Lee Friedlander, son humour généralement fait de rapprochements inopinés, d’instants précis avec mises en rapport inattendues – la poésie encore. On pense à certaines photographies d’Elliott Erwitt. Rapprochement comme cette ombre masculine sur une passante vue de dos, en manteau d’hiver, « Shadow – New York City » (1966) ou « Father Duffy. Times Square, New York City » (1974), un monument en hommage à cet aumônier militaire qui se tient dans son uniforme, sur un piédestal, dans un petit enclos métallique garni de pointes, perdu, écrasé par un arrière-plan d’immeubles avec lettrages monumentaux, des publicités dont ENJOY COCA-COLA juste au-dessus de lui. Le Social Landscape de Lee Friedlander est désespéré et tendre (la tendresse du clin d’œil), inquiétant et familier – l’inquiétude qui sourd sous le verni des habitudes. Ses nombreuses photographies de monuments à la gloire d’Américains célèbres, autant de représentations dérisoires dont le message est devenu inaudible car noyé dans des urbanismes chaotiques et des publicités.
Lee Friedlander (né en 1934), « Shadow, New York City », 1966
Parmi les vrais voyageurs, Hamish Fulton, loin des « à voir absolument », des « à ne pas manquer ». Hamish Fulton juge que « A Line Made by Walking » (1967) de Richard Long est l’une des œuvres les plus originales de l’art occidental du XXe siècle. Il célèbre le paysage par la marche, le paysage – l’espace – menacé comme jamais par l’encombrement humain. Marcher sans rien déranger – ou presque rien – comme le fait Richard Long. Bouger quelques pierres, rien de plus, à l’inverse d’autres artistes du Land Art qui blessent terriblement l’espace, et pensons à « Double Negative » de Michael Heizer, dans le Nevada, ou à « The Lighting Field » de Walter De Maria, dans le New Mexico. De ce point de vue, les artistes britanniques du Land Art diffèrent de leurs collègues américains. La discrétion de Richard Long et de Hamish Fulton est aussi celle de Robert Smithson lorsqu’il photographie la friche industrielle de Passaic, dans le New Jersey, ou de Paul Virilio lorsqu’il photographie les bunkers de l’Atlantikwall.
Les photographies de Hamish Fulton, the Walking Artist mais aussi the Counter-Tourist, comme quelques autres, principalement britanniques. Avez-vous lu « On Walking » de Phil Smith, A guide to going beyond wandering around looking at stuff, et « Enchanted Things, Signposts to a New Nomadism », un photo-essai, du Counter-Tourism ? :
https://walkart.wordpress.com/2014/08/11/on-walking-by-phil-smith/
Les photographies de Hamish Fulton peuvent être envisagées comme des haïkus visuels. Sous les photographies, de brèves indications manuscrites, comme un dairy : indications toponymiques, distances parcourues, sensations laconiques. Elles m’entraînent en elles, dans une ambiance aussi précise qu’indéfinissable ; et ces notations brèves et manuscrites la confirment, comme elles confirment celle des projets de Christo. Hamish Fulton the saunterer, le flâneur. L’ambiance Hamish Fulton me conduit à l’ambiance Andreï Tarkovski, ses polaroïds, une part peu connue (mineure certes) de son œuvre mais qui réitère l’ambiance de ses films. Et tout en me promenant dans des visions de ce marcheur britannique me reviennent des impressions que suscita une lecture belle entre toutes, « Sur le chemin des glaces » de Werner Herzog, journal d’une marche Munich-Paris au cours de l’hiver 1974.
Pablo Genovés, une œuvre hautement esthétique mais effrayante, l’air de rien, d’autant plus effrayante que les inondations se multiplient sur la planète Terre. L’antique terreur de la submersion reprend l’humanité avec le monstre Réchauffement Climatique. L’irruption des eaux dans des espaces fermés et généralement luxueux (emblématiques de la culture, comme bibliothèques, théâtres, églises, musées, généralement de style baroque, le style fluide par excellence) n’apparaît pas d’emblée comme effrayante, mais plutôt élégante, simplement, avec, par exemple, ces bouillonnements d’écume qui jouent avec de riches et imposants lustres dans « Cosmologie ». Cette volonté d’esthétisme est confirmée par des procédés de vieillissement.
L’un des nombreux effrois de Pablo Genovés (né à Madrid en 1959)
Un photographe discret, un représentant de la Nouvelle Vision en France, Jean Moral (1906-1999). Le meilleur de son œuvre a pour thème Juliette, cette femme rencontrée à Lacanau en 1927 et qu’il épousera en 1931, une femme qui n’est pas un mannequin, une femme simplement bien dans sa peau, à en croire les nombreuses photographies où elle apparaît. Jean Moral la photographie sans jamais la faire poser, en se gardant de la faire poser. « Lorsqu’elle posait, les photographies ne présentaient aucun intérêt », confia-t-il à Christian Bouqueret, auteur du catalogue intitulé « Jean Moral, l’œil capteur ». Ce sont les photographies de Juliette qui ont apporté à leur auteur une certaine célébrité. « S’il n’y avait pas eu Juliette dans ma vie, je n’aurais pas été un photographe intéressant ». Donc, pas de pose, rien que de la spontanéité, avec Juliette sur la plage, en vacances. Lorsqu’elle est absente de ses photographies, Jean Moral a tendance à tomber dans le simple exercice de style et à s’essouffler.
L’ambiance qui se dégage des photographies de l’italien Gabriele Basilico (1944-2013) est d’autant plus prenante que je ne comprends pas vraiment pourquoi. Je m’interroge pareillement devant les photographies d’Eugène Atget. Comment en arrive-t-on à se laisser fasciner par un réverbère, des vespasiennes, une colonne Morris ? Gabriele Basilico, architecte de formation, est venu à la photographie par le photojournalisme avant d’en venir à la photographie urbaine. Urbanisme, soit le rapport espace / temps, hier / aujourd’hui, histoire / sociologie : tout espace urbain est politique et sociologie. Gabriele Basilico s’intéresse à l’urbanisme comme phénomène. Il n’est pas à la recherche du « à ne pas manquer » des guides touristiques, à la recherche « du beau ». Certes, il y a les monuments et il s’y est intéressé, mais il préfère observer et prendre note des transformations dans les villes d’Europe, prendre note de ce phénomène de globalisation qui ne cesse de s’accélérer et qui fait que les villes tendent à se ressembler. Gabriele Basilico ou la dignité de la photographie documentaire. La tentation de photographier les ruines (voir son séjour à Beyrouth, en 1991) et rien que les ruines (la beauté des ruines), d’être une sorte de Piranèse contemporain. Mais dans son cas, il ne s’agit pas de s’en tenir aux ruines en tant que telles mais de les envisager comme des blessures qui cicatrisent, qui évoluent. Rendre compte du mouvement, toujours et partout, qu’il soit diversement lent ou rapide. C’est à partir de 1978 qu’il resserre sa thématique avec une grande enquête dans les environs de Milan, sa ville natale. L’homme est absent de ses photographies comme il est absent des peintures de Giorgio de Chirico et cette absence – ce vide – rend plus sensible la relation entre l’espace et le temps : la scène est vide, on attend les acteurs…
Gabriele Basilico (1944-2013), Dunkerque, 1984.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis