En header, l’un des merveilleux papiers découpés (scherenschnitte) de Karl Fröhlich (1821-1898).
Le livre de souvenirs de Nina Kandinsky, « Kandinsky et moi » (« Kandinsky und ich »), m’a rendu proche un artiste que j’admire depuis mon enfance, depuis ces reproductions rencontrées dans des revues d’art. Nina et Vassily, vingt-sept années de vie commune au cours desquelles le couple ne se quitta jamais. C’est l’un des plus beaux livres du genre. Je l’ai lu d’une traite en ralentissant progressivement la lecture afin de faire durer le plaisir.
Les monographies éditées par la Galerie Municipale du Château d’Eau (Toulouse), de précieux cahiers que je consulte volontiers. L’une d’elles est consacrée à Justin Grégoire, un découpeur de papier (du Canson noir), directeur de l’école rurale d’Oppède, dans le Vaucluse. La monographie en question est intitulée « L’Album de famille ». Ci-joint, un très beau documentaire :
http://www.wat.tv/video/justin-gregoire-mois-graphisme-8tlq_2fzaf_.html
Et je pense à ces artistes autodidactes, à ces artistes du peuple, dans le très noble sens du mot peuple, un mot dévoyé par trop d’idéologies et de partis. Et je pense aux écrits du facteur Jules Mougin, au Palais Idéal du Facteur Cheval, à Gaston Chaissac, à l’abbé Fouré et aux rochers de Rothéneuf (voir le texte que lui consacre Anatole Jakovsky), à Raymond Isodore et à la maison Picassiette, à Robert Tatin et à tant d’autres parmi lesquels Pascal-Désir Maisonneuve qu’évoque Michel Thévoz dans « L’Art brut ».
Pascal-Désir Maisonneuve (1863-1934) « Le Konprinz » (1927)
La fascination qu’exercent les écrits de Joé Bousquet et les dessins de Hans Bellmer, deux hommes que j’ai d’emblée rapprochés — comme un air de famille, une similitude d’ambiance. J’ai découvert bien des années plus tard que Hans Bellmer évoque cet écrivain d’une manière très explicite dans « Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de l’image ». L’un et l’autre me fascinent et m’attirent dans leur ambiance ; mais je dois sans tarder faire au moins un pas en arrière pour ne pas étouffer. Je relis ce petit livre de Hans Bellmer. L’excitation intellectuelle (la splendeur du style) se double une fois encore d’une sensation d’étouffement, par compression ; et je pourrais en revenir à certaines sculptures d’Ipoustégy. Pourtant, Hans Bellmer parle aussi de déploiement, de « l’étrange contrainte d’un mouvement du dedans au dehors, dans ce sens que l’intérieur de l’organisme tend à prendre la place de l’extérieur, les poumons avec leur vaste draperie se voient extériorisés, se déployant sous forme d’ailes entre ce qui était les épaules, les bras et les jambes » et ainsi de suite. Mais j’y pense ! Certains photomontages de Pierre Molinier pourraient avoir été rêvés par Hans Bellmer. Voir « Le chaman et ses créatures ».
Alors que son œuvre reste incomprise, Malevitch présente à l’occasion d’une exposition d’artisanat, à Moscou, en 1917, des coussins, des sacs et des vêtements aux motifs franchement suprématistes. Sa mère est mise à contribution et tricote des pull-overs avec des motifs suprématistes. Ces productions artisanales sont fort appréciées alors que les formes peintes sur toile dont elles s’inspirent pourtant provoquent perplexité voire hostilité.
Louis Marcoussis (1878-1941), Ludwik Markus de son vrai nom, Juif de Varsovie. Prend le nom de « Marcoussis » sur le conseil d’Apollinaire. Marcoussis, un village d’Ile-de-France, aux environs de Montlhéry. 1913, épouse une compatriote, Alice Halicka, peintre. Le couple vit au 61 rue Caulaincourt, de 1913 à 1939. En 1930 paraît la première monographie qui lui est consacrée ; elle porte la signature de Jean Cassou. Entre 1931 et 1937, il délaisse peu à peu la peinture pour la gravure, la gravure qui constitue à mon sens la part la plus intéressante de son œuvre, avec ses dessins, en particulier ses portraits (voir celui de Darius Milhaud et de Le Corbusier). Par l’assurance et la pureté du trait, ils évoquent ceux de Juan Gris. L’œuvre gravé de Marcoussis est l’une des plus belles, des plus intelligentes (un mot qui ne cesse de revenir à son sujet sous la plume de Jean Cassou), c’est-à-dire l’une des plus cohérentes de l’art moderne. C’est au Musée Tavet, à Pontoise, au cours d’une belle journée du printemps 1986, que j’ai vraiment pris la mesure de cette œuvre (gravé) dont je ne connaissais guère que le portrait d’Apollinaire (eau-forte, aquatinte et pointe sèche), l’une des plus belles de ses gravures il est vrai. Certaines d’entre elles, avec leurs fins systèmes de hachures diversement entrecroisées et la répartition des figures claires et sombres qu’ils déterminent ne peuvent qu’évoquer les gravures de Jacques Villon — un air de famille, une fois encore. Me procurer « Hier (Souvenirs) » d’Alice Halicka aux Éditions du Pavois, 1946. Louis Marcoussis, un artiste d’ « une extrême sociabilité » ainsi que l’écrit Jean Cassou : « Il s’intéressait énormément aux êtres humains ». Je l’avais deviné en contemplant ses œuvres.
Louis Marcoussis (1878-1941), « Jacqueline Apollinaire » (1920)
Septembre 1989. Hôpital de Bayonne. J’essaye de dessiner mais les perfusions empêchent tout geste un peu large. Je fête le bicentenaire de la Révolution française dont le plus puissant symbole reste et restera la guillotine. Avec cette cicatrice à la base du cou, cicatrice qui va d’une clavicule à l’autre, j’ai subi un début de « décapitation à l’envers » ainsi que je me plais à le dire, une manière discrète de « célébrer » cet événement grand-guignolesque. Et j’ai fait des efforts, beaucoup d’efforts, mais décidément rien n’y fait, cette Révolution relève d’un carnaval sanglant, avec baratineurs ivres d’idées folles. Il est vrai qu’il y a des individus peu sympathiques (euphémisme) parmi les contempteurs de cette bouffonnerie, mais vais-je la défendre sous prétexte que de tels individus la dénoncent ? Je vois d’abord cette révolution comme l’éveil des nationalismes (voir en particulier son impact sur ce qui n’était pas encore l’Allemagne) appelés à ravager l’Europe au XIXe et XXe siècle, comme le signal de la guerre totale, avec loi martiale, levée en masse, peuple en arme, etc. Les philosophes qui ont à leur insu préparé le terrain (sans imaginer les monstruosités qui allaient s’en suivre) admiraient à raison l’Angleterre. Je me sens loin de toutes ces réjouissances. Le Bicentenaire, Mitterrand, la République Française, tout jeter dans un broyeur. Je m’enfonce dans la blancheur des draps et souris à l’infirmière dont le nez est si joliment busqué. Le soir, lu « Raphaël » de Henri Focillon. L’immense Henri Focillon. De tels hommes n’existent plus.
Lu « Les Théâtres d’ombres – Histoire et technique », une étude de Denis Bordat et Francis Boucrot. Éditée en 1956, elle reste une référence mondiale, notamment pour les indications techniques répertoriées. J’ai retrouvé avec plaisir Karagöz et, ainsi, ai-je quitté ma chambre d’hôpital pour la Grèce, pour Athènes. Il y est notamment question du contrôleur général des finances de Louis XV, Étienne de Silhouette, de Jean Gaspard Lavater, l’inventeur de la physiognomonie. Où je retrouve les scènes silhouettées de Karl Fröhlich que j’ai tant admirées à Munich et dont j’ai acheté de nombreuses reproductions en cartes postales. Les silhouettes sont très présentes à Vienne. J’y ai vu celle de Freud mais aussi de nombreux musiciens. Et que dire du merveilleux théâtre Séraphin (voir l’Hôtel Lannion) et « Le Pont Cassé », des planches d’ombres de Nancy et de Munich, des marionnettes de Lemercier de Neuville, de l’ombromanie, de Rodolphe Salis (voir le cabaret du « Chat Noir », à Montmartre) ? Les papiers découpés célèbrent le profil comme le fait la numismatique. Mon plaisir à dessiner des profils, plus que les faces et les trois-quarts. Je suis tombé amoureux de femmes pour leur profil, comme à Saint-Julien-le-Pauvre, avec ces belles chrétiennes d’Orient au nez volontiers busqué.
Au Musée d’Orsay récemment inauguré. Étudiant, j’ai suivi toutes les étapes de la transformation de cette énorme carcasse à l’abandon en musée. Je me souviens que « Le Procès » d’Orson Welles y a été tourné au début des années 1960. Je me souviens y avoir vu « Harold et Maud » alors que la compagnie Renaud-Barrault y était installée. J’ai souvent jeté un coup d’œil dans cet immense espace, par les verres brisés des portes, alors que j’étudiais à l’E.N.S.B.A., à quelques pas. Je me revoyais à Berlin-Est, longeant des rues aux façades noircies par le feu et lacérées par la mitraille. Je pensais au « Third Man », un film qui reste l’une des plus belles célébrations du noir et blanc, avec cette ville en ruine et cette poursuite dans les égouts, un film dans lequel Orson Welles — encore lui — tient le rôle de Harry Lime. Me revenaient aussi quelques souvenirs de mon père, alors jeune soldat des F.F.A. en permission dans la Vienne du début des années 1950, la Vienne où fut tourné « The Third Man », me revenaient la grande roue et le « Harry Lime Theme », avec Anton Karas à la cithare. Mon père regagnait sa chambre par une échelle, la cage d’escalier ayant été détruite.
Le musée d’Orsay… Je viens d’y découvrir une extraordinaire sculpture signée Paul Dardé. Il s’agit d’un petit bloc de gypse légèrement veiné de gris, une tête de Gorgone intitulée « L’Éternelle douleur », un visage aux yeux clos et à la bouche entrouverte que porte un épais paquet de serpents aux fines écailles auxquels se mêle une chevelure. J’en ai eu le souffle coupé — l’expression n’est pas trop forte. Prouesse technique. Comment l’artiste a-t-il procédé ? J’aimerais voir un film qui rende compte de toutes les étapes de ce travail sans en perdre un instant, un seul instant. Je contemple ce très beau visage renversé qui semble attendre un baiser. Une fois encore, je me retiens. J’aime effleurer les sculptures féminines dans les musées. Il paraît que d’autres ont plaisir à effleurer les femmes dans les transports en commun et qu’ils sont appelés frôleurs. Je suis un frôleur de sculptures. « L’Éternelle douleur » est l’une des plus étonnantes sculptures du monde. « L’Éternelle douleur » est le titre retenu au Salon de 1920. Paul Dardé avait proposé d’autres titres ; l’un d’eux fut jugé trop provoquant par Rudier (il doit s’agir d’Eugène), le fondeur. Me renseigner sur la vie et l’œuvre de cet artiste, auteur de nombreux monuments aux morts.
Quelques notes baroques :
Les vertiges d’Andrea Pozzo, où la peinture donne l’illusion de l’architecture. Lire son traité, « Prospettiva de pittori e architetti » (1693).
Gérard de Cortanze écrit : « L’Espagne médiévale et gothique deviendra baroque quand elle aura digéré l’exubérance plateresque, telle est, au fond, la théorie avancée par Eugenio d’Ors ». C’en est fini du style plateresque (un style essentiellement décoratif) quand Felipe II décide de privilégier les modèles issus de la Renaissance italienne.
Le tremblement de terre de Lisbonne (1755) fait passer le Portugal du baroque au néo-classique. Il s’agit de reconstruire vite et à moindre coût.
Guarino Guarini, sa fidélité au vocabulaire de Francesco Borromini. Guarino Guarini, maître des combinaisons géométriques. On pense au kaléidoscope mais aussi aux fractales. Ce que lui doivent Johann Dientzenhofer et Johann Balthasar Neumann.
Certains croiront à une plaisanterie en entendant le mot churrigueresco ; il n’en est rien.
Les femmes de Rubens me dégoutent bien que magnifiquement peintes. Je préfère celles d’Alexandre Cabanel ou de son élève Henri Gervex, bien moins grands peintres mais…
Étudier l’art baroque en Bohème et son développement consécutif à la guerre de Trente Ans (1618-1648). Voir en particulier le comte de Wallenstein et son palais pragois, le premier d’une série de résidences fastueuses que les nobles allaient faire construire dans une ville délaissée par la Cour. Voir le Palais Černín, d’ordre colossal. Et puisque je suis à Prague, avec ses palais baroques, je ne puis oublier le Palais Kinský, un nom qui me dit aussitôt Franz Kafka. Il y fréquenta le lycée allemand (de 1893 à 1901) et son père, Hermann, y tenait une mercerie.
Art baroque, guerre de Trente Ans mais aussi Concile de Trente ou Contre-Réforme catholique (1545-1563).
Le Palais Kinský, si étroitement associé à Franz Kafka. A l’arrière-plan, Chrám Panny Marie před Týnem.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Plateresco. De plata: argent métal. On pourrait traduire plateresco par: style argenterie
Vous avez raison, plata : argent ; mais dans ce cas plutôt qu’« argenterie », je traduirais par « orfèvrerie », « style orfèvrerie », sans prétendre que ma proposition soit meilleure que la vôtre.