En relisant « Apologie pour l’histoire » de Marc Bloch, chez Librairie Armand Colin, Paris, 1974, un ouvrage posthume qui a été précédemment publié sous la direction de Lucien Febvre, par les soins de l’Association Marc Bloch, dans les Cahiers des Annales. Préface de Georges Duby.
Marc Bloch : « Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus. Mais la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne ». La recherche historique a fait d’immenses progrès et en peu de temps ; tout cela autorise les plus vastes espoirs, mais non des espoirs illimités. Le sentiment de progression véritablement indéfini (que peut donner une science comme la chimie) est refusé à cette discipline qu’est l’histoire, à l’historien : « C’est que les explorateurs du passé ne sont pas des hommes tout à fait libres. Le passé est leur tyran. Il leur interdit de bien connaître de lui qu’il ne leur ait lui-même livré, sciemment ou non. »
Comment pénétrer aussi bien chez nous la mentalité des hommes du XIe siècle que celle des hommes du XVIIIe siècle ? Entre les confessions de Rousseau et la correspondance de Voltaire, l’historien ou le lecteur attentif peut percevoir l’homme du XVIIIe siècle avec une certaine précision ; tandis que pour les hommes du XIe siècle, nous « n’avons sur quelques-uns d’entre eux que de mauvaises biographies en style convenu. » La mentalité de l’individu du XIe siècle nous demeure et nous demeurera probablement à jamais fort succincte. C’est ainsi, nous dit Marc Bloch, il faut être capable de dire « Je ne sais pas » et même « Je ne peux pas savoir » après avoir, précisons-le tout de même, énergiquement et désespérément cherché. « Il y a des moments où le plus impétueux devoir du savant est, ayant tout tenté, de se résigner à l’ignorance et de l’avouer honnêtement. »
A méditer : « D’innombrables municipes romains se sont transformés en banales petites villes italiennes, où l’archéologue retrouva péniblement quelques vestiges de l’Antiquité ; seule l’éruption du Vésuve a préservé Pompéi ». Mais Marc Bloch rectifie aussitôt en précisant que les grands désastres n’ont pas nécessairement servi l’Histoire : « Sous nos yeux, les deux guerres mondiales ont rayé d’un sol chargé de gloire, monuments et dépôts d’archives » ; et il évoque Ypres. Il poursuit et nous entraîne dans une fascinante rêverie : « Cependant à son tour, la paisible continuité d’une vie sociale sans poussées de fièvre se montre beaucoup moins favorable qu’on le croit parfois à la transmission du souvenir. Ce sont les révolutions qui forcent les portes des armoires de fer et contraignent les ministres à la fuite, avant qu’ils n’aient trouvé le temps de brûler leurs notes secrètes. Dans les anciennes archives judiciaires, les fonds de faillites nous livrent aujourd’hui les papiers d’entreprises qui, s’il leur avait été donné de mener jusqu’au bout une existence fructueuse et honorée, n’eussent pas manqué de vouer finalement au pilon le contenu de leurs cartonniers ». Et ainsi de suite.
Marc Bloch invite les sociétés à « organiser rationnellement, avec leur mémoire, leur connaissance d’elles-mêmes », en s’attaquant méthodiquement aux deux principaux responsables de l’oubli et de l’ignorance : 1. La négligence qui égare les documents. 2. Ce qui les cache ou les détruit. « Notre civilisation aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation érigée en méthode d’action et presqu’en bourgeoise vertu cèdera la place au goût du renseignement : c’est-à-dire nécessairement des échanges de renseignements. »
Marc Bloch nous invite à ne pas postuler catégoriquement entre les sciences de la nature et une science de l’homme : « Dans la vue que j’ai de ma fenêtre, chaque savant prend son bien, sans trop s’occuper de l’ensemble. Le physicien explique le bleu du ciel ; le chimiste, l’eau du ruisseau ; le botaniste, l’herbe. Le soin de recomposer le paysage tel qu’il m’apparaît et m’émeut ils le laissent à l’art, si le peintre ou le poète veulent bien s’en charger. C’est que le paysage, comme unité, existe seulement dans ma conscience. Or, le propre de la méthode scientifique, comme ces formes du savoir la pratiquent et, par leur succès, la justifient, est d’abandonner délibérément le contemplateur, pour ne plus vouloir connaître que les objets contemplés. Les liens que notre esprit tisse entre les choses leur paraissent arbitraires ; elles les brisent, de parti pris, pour rétablir une diversité à leur gré plus authentique. »
Les difficultés que doit affronter l’histoire sont particulières, « car pour matière, elle a précisément, en dernier ressort, des consciences humaines. Les rapports qui se nouent à travers celles-ci, les contaminations, voire les confusions dont elles sont le terrain constituent, à ses yeux, la réalité même. »
L’historien n’est pas un futile antiquaire aussi longtemps qu’il garde les yeux ouverts sur le monde où il vit, sur le présent dans lequel il s’inscrit. L’historien du temps passé est aussi, et comme malgré lui, un historien de son temps ; par la tonalité de ses écrits, il témoigne de son temps, implicitement, discrètement et durablement. J’observe nécessairement d’un point donné, ma vie s’inscrit dans l’espace et plus encore dans le temps, c’est ainsi, irrémédiablement. Je peux limiter ma subjectivité par une « observation volontaire et contrôlée », mille fois préférable à toute « imprégnation instinctive », il n’empêche que je pense et formule ma pensée à partir d’un point donné.
