Robert Rauschenberg (comme Jasper Johns et d’autres peintres de sa génération) avait un compte à régler avec ceux de la génération précédente, soit les expressionnistes abstraits qui occupaient le devant de la scène depuis la fin des années 1940. Leur manière de peindre était devenue une manière : gestuelle aussi agitée que possible, traces de l’outil, coulures, etc.
On se souvient que Robert Rauschenberg avait réalisé une œuvre en effaçant presqu’entièrement un dessin de Willem de Kooning intitulé « Erased de Kooning Drawing » (1953). Suivent « Factum I » et « Factum II », deux œuvres de 1957, avec photographies découpées, coups de pinceaux et leurs coulures distribués au hasard. Ces œuvres s’inscrivent dans la dénonciation de l’expressionnisme abstrait devenu un académisme. Mais comme on ne peut effacer toutes les productions de l’expressionnisme abstrait, on le tourne en dérision en commençant par répéter le geste expressionniste prétendument impossible à répéter…
L’œuvre de Robert Rauschenberg veut donner à voir du déjà vu, non seulement avec les combine-paintings (et ses inclusions d’objets et de matériaux dans la composition) mais aussi avec les signes emblématiques de la vie moderne dont il emprunte les images aux mass-médias et qu’il reproduit à la sérigraphie sur la toile à partir de 1962. Il montre une modernité qui se fragmente avant de retomber en elle-même.
Le Pop Art (dont Robert Rauschenberg se sent très proche) radicalise ces propositions et élabore une thématique du recyclage. Voir Roy Lichtenstein qui réutilise toute une imagerie grand public et bon marché et qui met en évidence ce recyclage en agrandissant formidablement la trame de l’image (bande dessinée, publicité, etc.), ce qui deviendra en quelque sorte sa marque. Ce faisant, il semble nous dire : « Attention, vous êtes en présence de l’image d’une image ! »
James Rosenquist est remarquable par sa capacité à unifier, et dans des formats volontiers de grandes dimensions. De fait, il est l’auteur du plus grand tableau composé par un artiste du Pop Art. James Rosenquist unifie le disparate qui constitue notre quotidien et cette force unificatrice tient en partie au fait qu’il ne privilégie aucun sujet. La diversité de ses thèmes est appuyée par la diversité des moyens qu’il met en œuvre. Il aura été le plus créatif des artistes du Pop Art avec Claes Oldenburg. Nombre des artistes diversement rattachés à ce mouvement ont assez vite donné dans l’académisme, soit la répétition de formules.
Claes Oldenburg a une verve particulière. De plus, il s’exprime volontiers par la sculpture et sa mise en situation, un mode d’expression où ils ne sont pas nombreux à l’avoir égalé aux États-Unis, hormis George Segal et Edward Kienholz. Ses objets démesurément agrandis et placés dans l’espace public me font volontiers sourire, de ce sourire que confère la poésie – le concept poétique qui se retrouve par exemple chez le photographe espagnol Chema Madoz. Les propositions de Chema Madoz et de Claes Oldenburg sont parmi les plus délicieuses de l’art au XXe siècle, avec cette banalité du quotidien qui amène le sourire – voire le rire – parce que le champ de l’imagination se voit d’un coup amplifié, que la banalité du quotidien se met à ne plus différer du rêve, le rêve qui ne fait que se nourrir de cette banalité en la réagençant.
Une sculpture de Claes Oldenburg
J’ai découvert le Pop Art à la fin de mon enfance. A présent, avec quelques décennies de recul, les choses se sont mises en place et d’elles-mêmes. Par exemple, j’ai poussé de côté l’hyper-médiatisé Andy Warhol tandis que j’éprouve une sympathie jamais démentie devant la plupart des œuvres de Claes Oldenburg.
J’ai été très marqué au cours de mes années d’études par le phénomène du happening, une passion transmise par un professeur mais qui, me semble-t-il, m’aurait pris même sans lui. J’ai surtout été marqué par le happening allemand et autrichien, car plus inquiétant, moins esthétisant que le happening français ou américain par ailleurs fort intéressant. Je le voyais directement en prise avec une interrogation sur la mort activée par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et ses si nombreuses images de catastrophes. Parmi les artistes allemands d’alors, je me souviens plus particulièrement de Joseph Beuys qui, lui, avait directement vécu cette guerre. De ce fait son œuvre avait un caractère autobiographique puissamment allusif. Pilote dans la Luftwaffe, son avion s’était écrasé en Crimée. La suite relève-t-elle de la légende ? Il semblerait qu’une patrouille allemande l’ait conduit à l’hôpital ; mais Joseph Beuys rapportait que des nomades tartares l’avaient sauvé après l’avoir nourri de miel et qu’il se réveilla enduit de graisse et enroulé dans des couvertures de feutre, autant d’éléments centraux dans son œuvre : le miel, la graisse, le feutre.
Autre artiste allemand dont l’œuvre avait provoqué en moi une véritable inquiétude, non seulement intellectuelle mais physique : Wolf Vostell. C’est à Paris, en 1954, qu’un événement va orienter son travail. En première page du quotidien Le Figaro, il surprend le gros titre suivant : « Peu après son décollage, un Super Constellation tombe et s’engloutit dans la rivière Shannon ». Il étudie les affiches déchirées dans les rues de Paris, ce qui le conduit à éprouver l’inutilité de la peinture abstraite. En effet, des couches d’affiches diversement déchirées donnent un équivalent de cette peinture mais avec une charge signifiante supplémentaire. Wolf Vostell se met à lacérer, déchirer et brûler des affiches. Son influence sera aussi discrète que considérable.
