Il s’agit de notes prises au cours de la lecture de divers écrits de Karl Popper, un homme que j’ai un plaisir particulier à lire, un plaisir au moins aussi prononcé que celui que j’ai à lire Raymond Aron. Au cours de ces lectures, j’ai volontiers consulté des articles en français et en anglais mis en ligne et relatifs à ce penseur. J’ai fait quelques copier-coller de passages qui me semblaient particulièrement pertinents, en prenant toujours soin de citer la source, en caractères gras, par respect pour les auteurs mais aussi pour que les lecteurs puissent se reporter à l’intégralité des articles dont ils ont été extraits. Les copier-coller sont séparés de mes notes de lecture par une ligne.
Karl Popper (1902-1994)
Quel est le devoir du philosophe professionnel, étant entendu que tous nous philosophons à notre manière ? Son devoir est tout d’abord de vérifier par la réflexion critique ce que beaucoup tiennent pour évident.
La critique que fait Karl Popper du communisme, à partir de 1919, avec les événements sur la Hörlgasse à Vienne. Après avoir eu des sympathies marxistes dans sa jeunesse, il considère la théorie marxiste comme particulièrement hasardeuse. Par exemple, les marxistes ont jugé que la Révolution russe était marxiste et qu’ils l’avaient prévue comme telle, ce qui est faux et archi-faux. En Russie, la transformation de la société a été donnée d’en-haut, comme l’électrification.
Une théorie qui s’enferme en elle-même et repousse ainsi toute réfutation est la marque même de l’idéologie, de la théorie ascientifique. La valeur d’une théorie tient en grande partie à ce qu’elle laisse la porte ouverte à la critique voire à la réfutation. Einstein n’a jamais présenté sa théorie de la relativité comme définitive et irréfutable. De fait, pour confirmer une théorie, il faut penser comment la réfuter. Si elle résiste malgré notre acharnement, nous pouvons admettre qu’elle est confirmée mais en aucun cas définitivement. Une théorie doit rester ouverte à la réfutation pour vivre. Une théorie fermée est morte, elle est un signe de mort.
Sa référence de base à la démarche de Socrate et son invitation à s’y référer. Pour Socrate, seul un sage peut accéder à des responsabilités politiques car le sage a une claire conscience de ses limites, notamment quant à ses connaissances. Le sage pressent l’immensité de ce qu’il ignore. Platon lui aussi dit que les hommes politiques doivent être des sages, mais cette sagesse qu’il recommande chez les responsables de la cité ne signifie pas que ces derniers aient une claire conscience de leurs limites mais qu’ils soient des philosophes et de grande culture, autrement dit les membres d’une élite. De ce point de vue, la distance entre Socrate et Platon est considérable. Cette élite est inamovible, irréfutable ; c’est une élite dictatoriale, une clique politique. La question indirectement posée par Platon reste active en philosophie politique, une question qu’il considère fondamentale en politique : « Qui doit diriger ? » La réponse proposée par Platon reste aujourd’hui encore une référence, elle domine même.
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Karl Popper définit « The Open Society and Its Enemies » comme un écrit de circonstance, voire de propagande et explicitement polémique, mais une recherche des origines intellectuelles du totalitarisme s’y articule avec la polémique. Karl Popper infléchit à cet effet l’opposition bergsonienne entre sociétés closes et sociétés ouvertes. La société close est « la société humaine quand elle sort des mains de la nature ». Elle est celle « dont les membres se tiennent entre eux (…), toujours prêts à attaquer ou à se défendre ». L’unité de ces membres est semi-organique. La solution que constitue le second type de société s’est ouverte, dans l’histoire de l’humanité, contre sa nature. Le passage de la première à la seconde est l’une des révolutions les plus profondes que l’humanité ait traversée. Et c’est à l’immense ébranlement qu’a produit cette révolution, récente, qu’il convient de référer l’émergence de ces mouvements de réaction qui tentent de renverser la civilisation et d’en revenir au mode de vie tribal, à ses contraintes et à ses régularités rassurantes. « Karl Popper et la destructivité », Michelle-Irène Brudny (Revue d’Histoire de la Shoah, 2017/2, n° 207)
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Il ne s’agit pas pour autant de mettre le peuple en avant. Peuple, un mot dans lequel chacun place ce qui lui convient. Que n’a-t-on fait et ne fait-on encore au nom du peuple ! C’est l’un des mots les plus utilisés par le démagogue et peu importe sa coloration politique. On ne peut élaborer une théorie de la démocratie sans contrarier d’une manière ou d’une autre l’idée de souveraineté populaire.
Karl Popper critique Friedrich Hegel, un penseur porté aux nues. Ce ne sont pas tant ses doctrines qui sont discutables, elles ne sont après tout que des doctrines parmi tant d’autres, mais leur formulation, abscons, affectée, prétentieuse. Hegel met en œuvre une philosophie de l’histoire fermée sur elle-même et de ce fait irréfutable, avec sa structure en spirale thèse/antithèse/synthèse. Hegel ou l’historicisme, soit une vision de l’histoire qui attribue un sens et un objectif à l’histoire, ce qui justifie une politique déterminée, ce qui peut favoriser la formation et le développement de régimes totalitaires. Certes, nous pouvons vouloir introduire certaines choses dans l’histoire, des choses par exemple en rapport avec nos idées morales, à notre volonté d’éviter la guerre, ce qui serait également une manière discrète de donner un sens à l’histoire, en opposition aux idées hégéliennes et, dans une certaine mesure, marxistes, idées selon lesquelles l’histoire est porteuse de son propre sens. L’historicisme, qu’il soit pessimiste (voir Oswald Spengler) ou optimiste (voir le scientisme) conduit à une impasse. On peut certes s’amuser à prévoir le futur mais sans vouloir en imposer, on peut le faire à la manière d’un auteur d’ouvrages de science-fiction, soit s’en tenir à des propositions, à des hypothèses. Le futur est si chargé en possibilités qu’il est présomptueux voire insensé de vouloir le fermer.
La misère de l’historicisme est la misère du manque d’imagination ; c’est ce que dit quelque part Karl Popper dans « Das Elend des Historicizmus ». Et le comble est que l’historiciste accuse volontiers celui qui s’oppose à lui de manquer d’imagination. Certes, il faut s’efforcer de prévoir, au moins sur le court terme, soit envisager diverses possibilités et s’y préparer mais sans jamais perdre de vue que l’imprévu est notre lot. Cette appréciation peut contribuer à nous ôter au pessimisme. Le monde n’est pas a priori mauvais et nous pouvons constamment agir pour le rendre meilleur, agir modestement, très modestement, mais agir, agir face à un futur ouvert.
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Il s’agit de la célèbre définition de Carl Joachim Friedrich et Zbigniew K. Brzezinski : la conjonction de six facteurs qui sont présents dans le communisme et le national-socialisme. C’est d’ailleurs de cette définition que procède explicitement Raymond Aron dans « Démocratie et Totalitarisme ». Il y discute longuement, comme on sait, de la parenté entre ces deux régimes au chapitre 15 de l’ouvrage. Mais dans ses « Mémoires » il tient à préciser l’évolution de sa pensée sur plus de quinze années : « Le communisme ne m’est pas moins odieux que me l’était le nazisme. L’argument que j’employai plus d’une fois pour différencier le messianisme de la classe de celui de la race ne m’impressionne plus guère ». Dans le bilan d’une vie, l’auteur ne considère pas que relever des réelles similitudes revienne à récuser, même de manière implicite, la singularité de la destruction des Juifs. « Karl Popper et la destructivité », Michelle-Irène Brudny (Revue d’Histoire de la Shoah, 2017/2, n° 207)
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Les théories ont un immense impact sur nos vies individuelles, sur les sociétés et la politique. Nous ne cessons d’œuvrer à partir de théories, et les théories sont prétries d’incertitudes comme le sont nos vies. La donnée la plus importante dans le développement de l’homme (autrement dit ce qui fait que l’homme est homme) est le développement du langage car c’est lui qui nous permet de placer les hypothèses hors de nous-mêmes ; ainsi, grâce à ce recul, pouvons-nous les envisager pleinement – les percevoir en tant que telles – et donc les critiquer voire les détruire plutôt que de nous détruire mutuellement.
Ni historicisme prophétique, ni prophétie positive (avec promesse de paradis), ni prophétie négative (avec perspective apocalyptique). Prendre conscience que nos décisions et nos actes peuvent avoir une influence sur le futur, même si elle est très limitée, nos décisions et nos actes, mais aussi nos désirs et nos aspirations. Cette prise de conscience devrait suppléer jusqu’à un certain point à la promesse de paradis et ses dangers. Albert Camus nous invite à envisager Sisyphe comme un homme heureux, une appréciation que Karl Popper partage pleinement. Travailler inlassablement à améliorer le monde même si nos efforts sont régulièrement contrariés.
C’est par la critique du marxisme que Karl Popper pose les bases de sa philosophie, soit un questionnement quant au caractère scientifique des théories. De la philosophie politique à la philosophie générale, avec l’année 1919 comme année charnière dans son développement. La théorie précède l’observation même si la théorie peut être influencée par des observations. La théorie formule inconsciemment un espoir, une attente, comme le nouveau-né espère et attend inconsciemment d’être protégé et nourri. Toute théorie considérée comme nouvelle est une modification d’une théorie antérieure. Une modification peut être le fait de l’observation mais, généralement, elle est encouragée par des illusions ou des désillusions. Une théorie traduit une expectative qui, déçue, conduit à sa modification, à la restructuration plus ou moins rapide de l’horizon.
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Avant l’avènement de la découverte scientifique, une théorie était considérée comme vraie si elle était vérifiée. Les résultats scientifiques avaient donc un caractère certain. Un énoncé scientifique pouvait ainsi s’avérer vrai, à partir du moment où il était confirmé par les faits. Une science vraie était donc une science vérifiée.
Les travaux de Karl Popper vont profondément changer la perception de la Science, en remettant en cause l’idée de vérité définitive telle qu’elle existait au XVIIIème siècle. Pour lui, la démarche scientifique ne doit pas chercher à prouver des hypothèses (approche confirmatoire) mais à éliminer celles qui sont démenties par les faits et donc assurément fausses. La Science ne doit donc pas rechercher des vérifications mais des expériences cruciales, en se dotant d’une attitude critique.
Selon cette logique, Karl Popper est donc porteur d’un pluralisme critique, en considérant qu’il n’existe pas de vérité absolue. Il est seulement possible, à partir de tests rigoureux, de corriger ses erreurs et donc d’approcher la vérité, en réfutant notamment les théories fausses. Selon ce principe, à mesure que les théories rivales sont éliminées, la vraisemblance des théories ayant su résister se verra renforcer.
Pour l’épistémologue Karl Popper, il convient d’admettre que les observations qui coïncident avec les prédictions des hypothèses ne permettent pas de conclure à la véracité de la théorie. La raison vient du fait que l’on ne voit que ce que l’on veut bien voir (biais cognitif de confirmation). En revanche, si l’expérimentation prend en défaut la théorie, c’est-à-dire si les observations attendues ne se réalisent pas, on peut en toute rigueur conclure que la théorie est fausse.
De ce fait, une science ne peut être considérée comme vraie. Elle peut au mieux se prévaloir d’être provisoirement vraie ou jugée comme non fausse, selon le critère de réfutabilité. Si aucun fait expérimental ne vient infirmer la théorie, celle-ci est corroborée. A l’inverse, un seul fait expérimental (observation) ne corroborant pas la théorie suffit à l’infirmer (la théorie est alors reconnue comme fausse).
Par conséquent, tant qu’une théorie réfutable n’est pas infirmée, elle est dite “corroborée”. La corroboration remplace ici la vérification (vérité absolue). La réfutation repose sur l’idée qu’une accumulation de faits ne permet jamais d’attester de la véracité d’une proposition. En revanche, il est toujours possible de s’appuyer sur des arguments issus de l’observation pour corroborer ou infirmer des propositions/hypothèses antérieurement développées. Les écrits de Karl Popper viennent ainsi remettre en cause l’idée de certitude scientifique en permettant à tout moment à un énoncé scientifique de pouvoir être démenti par les faits.
Dans la conception de Karl Popper, un énoncé scientifique est donc un énoncé qu’il est possible de réfuter pour en tester sa validité. Si un énoncé ne présente pas les conditions nécessaires à sa réfutabilité, cela signifie qu’il est impossible a priori de tester ses hypothèses. Il ne peut donc prétendre avoir une valeur scientifique. On se trouve dès lors en présence d’une pseudo-science.
C’est pour cette raison que l’auteur considère la psychanalyse freudienne comme étant irréfutable, c’est-à-dire non testable d’un point de vue scientifique. En effet, le fait que les travaux de Freud portent sur l’inconscient empêche de tester tout type de propositions et ils ne peuvent dans ce cas relever d’une démarche scientifique.
Une « bonne » théorie est par conséquent une théorie qui a résisté à toutes les tentatives de réfutation, à l’instar de la théorie de la relativité qui a été systématiquement mise à l’épreuve des faits. Dans la conception popperienne, on peut donc démontrer rigoureusement qu’une théorie est fausse (certitude scientifique négative), mais on ne peut attester qu’une théorie est définitivement vraie (absence de certitude scientifique positive). « Karl Popper et le critère de réfutation », Olivier Meier (RSE Magazine, 12-2-2020)
(à suivre)
Olivier Ypsilantis