Les trois rencontres fondamentales pour Marc Bloch : 1. La linguistique (avec orientation vers le comparatisme). 2. La science historique allemande avec l’érudition comme le meilleur des outils, aussi longtemps qu’elle ne tourne pas à vide. Marc Bloch avait compris que le vrai travail de l’historien se situait au-delà du traitement des sources, une « attitude heureuse qui le fit plus tard, avec tant d’aisance, se fier aux recherches d’autrui », ainsi que l’écrit Georges Duby dans sa préface à l’édition que j’ai entre les mains, soit la 7e édition. 3. Une rencontre majeure avec la sociologie d’Émile Durkheim et la géographie de Paul Vital de la Blache.
Tout ce qu’il y aurait à dire sur l’amitié si féconde entre Lucien Febvre et Marc Bloch, deux styles. Lucien Febvre : « La souveraine largesse du geste, le verbe paysan, robuste, cette générosité convaincante, la sûreté de la touche » nous dit Georges Duby. Marc Bloch : « Un tempérament qui répugnait à l’éclat direct de l’expression, réservé, précieux dans ses écrits achevés et dont le meilleur est à rechercher dans les notes nerveuses pour les Cahiers des Annales, plutôt que dans les livres et articles généralement trop guindés » nous dit encore Georges Duby.
Une remarque de Marc Bloch faite dans les années 1940 et qui se vérifie toujours plus : « Les révolutions successives des techniques ont démesurément élargi l’intervalle psychologique entre les générations ». Et pensons en particulier à l’apparition d’Internet et de la téléphonie mobile. Marc Bloch met cependant en garde : la génération d’après ne doit pas en conclure qu’elle a cessé d’être déterminée par les générations qui l’ont précédée. L’auto-intelligibilité s’appuie sur d’étranges postulats. Premier postulat : les conditions humaines ont subi sur une ou deux générations un changement total. Les révolutions menées dans le laboratoire ou l’usine auraient eu raison de toutes les conduites traditionnelles. « C’est oublier la force d’inertie propre à tant de créations sociales » nous dit Marc Bloch qui ajoute : « L’homme passe son temps à monter des mécanismes dont il demeure ensuite le prisonnier plus ou moins volontaire ». Et il y a plus : pour les enfants, les échanges entre générations ne se font pas que par l’intermédiaire des parents. Il y a aussi l’écrit, vecteur de pensée entre générations parfois très éloignées dans le temps et qui œuvre à la continuité d’une civilisation. Écrits de Luther, Calvin ou Loyola, pour ne citer qu’eux, autant de personnalités à la pensée particulièrement influente et que l’historien devra s’efforcer de replacer dans leur temps afin de les comprendre et de les faire comprendre. « Osera-t-on pourtant dire qu’à la juste compréhension du monde actuel l’intelligence de la Réforme protestante ou de la Réforme catholique, éloignées de nous par un espace plusieurs fois centenaire, n’importe pas davantage que celle de beaucoup d’autres mouvements d’idée ou de sensibilité, plus proches, assurément, dans le temps, mais plus éphémères ? » L’évolution humaine ne consiste pas en une suite de saccades aussi brèves que profondes et sans rapport les unes avec les autres. « L’observation prouve, au contraire, que, dans cet immense continu, les grands ébranlements sont parfaitement capables de se propager des molécules les plus lointaines jusqu’aux plus proches. »
Ce postulat (qui est celui de Marc Bloch) selon lequel « il existe dans l’humaine nature et dans les sociétés humaines un fonds permanent ». Ainsi, peut-on comprendre l’homme si on se contente d’étudier ses réactions devant des circonstances particulières à un moment donné ?
(à suivre)
Olivier Ypsilantis