Pour Wolf Vostell il n’y a pas de principe constructif, tout n’est que cheminement vers la dissolution. Ses happenings rendent compte de cette certitude. L’un d’eux a consisté à faire voyager des laitues dans un wagon pendant une année. Une fois par mois, il prenait note de leur état. On pourrait également évoquer la manifestation Happening & Fluxus à la Kunsthalle Köln en 1970. Comme la plupart – et plus que la plupart – des créateurs de sa génération, Wolf Vostell ne peut s’en tenir à la peinture qui n’est que peinture. A partir de ses travaux sur les affiches, il passe au happening. Dès 1958, il considère que la première exigence d’un artiste est de conduire son public à se débarrasser de toute notion d’art esthétisé afin de mieux appréhender les événements et les phénomènes naturels. La fonction principale du happening est selon lui d’inciter le public à la critique par une distanciation envers la banalité, distanciation qui prépare l’étonnement puis la critique. Voir Television Decollage, 1963.
Wolf Vostell est aussi connu – et surtout connu – pour ses bétonnages, une autre manière de donner corps à la disparition. C’est une œuvre graphique qui montre un B-52 bétonné survolant le Vietnam ou une œuvre in situ dans laquelle une automobile disparaît dans un bloc de béton qui laisse grossièrement deviner qu’il s’agit bien d’une automobile. Ce sont également des maquettes qui montrent Chicago, Manhattan et Paris bétonnés.
Un bétonnage de Wolf Vostell
Ce que je nomme « l’esprit allemand » est aussi présent chez Ernst Jünger que chez des artistes comme Joseph Beuys ou Wolf Vostell (pour ne citer qu’eux), en dépit de la très grande différence des moyens d’expression. Cet esprit se retrouve chez les Actionnistes viennois (Wiener Aktionismus) et ses principaux représentants : Günter Brus, Otto Muehl, Hermann Nitsch et Rudolf Schwarzkogler.
Ci-joint, une brève présentation de l’Actionnisme viennois avec une performance, soit le corps non plus simple modèle mais directement impliqué :
https://www.youtube.com/watch?v=G2rR2s_fW8Q
De l’importance de l’exposition New Realists à New York, en novembre 1962, avec des artistes anglais, français, italiens, suédois et américains, une exposition au cours de laquelle les critiques (hormis Pierre Restany) soulignent l’originalité des artistes américains par rapport au nouveau réalisme européen. Les artistes américains proposent une vision véritablement réaliste, coupée de toute référence avec Dada et l’abstraction expressionniste. A partir de ce moment s’établit la supériorité de la peinture américaine sur la peinture européenne. Le Pop Art se répand sur le continent américain avant de gagner l’Europe.
Dans cette exposition sont présents trois artistes qui n’appartiendront jamais au Pop Art : Jim Dine, Robert Indiana et George Segal, le plus original des trois. George Segal place ses sculptures (des moulages en plâtre laissés à leur intense blancheur) dans des environnement conçus pour elles et par lui. Je me souviens que lorsque j’ai séjourné à New York, la présence de ses sculptures était marquée et, de fait, aujourd’hui encore, je ne puis penser à cette métropole sans penser à George Segal. Ses sculptures, des moulages donc, sont des instants du quotidien saisis par le plâtre. On ne peut que penser à Pompéi, à cette lave qui elle aussi a saisi des instants du quotidien, y compris un chien attaché et terrorisé.
Les sculptures de George Segal sont sépulcrales, comme tout moulage, et pas seulement les masques mortuaires. De fait, tout moulage d’un corps bien vivant ou d’un visage bien vivant est sépulcral car il témoigne d’un instant qui ne sera jamais plus, d’un vivant qui va – qui est allé – vers la mort, irrémédiablement. On pourrait étendre cette remarque à la photographie, qui par ailleurs, peut elle aussi survivre au modèle et, ainsi, témoigner d’une présence et la prolonger. Je revois cette caissière de cinéma mise en situation ; je revois ce couple qui s’étreint en bas d’un escalier, dans l’entrée d’un immeuble ; je revois… La qualité des œuvres de George Segal tient en partie à ce questionnement qui toujours revient : est-ce la sculpture qui donne sa valeur à l’environnement ou bien l’inverse ? Ce questionnement revient également au théâtre : au cours d’une représentation, il n’est pas rare que l’on oublie les acteurs pour le décor et le décor pour les acteurs.
J’ai toujours éprouvé de l’affection pour l’œuvre de George Segal qui nous invite à exercer notre attention au quotidien, sans rien en négliger, une invitation pareillement pressante chez Georges Perec. Lorsque nous fixons notre attention sur le quotidien, il devient étrange, de plus en plus étrange. C’est comme un mur apparemment lisse dans lequel nous finissons par percevoir mille détails, une fissure par exemple qui nous entraîne vers des espaces insoupçonnés, une tache qui nous dit un continent, une craquelure qui nous dit un profil…
Des œuvres de George Segal m’ont surpris dans des marches newyorkaises et ce fut à chaque fois un plaisir. Je les considérais à une distance et sous un angle variables. Je me retournais sur elles, souvent, jusqu’à les perdre de vue. Ces présences muettes et pétrifiées furent mes amies et elles reviennent souvent dans mes souvenirs, amicales malgré tout. Elles restent des repères dans cette immense métropole. J’aime décidément la compagnie de ces présences muettes et pétrifiées.
Olivier Ypsilantis