En header, un Blot drawing (probablement de 1788) d’Alexander Cozens.
Dans « Art baroque en Amérique latine », Géo-Charles (Charles Louis Prosper Guyot) se demande comment Charles Baudelaire qui admirait le style des « églises jésuitiques » aurait réagi « devant l’extravagante et cependant mystique et douloureuse splendeur des temples baroques de l’Amérique latine ». L’admiration du poète aurait été à coup sûr à son comble. Ce texte d’une vingtaine de pages est à la fois exalté et précis, très précis. C’est un texte inspiré.
En lisant « ABC de la peinture » de Paul Sérusier, je lis : « L’hexagone étoilé comprend deux triangles équilatéraux dont les sommets opposés figurent la lutte des deux principes, qui est la vie. On l’appelle le sceau de Salomon. »
La terrible sensation d’oppression (comme une extrême difficulté à respirer) que j’éprouve devant nombre de sculptures de Lipchitz et plus encore d’Ipoustégy.
Mon bonheur à lire les écrits théoriques de Klee et de Kandinsky, des ouvrages qui bien que théoriques — ou parce que théoriques — sont les vecteurs de profondes rêveries.
Zadkine au 100 rue d’Assas, en 1928. Son atelier de la rue Rousselet, à Paris, lui avait donné des inquiétudes. Il était si encombré et le plancher menaçait de céder sous le poids des sculptures, menaçait d’écraser une famille qui comprenait deux enfants. Il déménage pour mettre fin à ses inquiétudes : « C’était la fin d’un hiver. J’ai couru voir si cet atelier était encore à louer ; il l’était. J’ai couru aussitôt chez le notaire, ai payé le premier terme d’avance puis, en une semaine, ai transporté sur une voiture à bras, aidé par mon marchand de charbon, tout mon pauvre avoir, toutes mes pierres et tous mes bois. J’ai passé alors une bonne nuit. »
Exposition « Les Réalismes – 1919-1939 » du 10 mai au 30 juin 1981, au Centre Georges Pompidou. L’organisation d’une telle exposition suppose un immense travail. Un catalogue encyclopédique l’appuie, avec onze pays d’Europe et huit champs d’activités représentés (peinture, dessin, sculpture, architecture, graphisme, objets industriels, littérature, photographie). C’est une exposition aux dimensions de supermarché, d’hypermarché même. J’y retrouve nombre de familiers et fais quelques découvertes. Mon plaisir à retrouver les Precisionists, à commencer par Charles Sheeler et Charles Demuth, mais aussi Stanley Spencer et ses magnifiques dessins dont celui de Hilda Spencer (née Carline), son épouse, un portrait au crayon de 1931, digne de la Renaissance italienne.
Stanley Spencer (1891-1959) – 1931, « Portrait of Hilda Spencer » (National Galleries of Scotland, Edinburgh)
J’aime le Centre Georges Pompidou ; je l’aime depuis le début. Il est vrai que je l’aurais préféré à la campagne, avec tout autour de vastes espaces gazonnés et arborés.
Tout cet art conceptuel, toutes ces tendances diverses et variées m’apparaissent à présent comme autant d’amusements, du divertissement au sens particulièrement négatif que Schopenhauer prête au mot. Je vois toute cette production artistique contemporaine comme autant de produits de consommation, des produits auxquels je goûte volontiers avec appétit mais dont je m’éloigne sans trop tarder pour me reposer chez les aquarellistes anglais ou les maîtres flamands qui interrogent inlassablement et modestement les états du ciel. Aujourd’hui, par exemple, je suis allé me reposer au Louvre, devant des R. P. Bonington, des Pierre-Henri de Valenciennes et des peintures de l’école de Barbizon. Puis, en fin de journée, j’ai feuilleté les extraordinaires dessins d’Alexander Cozens. Ce qu’il dit des taches (blots) en citant Léonard de Vinci qui invitait à considérer avec attention les vieux murs afin d’y déchiffrer diverses choses : nuages, paysages, grotesques, etc.
8 juin 1982. Chez M., rue du Printemps. Conversation jusqu’à une heure avancée de la nuit sur la littérature allemande. Évocation de souvenirs. M’offre une petite monographie sur un sculpteur allemand que je ne connais pas, Renée Sintenis (1888-1965). De fait, je la connaissais sans le savoir, par un portrait photographique (beau visage androgyne particulièrement sculptural) de 1925 de Frieda Reiss. Sintenis, à l’origine Saint-Denis, famille d’origine huguenote. Son adorable bestiaire avec animaux de petites dimensions qui firent son succès. Je détaille le beau visage de cette femme, visage qui m’intrigue car il m’évoque un autre visage, mais lequel ? D’un coup, le rapprochement se fait (alors que je me lave les mains), Renée Sintenis ressemble à Anna Akhmatova avec ce nez très particulier et la forme générale du visage. Des visages sculpturaux (le plus beau des compliments).
Toute cette production dont je me gave par goût de l’étude, un goût auquel il me faudrait mettre des limites. Cette curiosité omnivore ne va-t-elle finir par provoquer en moi une sérieuse indigestion avec vomissements consécutifs ? L’omnivorisme (je ne sais si le mot existe) n’est pas recommandable, car préjudiciable à la santé. Hier, une amie de l’atelier de gravure m’a appelé « Monsieur Référence » (suite à une longue conversation sur l’art), des mots qu’elle a accompagnés d’un beau sourire ; mais, en y repensant, ne m’aurait-elle pas adressé une amicale mise en garde ?
Parmi les écrits amoureux (écrits amoureusement) sur l’art, les pages d’Anatole Jakovsky sur les peintres naïfs et celles de Michel Thévoz sur les artistes de l’Art Brut (je n’ose écrire « artistes bruts »), une tendance que m’a fait découvrir Pierre-Alexis G. de K. Il est vrai que les pages du Suisse, universitaire et responsable de la Collection de l’Art Brut (Lausanne) sont plus détachées, plus universitaires ; mais sous ce détachement on sent courir une passion.
Si je dois construire une maison, elle sera de tendance palladienne ou fortement inspirée des enseignements de Ludwig Mies van der Rohe.
Je connais bien l’œuvre d’Egon Schiele mais je ne connaissais pas son visage jusqu’à hier soir. Un beau visage aux traits réguliers avec un air d’enfant. Autre beau visage découvert il y a peu, celui du poète Alexandre Blok. Leur vie amoureuse a pourtant été fort triste. Étrange, les laiderons (je parle des hommes) sont souvent plus actifs auprès des femmes que les beaux hommes. Pourquoi ? Ces premiers ont probablement besoin de suppléer à leur manque de grâce par des boniments (les laiderons baratinent les femmes, je l’ai remarqué) tandis que les autres attendent que les femmes viennent à eux et se font volontiers prier lorsqu’ils ne les éconduisent pas, un jeu amusant mais qui a ses limites. J’étais enfant et je me souviens que mon grand-père (grand admirateur d’Albert Dubout) avait fait remarquer à l’un de ses amis que les laiderons étaient souvent en ménage avec des femmes plutôt belles, les gros avec des minces, les grands avec des petites et inversement… Je n’ai jamais oublié cette remarque d’autant plus pertinente qu’il mesurait 1m95 et que sa femme ne dépassait guère les 1m60. Lorsqu’il faisait un pas, elle devait en faire deux-trois, ce qui nous amusait.
Le puissant visage d’Alexandre Blok (1880-1921)
De tous les artistes de l’expressionnisme allemand, c’est Max Beckman qui m’apparaît comme le plus grand, avec ses compositions d’une solidité à toute épreuve, avec ce trait « impeccable, implacable » (tant dans ses peintures que ses gravures) pour reprendre le jugement de Pierre-Alexis G. de K., un jugement qu’il formula peu avant sa mort et qui me confirma dans le mien. A présent, je ne peux voir une œuvre de Max Beckman sans revoir la silhouette filiforme de l’ami traverser la cour de l’École.
Ma tendresse pour l’œuvre de Gabriele Münter. Elle ne suivit pas son ami Kandinsky sur les voies de l’abstraction ; elle suivit Jawlensky, moins intellectuel que Kandinsky ou Klee, peu sensible à leurs théories (voir leurs écrits) qui le trouvaient silencieux.
