond, 1983) le montre avec une main sur la tête d’un gros chien, à côté de la serveuse Hansi Julie Szokoll, ainsi que le précise la légende. Le mot « serveuse » serait bien pudique…
L’exposition « Le siècle de Kafka » est annoncée par un grand portrait de Karel Appel accroché à la façade du Centre Georges Pompidou. Les portraits de David Levine (Franz Kafka est dessiné avec d’immenses oreilles en pointe), leur modelé suggéré par de fins entrecroisements à la plume. Les illustrations de Louis Mitelberg (Tim) pour les « Œuvres complètes » de Franz Kafka (en huit volumes au Cercle du Livre Précieux, Paris, 1968), des dessins au trait arachnéen. Une communauté d’ambiance : les écrits de Franz Kafka, les sculptures d’Alberto Giacometti, les dessins d’Alfred Kubin — une liste à compléter.
Le portrait de Kafka par Karel Appel
L’oncle préféré de Franz Kafka, Siegfried Löwy, médecin de campagne. Ses amis intimes, Max Brod, Felix Weltsch et Oskar Baum. La rencontre (déterminante) à l’automne 1911 avec une petite troupe d’acteurs de Varsovie (voir Isaac Löwy). Parmi les flirts de Franz Kafka, Margarethe Kirchner, fille des gardiens de la maison de Goethe, à Weimar (juillet 1912). Grete Bloch (morte en déportation), amie de Felice Bauer, son rôle central dans l’affaire des fiançailles. Puah Ben-Tovim, venue de Jérusalem faire ses études à Prague donna des leçons d’hébreu à Franz Kafka. Ci-joint, une notice biographique sur cette femme ; titre : « Literary Footnote; Kafka’s Hebrew Teacher » :
http://www.nytimes.com/1981/08/16/books/literary-footnote-kafka-s-hebrew-teacher.html?pagewanted=all
Février 1921, il rencontre Robert Klopstock. Dora Dymant. Lire la préface de Jorge Luís Borges à ses traductions de récits de Franz Kafka réunies sous le titre « La Metamorfosis ». Les séquences pour « Le Procès » réalisées sur des écrans d’épingles (pinboard) par Alexandre Alexeïeff, en 1962. Ci-joint et respectivement, l’un de ses chefs-d’œuvres, une interprétation du « Nez » de Gogol (1963), et « Une nuit sur le Mont-Chauve » (1933), musique de Moussourgski (réalisés avec la collaboration de sa femme, Claire Parker, inventrice du procédé) :
https://www.youtube.com/watch?v=AGsI921LzFM
https://www.youtube.com/watch?v=13FQ1wvxVHs
Chez les R., dans leur maison de Fontenay-aux-Roses. Au mur, dans le salon, une belle matrice en cuivre d’Alexandre Alexeïeff. Par la fenêtre, le pavillon où vécut Paul Léautaud, le vieux filou qui se faisait faire des gâteries par Marie Dormoy dans les bureaux du Mercure de France. Déjeuné avec Wolfgang Gafgen. Homme fort sympathique mais œuvre ennuyeuse, bien que de qualité (voir ses dessins et gravures). Même remarque pour Mario Avati (voir ses manières noires), également rencontré chez les R.
Franz Kafka, communauté d’ambiance ou air de famille… Et je pense aux moulages de George Segal, aux emballages (de mannequins) de Christo, aux bétonnages de Wolf Vostel… Et je pourrais en revenir à Ipoustéguy. Les dessins de Franz Kafka. Sa très belle écriture, son élégance.
Aujourd’hui, tout l’art contemporain me fatigue — m’amuse mais me fatigue. Ce n’est qu’une fatigue passagère, bien sûr. Mes énergies se réorganisent. Je vais partir me reposer chez moi, en Crète, avec l’art égéen, avec ces peintures simples, fresques ou peintures sur vases, avec ces oiseaux qui volettent entre des fleurs que portent de longues tiges souples.
Chez Arsène Bonafous-Murat (15 rue de l’Échaudé). Je me suis perdu dans les splendeurs du noir et blanc d’estampes rangées dans ses cartons, dans le regard d’élégantes d’Edgar Chahine, de James Tissot et de Paul César Helleu (voir ce qu’en dit Marcel Proust). Je pourrais dire que j’ai fait une partie de mon éducation chez ce grand monsieur qui n’hésite pas à sortir des merveilles de ses réserves, simplement parce qu’il devine un amoureux de l’estampe, du noir et blanc. Parmi ces rares marchands d’art amoureux de ce qu’ils proposent à la vente, il me faut aussi évoquer Jean-Pascal Léger, éditeur et directeur de la Galerie Clivages (46 rue de l’Université) avec lequel j’évoque Tal Coat que nous aimons pareillement.
Ma tristesse en lisant ce qui suit dans un numéro de 2011 du magazine « Connaissance des Arts » : « Disparition d’Arsène Bonafous-Murat. Le collectionneur et marchand d’estampes Arsène Bonafous-Murat s’est éteint le 18 avril dernier, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Passionné de gravures du XVe siècle à nos jours et amoureux des techniques traditionnelles d’imprimerie, il était installé depuis 1977 à Saint-Germain-des-Prés. Dans l’immeuble où fut créé le Mercure de France, au 15 de la rue de l’Échaudé, il éditait régulièrement des catalogues consacrés à l’art de la lithographie ainsi qu’à des artistes contemporains comme Érik Desmazières ou Jürg Kreienbühl. »
Plus j’étudie l’histoire de l’art en Angleterre plus ce pays m’émerveille, ce pays dont j’aime tant la langue, une langue qui allie poésie et technique, l’esprit celte, latin, scandinave et germanique, une langue qui explique une certaine supériorité…
William Morris fut l’un des représentants de ce génie. Cet homme s’efforça lui aussi vers l’art total, comme les frères Adam, avec ses ateliers (vitraux, papiers peints, étoffes de tentures, tapisseries de haute lisse, tapis, etc.). Sa vision le porta également vers l’imprimerie, l’architecture du livre (voir l’impression des livres de Chaucer). William Morris ne fut pas seulement un artiste et un théoricien (un homme engagé) mais aussi un chef d’entreprise. Cet homme fut un géant digne de la Renaissance, un homme total. Étudier l’influence de John Ruskin (voir le renouveau esthétique qu’il prône entre 1843 et 1860) sur William Morris. Sa vision de l’artisan, son attitude par rapport à la machine qui dans l’industrie marque selon lui, John Ruskin, un progrès mais aussi un recul, etc. Pour avoir une idée assez complète des réalisations de William Morris, se rendre au Victoria & Albert Museum (V&A) et lire « News from Nowhere » (1891).
L’un des innombrables motifs décoratifs conçus par William Morris
(à suivre)
Olivier Ypsilantis