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Notes sur l’art – 4/6 (En lisant Bruno Zevi)

Un livre véritablement passionnant, « Apprendre à voir l’architecture » de Bruno Zevi (1918-2000), titre original, « Saper vedere l’architettura ». L’auteur y fait une remarque qui m’a longuement retenu, à savoir que le temple grec a une qualité incomparable et un défaut majeur. Sa qualité : l’échelle humaine ; son défaut : l’espace intérieur. Il est vrai (on l’oublie) que tous les architectes n’ont pas nécessairement admiré le temple grec, même si ses admirateurs (voir Le Corbusier) sont, me semble-t-il, autrement plus nombreux que ses détracteurs (voir Frank Lloyd Wright).

Mais, poursuit Bruno Zevi, les uns et les autres affirmaient leurs positions respectives à partir de cette qualité et de ce défaut qu’il explique de la manière suivante, très pertinente, et qui m’ouvre d’un coup une belle perspective de réflexion. Le temple grec n’était pas conçu pour accueillir des fidèles, il n’était que la demeure (impénétrable) des dieux. Le rituel se déroulait à l’extérieur, autour du temple, c’est pourquoi tous les soins des sculpteurs-architectes se sont portés sur son extérieur. La civilisation grecque s’est exprimée à l’air libre (on n’y pense pas assez), à l’extérieur des temples mais aussi sur les acropoles, les agoras, les théâtres (découverts comme celui d’Épidaure), les stades, etc. Le christianisme quant à lui est né dans les catacombes (voir l’art paléo-chrétien) et ce n’est que très graduellement, au cours de plusieurs siècles, que ses constructions laisseront rentrer la lumière. L’architecture romane est héritière des catacombes. Cette remarque me fait revenir dans mes voyages en Grèce et m’aide à mieux définir certaines de mes impressions face à des temples grecs, à commencer par le Parthénon. A noter par ailleurs que temple grec est généralement implanté dans l’enceinte d’une acropole (κρόπολις ou ville haute) et s’inscrit dans un plan urbanistique.

 

Bruno Zevi (1918-2000)

 

Le plus admirable dans un temple grec sont donc ses proportions, considérées de l’extérieur, sous tous les angles et à des distances très variables, des proportions en rapport intime avec l’échelle humaine, sans oublier la pertinence de l’abstraction (comme une démonstration mathématique), une abstraction adoucie par des scènes sculptées, à commencer par les métopes dans l’ordre dorique et les frises dans l’ordre ionique.

L’architecture grecque a été tellement copiée qu’il faut régulièrement revenir à la source. Les styles éclectiques s’en sont inspirés dans un but tantôt fonctionnel, tantôt symbolique. Le style néo-grec du XIXe siècle est une curiosité qui témoigne d’une époque et de ce point de vue il est digne d’intérêt ; mais que la source grecque est loin, oubliée même ! Cette architecture néo-grecque (à l’exception de quelques créations) fait fi de l’échelle humaine (qui est le socle de la beauté particulière du temple grec) et donne même à l’occasion dans le colossal.

Ce que Bruno Zevi aurait pu noter, c’est qu’entre le néo-grec du XIXe siècle et la grande époque de l’architecture grecque à laquelle il fait référence (Ve siècle av. J.-C.) s’intercalent l’art hellénistique qui rompt l’équilibre (l’échelle humaine) avec ses temples colossaux d’Anatolie mais aussi l’architecture romaine. Ce néo-grec du XIXe siècle devrait plutôt être qualifié de style néo-gréco-romain.

Bruno Zevi termine ce chapitre sur une remarque originale : dans le temple grec de Grèce, l’homme emprunte à peine le péristyle (cet espace compris entre les colonnades et les murs de la cella) ; mais lorsque ce temple se transporte en Italie du Sud et en Sicile (la Grande Grèce), le péristyle gagne en largeur et se fait plus spacieux. On peut y voir une tendance à humaniser les formules impeccables mais fermées de l’héritage grec.

Je poursuis la lecture de « Apprendre à voir l’architecture » de Bruno Zevi. Dans le chapitre qu’il consacre à l’art baroque (intitulé « Le mouvement et l’interpénétration dans l’espace baroque »), il signale que Michel-Ange n’est pas à l’origine du mouvement baroque. Ses sculptures ne brisent pas l’ordre du XVIe siècle au nom d’un nouvel ordre, mais elles altèrent son architecture, ses surfaces et ses volumes. Michel-Ange inscrit ses « agitations » dans un ordre établi, il ne renverse pas cet ordre, il se maintient dans un espace déterminé par un autre que lui. Mais il est vrai qu’il a ouvert la voie au Baroque, un mouvement qui gagnera jusqu’aux structures de l’architecture.

Le Baroque, ainsi que le note Bruno Zevi, est une libération spatiale, mentale donc. Cette libération s’opère de bien des points de vue, l’un d’eux, et non des moindres, étant la fin de l’opposition intérieur/extérieur. Ainsi, par sa volonté de liberté – de libération –, le Baroque assume une signification psychologique qui agit à divers moments de l’histoire. On évoque un Baroque hellénique, un Baroque romain (Tardo impero) et même un Baroque moderne quand l’architecture dans sa structure même affirme vouloir se libérer des schémas fonctionnalistes.

Le Baroque n’est pas une révolte de type moral (il risque d’être associé à une révolte de type romantique) mais architectonique, une révolte spatiale donc.

Le mouvement conduit par Bernini a respecté le classicisme spatial tout en opérant des variations à partir de ses schémas. Le fait de remplacer un cercle par une ellipse (l’ellipse comme un cercle étiré par la vitesse ou comme vu en perspective, dans la troisième dimension donc ; voir Sant’Andrea al Quirinale) n’a guère bousculé les habitudes visuelles dans la mesure où autour de cette figure (hérétique) tous les éléments s’organisent selon les critères du XVIe siècle. Le grand chambardement du Baroque et son impact sur les sensibilités se traduisent par une nouvelle conception de l’espace. Nous ne sommes plus dans le décor mais dans la structure. Il faut se rendre du côté de Francesco Borromini (l’église de San Carlino alle Quattro Fontane) ou de Balthazar Neumann (la basilique de Vierzehnheiligen) pour bien comprendre ce qu’est le Baroque.

Le Baroque n’a rien à voir avec le Gothique. Le Gothique est plutôt bidimensionnel relativement à l’ensemble. Les lignes s’inscrivent sur des surfaces planes. Dans le Baroque ce sont les surfaces planes qui se mettent à onduler, avec concavités et convexités : ainsi un espace inédit s’offre au regard. Le Baroque est un espace en mouvement (volumétrie et éléments décoratifs). Symbole même de ce style, la coupole de Francesco Borromini en l’église de Sant’Ivo alla Sapienza avec sa spirale ascendante.

Avec le Baroque – cet espace en mouvement – les formes s’interpénètrent (on en revient à Francesco Borromini). Les divisions soulignées (et cloisonnées) de la Renaissance éclatent. Cette mise en mouvement, avec successions d’interpénétrations en tous sens, contribue à une unité spatiale. Et c’est bien le mouvement qui créé l’unité. Une fois encore, pour bien comprendre l’originalité et, dirais-je, la leçon du Baroque on peut en guise d’introduction détailler l’église de San Carlino alle Quattro Fontane de Francesco Borromini et la basilique de Vierzehnheiligen de Balthasar Neumann.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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