Parmi les célébrants de l’ambiance, Giorgio de Chirico, auquel je fais volontiers référence, mais aussi Mario Sironi, notamment dans ses scènes urbaines, des banlieues industrielles années 1920, vides de toute présence. Célébration de l’ambiance aussi chez Charles Sheeler, une ambiance toutefois moins accueillante que chez Mario Sironi qui traite un sujet peu avenant avec une palette chaude et une touche (bien visible) vibrante.
A propos de la composition « Après l’orgie » (1928) de Cagnaccio di San Pietro que j’ai évoquée dans un article publié sur ce blog. Il y a bien sûr les corps nus des trois femmes endormies par excès de boisson, à même le sol d’un salon. Il y a aussi, et surtout, ce que nous suggèrent ces choses laissées autour d’elles, parmi lesquelles : un chapeau melon posé sur une paire de gants blancs et une manchette (des hommes participaient donc à l’orgie et s’en sont allés), deux bouteilles renversées (probablement du champagne), deux coupes (l’une est renversée), deux paquets de cartes à jouer (l’un avec un trois de cœur, l’autre avec un trois de pique), une cigarette qui fume encore. La composition est magistrale, traitée dans un esprit classique – les corps des femmes et leurs positions particulières sont autant de superbes exercices de modèle vivant. Cette composition est également littéraire dans la mesure où elle suggère une histoire, une histoire dont elle n’est qu’un moment – une séquence – mais qui nous laisse imaginer ce qui s’est passé avant et, surtout, après. De fait, elle convie notre imagination à des suppositions et des scénarios divers ; ainsi nous faisons-nous détectives ou romanciers à notre insu. Je n’avais prêté qu’une attention limitée à cette composition (me limitant à apprécier le travail du peintre avec ces corps magistralement peints et la rigueur de cette composition) ; mais elle s’est mise à me retenir chaque fois un peu plus, précisément par tout ce qu’elle me suggère, par son ambiance littéraire – j’y reviens.
Dans l’art du XXe siècle, toute tentative de retour à la figuration est volontiers qualifiée de réactionnaire. J’ai pris note de ce phénomène lorsque j’étais parisien. Cette attitude m’a toujours fait sourire, tristement, et j’éprouve une sorte de pitié envers ceux qui réagissent de la sorte ; en effet, il ne peut s’agir que d’une rigidité idéologique ou d’un snobisme dénué de tout esprit – car certains snobs, devenus fort rares, ne manquent pas d’esprit.
La Neue Sachlichkeit peut être envisagée comme un compromis puisqu’elle engage simultanément la tradition et l’avant-garde. Les peintres qui se rattachent à ce mouvement ont une formation traditionnelle et une attache régionale. Ils viennent de Cologne, Karlsruhe Munich, Dresde, Dresde, Hanovre, Berlin et Breslau. La dénomination Neue Sachlichkeit recouvre bien des tendances, à commencer par le très singulier « réalisme magique » (magische Realisten) et le plus singulier de ses artistes : Franz Radziwill.
Une composition de Franz Radziwill
La Neue Sachlichkeit a été parfois dénoncée comme un support de l’art totalitaire. C’est aller vite en besogne. Ce mouvement a proposé un vaste espace de liberté dans un monde étouffé par les affrontements idéologiques ; et ce n’est pas un hasard si la Neue Sachlichkeit a été repoussée par la classe possédante et par les nazis qui voyaient leurs idéaux respectifs bousculés. Certes, la Neue Sachlichkeit reprenait des thèmes conventionnels mais dénués de ce lyrisme à l’eau de rose qui plaît tant aux régimes totalitaires. Il y a dans ce mouvement une froideur et une distanciation qui laissent supposer une position critique et en embuscade. Je pourrais en revenir aux portraits de Carlo Mense. Et n’oublions pas que les nazis confisquèrent en 1934 l’album du photographe August Sander : « Le visage de ce temps » (« Antlitz der Zeit ») et que le ministre de l’Intérieur Wilhelm Frick demanda dans un numéro d’octobre 1933 du Völkischer Beobachter d’en finir avec l’esprit de corruption, en particulier avec les productions de la Neue Sachlichkeit : « froides comme de la glace et si peu allemandes ».
Le précisionnisme (une tendance américaine) prend sa source dans le cubisme, plus particulièrement dans le cubisme machinique de Marcel Duchamp et de Francis Picabia. Ses thèmes les plus explorés : les paysages industriels et urbains et les formes industrielles comme le pont supérieur d’un navire peint par Charles Demuth ou des silos à blé peints par Ralston Crawford. Le précisionnisme a exploré d’autres thèmes, en particulier avec Georgia O’Keeffe et ses formes organiques. Le précisionnisme peut être rapproché à première vue de la Neue Sachlichkeit ; mais, à bien y regarder, l’analogie stylistique semble plus marquée avec le purisme français.
Charles Sheeler a subi diverses influences, mais le facteur déterminant qui l’a conduit vers ses œuvres de maturité est le tournage avec Paul Strand, en 1920, du film « New York the magnificent ».
Un artiste allemand de la Neue Sachlichkeit qui évoque le précisionnisme, Carl Grossberg (1894-1940), de son vrai nom Carl Grandmontagne, nom que son père germanisa en Grossberg, ce qui contraria le fils. Après la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il est mobilisé et blessé, il fait une partie de ses études à la Staatliches Bauhaus de Weimar sous la direction de Lyonel Feininger. Dès les années 192, il voyage en Allemagne pour trouver ses motifs : paysages industriels, machines, espaces urbains. A partir de 1933/34, son intérêt pour la technique et l’industrie s’affirme toujours plus et prend des proportions encyclopédiques.
