Ci-joint, une série de neuf textes élaborés à partir de notes prises au cours de mes années d’études, avec des retraits et des ajouts – des séquences plus récentes qui me sont venues alors que je transférais et réorganisais ces notes. Il s’agit d’un cahier que j’ai bourré de notes désordonnées mais ayant toutes trait à l’art, des notes prises dans la marche, dans des musées, des galeries et des bibliothèques, à commencer par celle qui m’a accompagné au cours de ces années, entre la rue Bonaparte et le quai Malaquais, la merveilleuse bibliothèque de l’École nationale Supérieure des Beaux-Arts, au premier étage du Palais des Études, où je reviens volontiers par le souvenir.
École nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Le Palais des Études de Félix Duban.
Souvenir d’une conférence à l’École des Beaux-Arts (E.N.S.B.A.) dispensée par Christian Jaccard sur ses « Suites calcinées », une série entreprise en 1976. Ses réflexions sur les rapports actif / passif. Actif, soit la préparation du support et de l’outil. Passif, soit le travail du feu (à partir de l’outil) sur cette préparation. Jaccard prépare le support à l’aide de couches successives de teintures et de délicats dégradés de peinture ; puis il enroule le support (de la toile généralement) préalablement mouillé autour d’un cordon Bickford avant d’y mettre le feu. La combustion du cordon (l’outil) va travailler les teintures et la peinture (le support). Les vapeurs de chlore décolorent le tout mais irrégulièrement. Par ailleurs, la toile est diversement brûlée. Lorsque celle-ci est déroulée, une aire inconnue se révèle, comme une scène après bataille. On pense bien sûr, et par diverses voies, aux recherches de Simon Hantaï, à ses pliages. Christian Jaccard, enroulé-déroulé ; Simon Hantaï, froissé-défroissé. Des variations surprenantes et délicates dans tous les cas.
Le support utilisé par Christian Jaccard peut ne pas laisser passer les vapeurs et l’outil en combustion agit alors d’une manière plus prégnante sur la texture et stimule l’observateur qui y verra ce que son imagination verrait devant un vieux mur travaillé par le temps, par exemple. J’apprécie cet artiste discret et probablement plutôt oublié, la simplicité et la pertinence de ses propositions, la force esthétique de ses calcinations.
Cette chemise dans « Selbstbildnis mit Modell » (1927) de Christian Schad, avec les poils du torse du modèle (Christian Schad) qui transparaissent. Mon regard va de cette transparence (peut-être désagréable) à cette cicatrice sur la joue de la femme, à l’arrière-plan, une cicatrice en lisière de chevelure.
Allen Jones, un fétichisme amusé : il n’est pas dominé par le fétichisme, il le domine.
S’il fallait illustrer « Berlin, Alexanderplatz » d’Alfred Döblin, des dessins, peintures et gravures d’Otto Dix et de George Grosz s’imposent tout naturellement.
Les accumulations d’Arman me lassent – une idée intéressante mais trop répétée, ânonnée. Pourtant, l’une d’elles reste particulièrement pertinente, avec ce torse de mannequin transparent (1967) où s’accumulent des gants, en caoutchouc me semble-t-il, visible au Museum Ludwig de Köln. Mais, au fait, pourquoi cette accumulation est-elle particulièrement pertinente ?
L’extraordinaire – et peut-être désagréable – impression que produisit en moi « Le déjeuner en fourrure » (tasse, soucoupe, cuillère) de Meret Oppenheim. Fascination-répulsion.
Bronzino, un érotisme froid qui se retrouve dans les photographies d’Helmut Newton.
Les scènes érotiques à trois de George Grosz (lui et deux femmes), aquarelles des années 1920 de la collection P. B. van Voorst van Beest.
Pierre Klossowski, l’élégance de ses morphologies longilignes, maniéristes. L’érotisme du maniérisme, une étude que je me suis promis d’écrire, sous la forme d’un essai ou d’une suite de lettres à Pierre C.
Pierre Klossowski (1905-2001)
L’influence de la pittura metafisica sur Rudolf Schlichter. Ses Erotische Szenen.
Les dénonciations de Clovis Trouille, ses impertinences bigarrées, sa férocité amusée, ses fesses diversement à l’air, ses Saintes Partouzes, ses confessionnaux érotiques, érotisés et tant d’autres choses… L’érotisme Clovis Trouille n’est pas l’érotisme Félicien Rops (pour une étude comparée). L’érotisme Clovis Trouille est populaire et truculent, avec un côté franchement kitsch, et il semble guetter nos réactions. L’érotisme Félicien Rops est quant à lui aristocratique, silencieux, en demi-teinte, avec des raffinements de salon mondain, et il semble que nos réactions ne lui importent en rien.
En art le concept n’est pertinent que s’il (s’)ouvre à la poésie, provoquant une sorte de délice, oui, de délice ! A ce propos me viennent dans toute leur précision des photographies de l’Espagnol Chema Madoz.
Edward Hopper, un célébrant de l’espace américain, avec ce vide, ce désespoir, car tout semble dérisoire dans ce vide (comme le sont ces lettrages photographiés par Wim Wenders dans « Written in the West »), désespoir dépeint par Arthur Miller dans « The Misfits ». Le vide de ces espaces qui est comme un duplicata de ce désespoir intérieur, qui le confirme – la nature est anti-humaine (à développer dans un essai).
Chez Edward Hopper, la présence humaine confirme une absence, absence à soi-même et aux autres. C’est pourquoi ses décors vides en imposent tant : ils semblent attendre une présence et, de ce fait, ils semblent moins vides que ses compositions avec présence humaine. Je ne puis détacher mon regard de « Rooms by the sea » (1951) ou de « Sun in an empty room » (1963) : il n’est pas étonnant que les Pop artists aient considéré Edward Hopper comme une référence – un ancêtre en quelque sorte.
Je rejoins le critique d’art Clement Greenberg lorsqu’il dit qu’Edward Hopper est un mauvais peintre. Cette appréciation fut pour moi une manière de confirmation. Il suffit de s’attacher à l’étude d’un détail d’une de ses compositions pour s’en convaincre. Mais l’ambiance qui émane (de l’ensemble) est stupéfiante : elle vous attire à elle, elle vous enferme en elle. On écoute, muet. Edward Hopper en dit beaucoup plus sur son pays que n’importe quel écrivain de sa génération. Il est à sa manière un peintre littéraire et il n’est pas étonnant que nombre d’éditeurs aient si volontiers choisi de reproduire ses peintures en couverture. Il y a comme un air de famille entre les peintures d’Edward Hopper et des romans d’Alberto Moravia, « L’Ennui » (« La Noia ») en particulier.
Mahmoud Hamadani, un artiste iranien né en 1958. Une pureté minimaliste. Première exposition 1999. La beauté de ses Traces Series, des encres sur papier, soit des coulures d’encre qu’il guide par des mouvements donnés à la feuille, mouvements qu’il accompagne de son souffle qui, à partir des coulures principales, fait naître des ramifications d’une grande finesse. Je me souviens qu’enfant que je me livrais à cet exercice avec entrain, un entrain comparable à celui que je mettais au brass rubbing dans des églises d’Angleterre. Ci-joint, entre autres documents, une présentation vidéo de quatre minutes de l’artiste par lui-même :
http://streamingmuseum.org/mahmoud-hamadani/
Un aperçu du brass rubbing, avec ce charmant documentaire de 1961 :
https://www.youtube.com/watch?v=4WtoiijGCs8
(à suivre)
Olivier Ypsilantis