Les merveilleuse gravures d’Emil Nolde (eaux-fortes ou xylogravures). Les plus belles ont pour thème les ports et les bateaux. Je ne connais pas de graveur qui traite avec plus de pertinence et d’énergie les mouvements de l’eau, de la vapeur (qui sort des cheminées des bateaux) et des nuages. Je m’efforce de ne pas oublier ses leçons lorsque je travaille sur ces thèmes.
L’érotisme discret et élégant d’Otto Müller, le calme d’Otto Müller. Comparez ses œuvres à celles des autres artistes de « Die Brücke », Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Max Pechstein et Karl Schmidt-Rottluff dont le trait dessine volontiers des échardes, des éclats coupants. Au cours de ses années de formation, Otto Müller passe dans l’atelier de Franz von Stuck avant de se brouiller avec lui et de s’en retourner à Dresde. Le soutien que lui apporte un parent éloigné, Gerhart Hauptmann. L’idée qu’Otto Müller a des origines tziganes (par sa mère) s’installe sans qu’on sache comment, sans preuve. Cette idée doit le flatter car il ne s’y oppose pas. Il rencontre les membres du « Die Brücke » en 1910 mais, contrairement à eux, il ne subit pas l’influence des Fauves français. Pour ses peintures, il utilise des émulsions de glu (et non de l’huile) comme liant, ce qui explique la tonalité mate, si caractéristique de ses compositions. Autre particularité, il utilise le jute comme support. Sa fascination pour les peintures égyptiennes. Aujourd’hui, j’ai travaillé à une série de six petites linogravures inspirées de peintures d’Otto Müller.
Extraordinaire Eugène Fromentin. Il n’a écrit qu’un seul roman, mais ce roman est un chef-d’œuvre de la littérature française, un classique comme « Le Lys dans la vallée » ou comme « La Chartreuse de Parme ». Ses pages sur l’art, « Les Maîtres d’autrefois : Belgique, Hollande », méritent de prendre place à côté des « Écrits sur l’art » de Baudelaire. Ses récits de voyages, « Un été dans le Sahara » et « Une année dans le Sahel » sont eux aussi des chefs-d’œuvres du genre. Et Eugène Fromentin a été un excellent peintre. Eugène Fromentin (cet écrivain-peintre ou ce peintre-écrivain, je ne sais somment dire) reste un phénomène discret mais un phénomène.
Découvert dans une petite monographie un art très étrange qui m’était inconnu, les bronzes de Sardaigne ou bronze des « nuraghes ». Ceux qui sont photographiés dans ces pages appartiennent au Musée national archéologique de Cagliari, capitale de l’île. Johann Joachim Winckelmann aurait signalé ces bronzes qui mesurent entre dix et vingt-quatre centimètres. La classification due à Giovanni Lilliu. La civilisation des « nuraghes » (VIIIe siècle av. J.-C.) aurait été contemporaine de la civilisation homérique. Elle aurait été peu à peu étouffée par l’expansion phénicienne et plus encore punique.
Des portraits intimes de Toulouse-Lautrec avec « Notre oncle Lautrec » de la comtesse Attems (née Mary Tapié de Ceyleran) et « Autour de Toulouse-Lautrec » de Paul Leclerq, deux petits livres publiés chez Pierre Cailler, deux petits livres qui regorgent d’anecdotes savoureuses bien que d’une tonalité fort différente. Par exemple, Paul Leclerq rapporte ce qui suit : « ‟Dans la symphonie des odeurs humaines, l’odeur aigrelette du nombril tient la place du triangle dans un orchestre”, me déclara Lautrec en sortant d’une foule. Faisant allusion à sa petite taille, levant un doigt, il ajouta : ‟Et je m’y connais” ». Et ainsi de suite. le livre de la comtesse parente du peintre évite ce genre d’anecdotes. Il n’en contient pas moins de précieux renseignements, par exemple sur les origines d’une des plus anciennes familles d’Europe, sur ces accidents qui firent du peintre une sorte en nain, probablement par consanguinité, avec ses os « de verre ».
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
(à suivre)
Olivier Ypsilantis