Les à-plats géométriques, sans nuance (la perspective est donnée par les lignes de la composition), déterminent une ambiance particulièrement prenante, comme avec le précisionnisme. Cette ambiance est d’autant plus prenante que l’on ne parvient pas vraiment à en déterminer l’origine. Il est vrai que le silence et la froide fixité de ses compositions indiquent les voies du rêve, un décor qui attend des acteurs qui se font attendre…
Carl Grossberg se met en tête de peindre les plus importantes industries d’Allemagne. Son projet devient selon son expression son « Industrial Plan ». La guerre approchant, Carl Grossberg voit ses commandes diminuer au point qu’il envisage de quitter l’Allemagne pour les États-Unis. Mais il n’y est pas autorisé car il est officier de réserve. En 1939, il est mobilisé ; il n’aura plus le temps de peindre. Alors qu’il s’apprêtait à quitter la France pour la Pologne où il avait été affecté, il est officiellement victime d’un accident de la route dans la forêt de Compiègne, le 19 octobre 1940. Des historiens suggèrent toutefois un suicide par arme à feu.
L’absence de toute présence humaine dans des lieux pourtant conçus par l’homme confirme l’atmosphère d’étrangeté qui habite chaque recoin des compositions de Carl Grossberg. Je fréquente la Neue Sachlichkeit depuis longtemps mais, curieusement, je suis venu à Carl Grossberg assez récemment, et il m’intéresse toujours plus. Nombre de ses compositions me placent dans un état proche du rêve alors qu’elles sont très réalistes. Mais peut-être le sont-elles trop, et c’est ce trop qui expliquerait au moins en partie, mais peut-être pour l’essentiel, cette impression, une impression qui me prend à la lecture de certains passages descriptifs du « Journal » de Franz Kafka. Je me répète que je rêve – ou que je ne rêve pas – sans en être vraiment convaincu.
Carl Grossberg et le rêve… Il y a « La chaudière jaune » (« Der glebe Kessel »), une huile sur bois de 1933. Est-ce que je rêve ? Est-ce que je ne rêve pas ? Mais il y a peu, mon intuition s’est vérifiée : Carl Grossberg a clairement exprimé le rêve dans certaines de ses compositions ; il a travaillé dans les années 1920 à une série sur les images du rêve. Ainsi, dans des usines vides de toute présence humaine mais flambant neuves, toujours (pas la moindre trace d’usure ou de saleté dans ces énormes installations industrielles), apparaissent des singes, des oiseaux, des chauves-souris, comme dans cette huile sur bois de 1928 intitulée « Image de rêve : chaudière à vapeur avec chauve-souris (« Traumbild : Dampfkessel mit Fledermaus »). Ces présences d’animaux sont d’autant plus étranges qu’elles sont dénuées de toute charge symbolique, autrement dit elles n’ont aucun message à délivrer. Ces animaux sont là comme le sont ces installations industrielles. Le ton narratif parfaitement neutre contribue à l’étrangeté de ces compositions. L’homme en est résolument absent, insistons, il semble n’avoir jamais travaillé dans ces lieux immaculés. La palette est plutôt douce, atténuée, comme dans certains livres d’enfants. Et tout indique que personne n’a troublé et ne viendra troubler le silence de ces lieux, ne viendra mettre ces machines en marche, ne viendra salir ces installations immaculées comme un cabinet dentaire. Étrange vraiment. On n’éprouve par ailleurs aucune inquiétude mais plutôt un bien-être puisque nous sommes implicitement invités à contempler en silence.
Carl Grossberg se défend d’être un célébrant de la technique. Il est attentif à ses progrès mais il sait qu’ils feront disparaître des choses essentielles. Ses œuvres ne célèbrent et ne dénoncent pas. Il y a comme une neutralité de l’artiste, mais on ne sait si elle est spontanée ou diversement calculée. Je penche pour la première hypothèse. Ses œuvres des années 1930 sont très proches dans leur composition de la photographie industrielle de la Neue Sachlichkeit. Les meilleures de ses œuvres peintes datent de 1933 ; ce sont généralement des commandes d’entreprises, comme « La Chaudière jaune » à laquelle j’ai fait allusion.
Une composition de Carl Grossberg
Dans sa correspondance des années 1930, Carl Grossberg ne cache pas sa profonde inquiétude quant à l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe. En 1934, il reçoit une commande du régime nazi pour une monumentale peinture murale sur le thème « Peuple allemand, travail allemand » (« Deutsches Volk, deutsche Arbeit »). Il l’accepte mais s’en tiendra à elle avant de prendre ses distances envers le régime nazi.
Reinhold Nägele le Souabe et ses scènes ferroviaires que je détaille avec ce plaisir que j’ai à détailler certaines images de livres pour enfants, comme celles de la série The Little Red Train. Même plaisir avec Max Radler, en particulier « Le pont de chemin de fer » (« Bahnunterführung »), une huile sur bois de 1932.
J’ai eu tant d’émerveillements, des émerveillements toujours actifs, avec les artistes allemands de l’entre-deux-guerres, en particulier avec ceux de la Neue Sachlichkeit. Je cite au hasard : les extraordinaires dessins de Rudolf Dischinger et de Karl Hubbuch, le réalisme magique de Franz Radziwill, Otto Dix, Christian Schad, Hans Baluschek, Rudolf Schlichter, George Grosz et bien d’autres noms, certains très connus, d’autres moins connus.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis