Écrit le 30 novembre 2015, quatre-vingtième anniversaire de la mort de Fernando Pessoa.
La silhouette de Fernando Pessoa à Lisboa.
L’appartement de Lisbonne, tout blanc, avec aux plafonds de délicates moulures. Peinture d’un blanc mat et soyeux. Volets intérieurs en bois. J’ai toujours jugé que ces volets étaient l’une des marques du chic, sans pouvoir m’expliquer pourquoi. Notons que l’entretien s’en trouve facilité, surtout en bord de mer. Le plancher blond et ciré à larges lattes. La cuisine et son marbre rose très pâle et délicatement moucheté, ce marbre qui se retrouve dans les grands édifices tant civils que religieux de la capitale portugaise.
Dans un texte, le Breton Pierre-Jakez Hélias nous dit son plaisir à entendre et à prononcer ce nom, Lisbonne. Et il s’empresse de faire remarquer que presque tous les noms des capitales européennes comportent la consonne r, une lettre derrière laquelle ces villes se retranchent. Cette étrange et intéressante remarque m’a fait penser que je préférais aussi Tel Aviv à Jérusalem pour son nom, cette absence de r. Tel Aviv a je ne sais quoi d’ample et de doux, comme un souffle venu du large… Je préfère Lisbonne à Lisboa. Avec Lisbonne la résonance est augmentée, comme avec la pédale d’un piano. Avec Lisboa le son emplit la bouche comme une pâtisserie certes savoureuse mais quelque peu bourrative.
Il est vrai que Lisbonne doit être observé de la rive gauche du Tejo afin de mieux apprécier sa parfaite implantation. Lisbonne a été construit à l’entrée de cet étranglement qui marque la limite entre le large — l’océan Atlantique — et cet estuaire intérieur — une mer intérieure. Marque entre ces deux espaces, la tour de Belém, si délicate, comme une concrétion marine. La conurbation s’étire vers Estoril et Cascais, le long d’un estuaire qui s’ouvre insensiblement au large. A partir de Cabo da Roca, on bifurque franchement vers le plein nord, vers une côte plutôt rectiligne, vers le cap Finisterre, Cabo Fisterra en galicien.
Bairro Alto et la Igreja do Carmo laissée en l’état comme témoignage du tremblement de terre de 1755. La place dédiée à Luís de Camões, la plus urbaine des places de la capitale. Il n’est pas rare de voir prospérer sur les corniches d’immeubles et d’églises non seulement des herbes mais aussi des arbustes, de quoi inspirer un certain romantisme, le romantisme des ruines, entre Piranèse et Hubert Robert pour ne citer qu’eux. Mais il ne s’agit pas de ruines, simplement d’un peu de négligence. Il est vrai que pour être nettoyées ces corniches nécessitent la mise en place de toute une machinerie.
A Lisbonne, certains travaux de restauration exigent une grande ingéniosité et tout laisse supposer des coûts élevés. Il m’est arrivé de rester tête levée et bouche bée à suivre les évolutions de tonnes de matériaux levés à des hauteurs vertigineuses par le bras télescopique de camions-grues géants LIEBHERR (combien de roues ?), béquillés sur leurs vérins à l’occasion calés par des pièces de bois sur le pavé inégal et pentu d’une rue.
Marcher dans Lisbonne est un sport, vraiment. A moins qu’on ne décide de s’en tenir à certains axes, comme la rua Augusta. Ces marches sportives sont récompensées par les miradouros desquels on jouit de vues panoramiques dont les plus belles s’ouvrent sur l’estuaire du Tejo. Il faut avoir la cheville souple pour marcher ainsi dans la ville car ces petits pavés (sensiblement plus petits que les pavés parisiens) ont vite fait de sortir de leurs alvéoles. Il faut donc marcher sans jamais cesser de surveiller ce pavé qui selon l’humeur du moment peut évoquer un filet de pêche ou des bas à résille. Mais j’y pense, il est fragile comme un bas et a vite fait de filer. Comment expliquer cette folie portugaise ? Car cet entêtement à couvrir ainsi des surfaces considérables relève bien d’une folie. Combien de Portugais ont travaillé et travaillent encore à l’extraction, à la taille, au pavage et à l’entretien de ce pavage ? Et pas question de s’adonner à l’asphalte comme en Espagne. Au Portugal, on aime le pavé, on rapetasse, on ne cesse de rapetasser. Je trouve au temps portugais un air indien, oui, indien. Et j’ai grand plaisir à observer cette lenteur perceptible jusqu’au cœur de la capitale. Elle me repose, m’aide, m’inspire tant elle est en harmonie avec l’air qui s’y respire.
A Lisbonne, mon plus grand plaisir n’est pas tant la visite des musées et monuments que des petits commerces. Certains me replacent dans les années 1960, des quincailleries (lojas de ferragens) surtout. Il en est une dans mon quartier, le Bairro Alto, où je me rends volontiers autant pour acheter que pour observer la lenteur courtoise du vendeur, la soixantaine, pour me pénétrer d’une ambiance qui me propose un voyage dans le temps, voyage autrement plus dépaysant qu’un voyage dans l’espace. En détaillant certains articles, des « Je me souviens » me viennent et je les consigne.
Lisbonne est une ville qui absorbe sans peine (plus facilement que bien d’autres villes) les influences les plus diverses sans perdre son caractère, son lusitanismo. Le pastiche ne lui porte pas préjudice, elle l’absorbe — et je pense à la façade néo-manueline de la Estação Ferroviária do Rossio.
C’est dans le Chiado, à deux pas du Bairro Alto, au Quartel do Carmo, sur le Largo do Carmo, qu’a eu lieu l’un des épisodes les plus emblématiques de la Révolution des Œillets, la Revolução dos Cravos (également connue sous de nom de Revolução de 25 de Abril). C’est dans le Quartel do Carmo, quartier général de la Guarda Nacional Republicana (GNR), que le président du Conseil de l’Estado Novo, Marcelo Caetano, trouva refuge suite à la rébellion du Movimento das Forças Armadas (MFA). C’est là que l’Estado Novo plébiscité le 19 mars 1933 expira le 25 avril 1974. Il avait un peu plus de quarante ans. De beaux jacarandas ornent cette place au centre de laquelle s’élève une très élégante fontaine, la Chafariz do Carmo. On peut y remarquer une plaque en hommage au capitaine Salgueiro Maia (1944-1992) qui encercla la caserne de la GNR où s’était réfugié le successeur d’António de Oliveira Salazar. Marcelo Caetano se rendit avant d’être escorté jusqu’à l’avion qui le conduisit dans l’exil, au Brésil, après une halte de quelques jours à Madère. Le général António de Spínola lui succéda. Salgueiro Maia, homme tout de modestie, eut un rôle central dans cette révolution au cours de laquelle les insurgés du MFA n’ont pas fait une seule victime. Ci-joint, une notice biographique sur cet officier qui mérite qu’on se souvienne de lui :
Et une entrevue en deux parties avec ce même officier, réalisée un an avant sa mort (le cancer) :
https://www.youtube.com/watch?v=sbJVk2gq17M
https://www.youtube.com/watch?v=zvwuu04BcmI
Au visiteur qui se rend à Lisbonne, je conseille le guide (qui est aussi un guide intérieur) de Fernando Pessoa, écrit en anglais : « Lisbon : What the Tourist Should See ». Il l’écrivit à son retour de Durban où il avait séjourné de 1896 (après le décès de son père et le remariage de sa mère) à 1905. Il ne quittera plus Lisbonne et ses environs, à l’exception d’un voyage à Portalegre et à Evora. A Durban, il avait pris la mesure de la méconnaissance qu’avait le monde des Portugais mais aussi de leur rôle dans l’histoire de l’humanité. Il se mit donc en tête de rédiger un guide qui puisse contribuer à placer son pays à la place qu’il méritait. Le projet se réduisit (tout au moins le suppose-t-on) à ce petit guide centré sur la capitale portugaise. Écrit en 1925, ce texte a été découvert après la mort de son auteur, dans ses papiers, et édité à Lisbonne en 1992. Il reste actuel. On peut certes le compléter par d’autres guides.
Découverte après sa mort, la malle de Fernando Pessoa contenait exactement 27 543 documents les plus divers, parmi lesquels des recherches initiatiques et des défenses de la maçonnerie. A ce propos, c’est probablement l’interdiction des loges maçonniques début 1935 qui aurait poussé l’écrivain à s’opposer au régime et à renier ses positions de 1928. Manuel Villaverde Cabral qui fut directeur de la Biblioteca Nacional déclara : « Il était trop élitiste pour être fasciste, c’était un conservateur à l’anglaise. »
Le 13 juin (1888), jour de la naissance de Fernando Pessoa, est aussi la fête du saint patron de Lisbonne, Santo António. Sa mort dans la chambre 27, au troisième étage de l’hôpital Saint-Louis-des-Français. Sa dernière parole : « I know not what tomorrow will bring ». Un air de famille (le définir) entre le Grec Constantin Cavafis (Κωνσταντίνος Πέτρου Καβάφης) et le Portugais Fernando Pessoa. Lisboa et Pessoa ; Praha et Kafka.
Lisboa, 1925, l’un des cafés favoris de Fernando Pessoa.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis