La mort est un fantasme, tous les morts sont présents — il n’en manque pas un seul —, bien vivants. Fantasme de la mort et implosion du monde.
Il est impossible que la pesanteur qui m’écrase peu à peu jusqu’à me tuer soit vraie. Je suis un édénien, je suis installé dans la légèreté de l’éden. Les hommes sont des édéniens, Caïn est un édenien. « Le premier Sermon sur la Montagne fut prononcé par Dieu lui-même quand il marqua Caïn d’un signe qui indiquait que, bien qu’il ait tué, Caïn n’était pas un assassin par nature mais un édénien ». Le signe de Caïn indique que quiconque ne lit pas ce signe ou le lit mal croit que Caïn est un assassin par nature ; il oublie que ce dernier est lui aussi un édénien. Et celui qui méconnaît ledit signe est lui aussi changé en assassin. Ne jamais perdre confiance en l’homme car même les pires d’entre eux sont des édéniens, des édéniens qui s’ignorent, des édéniens ensorcelés par le collectif, par l’Histoire.
Juifs sauvages (par rapport à Juifs historiques), soit tous ceux qui ressentent qu’ils sont des édéniens et quittent l’ensorcellement du collectif en se faisant des transfuges de leurs cultures. Voir l’anthologie de textes établie et préfacée par Bernard Chouraqui et que les Éditions de La Différence présentent ainsi : « On parle beaucoup de la « judéité ». Qu’est-elle au juste ? L’intuition d’indestructibilité qui habite tout homme et dont le peuple juif est la métaphore historique ? Y aurait-il une « judéité sauvage », caractéristique de tous ceux, pas nécessairement juifs, qu’obsède l’Indestructible ? Selon Bernard Chouraqui, La Judéité sauvage est l’impressionnant florilège d’écrivains, poètes et penseurs qui ont brusquement rencontré au plus profond d’eux-mêmes leur judéité et fixé en filigrane sa signification sauvage. Aucun des écrivains choisis n’est juif au sens strict du terme, pour indiquer que bien qu’historiquement la Judéité s’incarne dans un peuple, elle est l’aventure de l’universel ». (Voir la liste des auteurs rassemblés dans cette anthologie). Juif sauvage, judéité sauvage, des expressions essentielles du riche lexique de Bernard Chouraqui, un lexique auquel il faudrait travailler à la manière de Claude Cuenot, auteur de « Nouveau lexique Teilhard de Chardin ».
Nous ôter à la pesanteur. Faire cesser l’ensorcellement du Bien et du Mal en nous transmutant en édénien, une transmutation qui mettra fin à notre croyance dans le néant et nous extraira de la terreur. L’éden, le monde-sans-mort. Jésus (et non le Christ-Dieu), un édénien.
Le nihilisme, une idolâtrie, probablement la forme la plus massive de l’idolâtrie. Dissiper le fantasme de la mort, échapper à l’hypnose de l’Histoire.
L’adoration de la souffrance (un dévoiement) est le fait des fantômes qui s’imaginent que la souffrance (infligée et subie) les rend réels.
Le Divin n’est pas dans la pesanteur mais dans la légèreté — loin de l’ensorcellement du collectif.
N’avoir peur de rien car le rien n’existe pas.
La complexité du monde vient en grande partie de ce que personne n’est complètement horrible, que même chez le plus horrible des hommes, une part de lui-même échappe à l’horrible.
L’homme, un possédé de l’Histoire. L’édénien échappe à l’hypnose de l’Histoire, aux conceptions qui avalisent l’Histoire. L’homme qui comprend que le monde est fictif crève l’écran et ainsi est-il rendu à l’éden.
L’éden contre le nihilisme. L’éden, le lieu-sans-mort. Les Juifs sont porteurs de l’éden. Ils signalent que l’Histoire est le fantasme de la mort dont les hommes recouvrent l’éden.
« Je ne crois qu’en la réapparition des morts. Mes écrits stigmatisent l’inéluctabilité de la réapparition des morts que l’Histoire, parce qu’elle est le fantasme de la mort, érige en impossible » peut-on lire dans « L’Implosion du monde ». Au cours d’une longue conversation, le 9 août 2016, en son domicile parisien, Bernard Chouraqui m’a glissé à plusieurs reprises des réflexions dans ce sens. Et il observait discrètement ma réaction.
Très belle réflexion. « Un lecteur a parfaitement le droit d’utiliser les écrits qu’il lit comme s’ils étaient les siens : ce sont les siens parce qu’en les lisant, il les écrit ». A ce propos, ne suis pas occupé à faire miens les écrits de Bernard Chouraqui ? Je me permets toutefois d’ajouter, très prosaïquement, que je condamne ces auteurs, virtuels notamment, qui s’accaparent des articles sans citer leurs sources. Au-delà de la simple courtoisie, citer ses sources n’est-il pas aussi une manière d’aider ceux qui nous aident.
Les Juifs, un poignée de Vivants connectés à l’éden qui repoussent le fantasme de la mort qu’est le monde. Ils le font imploser et en expulsent les hommes, ces adorateurs du fantasme de la mort. Pour l’éden retrouvé.
Partout dans les écrits de Bernard Chouraqui, des réflexions qui pourraient celles de grands moralistes français du XVIIIe siècle. J’ai pensé plusieurs fois aux « Réflexions ou sentences et maximes morales » de François de La Rochefoucauld en lisant « L’Implosion du monde », mais aussi aux « Caractères ou les Mœurs de ce siècle » de Jean de La Bruyère, pour ne citer qu’eux. Lorsque Bernard Chouraqui écrit par exemple : « Un seul de nos défauts en dit plus long sur nous que l’ensemble de nos qualités. C’est que nos qualités ne sont le plus souvent que des dressages tandis que nos défauts manifestent ce que nous sommes vraiment. »
Jean-Jacques Rousseau, un philosophe embastillé dans l’idée de Liberté, un prophète raté, un idéologue au fond. L’idéologue comme prophète raté… Je ne l’ai jamais vu autrement. Le seul Jean-Jacques Rousseau que j’aime, celui qui se livre à l’introspection, le Jean-Jacques Rousseau des « Confessions », admirable, un frère en quelque sorte.
Karl Kraus, Juif conscient par sa récusation du monde ; il sait que le monde est une mystification ; il le sait car, sans le savoir — ou sans vouloir l’admettre —, il occupe l’éden. S’il ne l’occupait pas, il manquerait en quelque sorte du recul nécessaire qui détermine son regard. Karl Kraus, un prophète qui pense en journaliste. « Parce qu’il tient la position qui révèle la fictivité de l’histoire, Karl Kraus tient la position qui provoque l’implosion du monde et c’est par là qu’il est métaphysiquement juif. »
« De livre en livre, je n’aurai jamais fait que retrouver et approfondir la révélation selon laquelle Dieu a fait la Création pour moi », une pensée qui me remet en mémoire une impression qui s’est imposée sans tarder lorsque que j’ai commencé à étudier Bernard Chouraqui : il y a chez ce penseur un élan et un optimisme qui m’évoquent Ralph Waldo Emerson. Il faut relire Ralph Waldo Emerson, et dans l’original si possible.
« Le Sermon sur la Montagne : il implique que les hommes ne sont pas des hommes mais des édéniens et c’est cette révélation que le christianisme a manquée », une remarque inscrite dans « L’Implosion du monde » et développée dès son premier écrit : « Le Scandale juif ou la Subversion de la mort ».
Dès que j’ai lu et écouté Bernard Chouraqui, j’ai pris pleinement conscience de ce fait (rapporté dans « L’Implosion du monde » au chapitre 12) : « Pourquoi j’écris ? Pour manifester la confiance que j’ai dans le lecteur. Sans la confiance dans le lecteur, écrire est impossible ». Cette pensée me traverse souvent ; plus exactement, elle m’habite. Ne pas trahir la confiance de celui qui écrit pour moi afin que nous nous fassions mutuellement progresser. Et Bernard Chouraqui n’est pas dupe : « Mes écrits attirent des inspirés et des simulateurs »…
Le monde n’est pas absurde mais fictif. De l’Histoire (la fiction) à l’éden, de l’homme (la fiction) à l’édénien.
La présence des femmes dans la vie et les écrits de Bernard Chouraqui. L’interroger à ce sujet. A ce propos, j’aimerais l’interviewer sur sa vie dans une péniche, sur son projet dans le Néguev, à Mitzpe Ramon, sur ses amitiés, très nombreuses, Cioran, Niki de Saint-Phalle et tant d’autres…
L’adoration de la souffrance, un effet de la Chute qui s’emploie par divers artifices, volontiers très élaborés (voir les théologies), à nous cacher la Chute, à nous la faire oublier. L’Histoire, une hypnose collective. Certaines intuitions (à quel autre mot faire appel ?) de Bernard Chouraqui ne rejoindraient-elles pas certaines intuitions de Platon ? Ernst Jünger le platonicien (lire ses « Journaux de guerre ») n’aurait-il pas à certains moments (aux moments de plus grand danger) des intuitions — des certitudes — proches de celles de Bernard Chouraqui ? L’indestructible est et nous y sommes conviés ! Pour une étude comparée, féconde aussi longtemps qu’on lui insuffle une constante mobilité. Car enfin, il ne s’agit pas de faire de Bernard Chouraqui un platonicien ; et s’il l’est à certains moments, c’est pour mieux repousser Platon et le platonisme, s’opposer à eux après avoir établi un point de contact.
L’édénéité contre le temps qui passe, l’âge, le vieillissement. L’édénéité contre la disparitions des proches.
Étudier les rapports entre la pensée de Bernard Chouraqui et les écrits « ésotériques » du judaïsme. Je place ésotériques entre guillemets afin de le soustraire impérativement au sens péjoratif — ou faussement savant — qu’il acquiert dans certaines têtes.
« La peur existe quand je désire vivre dans un modèle particulier. Vivre sans peur signifie vivre sans aucun modèle particulier. La peur surgit quand j’exige une façon de vivre particulière », une pensée qui n’est pas de Bernard Chouraqui mais de l’Indien Jiddu Krishnamurti. « La foi est une intuition qui non seulement attend l’expérience pour être justifiée, mais qui conduit à l’expérience », une pensée qui n’est pas de Bernard Chouraqui mais de l’Indien Sri Aurobindo. Et je pourrais continuer ainsi sur des pages et des pages. Mais il me faudra souligner ce qui sépare la pensée de Bernard Chouraqui de la pensée hindoue. Ne pas s’en tenir aux airs de famille ; en prendre note et s’éloigner.
« Si les soldats acceptent aussi facilement de mourir, c’est parce qu’ils sentent obscurément que lorsqu’ils meurent ils ne meurent pas mais se mettent à l’abri de la bataille ». Je trouve là un air de famille avec Novalis, le plus profond et le plus énergétique des Romantiques allemands, un pré-romantique. Il y a bel et bien chez Bernard Chouraqui une énergie romantique — l’énergétique du romantisme. Le romantisme de la Bible, le romantisme dont est porteur le peuple juif et qui en retour le porte. Définir le romantisme juif premier — le romantisme biblique.
« Les hommes ne ressemblent pas à ce qu’ils sont mais à leurs habitudes », Joubert ? La Rochefoucauld ? Non, Bernard Chouraqui.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Je suis une amie très proche de Bernard Chouraqui et, devenue, par les circonstances, son assistante à maints égards depuis qu’il a été victime d’un attentat en Israël (lésions neurologiques). Ayant découvert le brillant article que vous lui consacrez (10/1/2017 1/4), je me suis dit que vous sauriez peut être à même de le connecter à d’autres écrivains juifs, ou à de nouveaux lecteurs, lors de conférences, séminaires et interviews. Dans la difficulté physique où il se trouve, sans aucun moyen lui permettant d’organiser lui même une synergie autour de son oeuvre, ce serait un bel encouragement à lui apporter, d’autant qu’il continue d’écrire tous les jours, de creuser sa pensée par tous les angles possibles. Pour notre propre nourriture métaphysique, il serait bénéfique de découvrir tous ces nouveaux aspects; la situation mondiale inspire forcément des analyses conjointes à ce qui a été pressenti. Si vous avez la bonne volonté de me joindre par mail, je me ferai un plaisir d’étudier cette proposition en accord avec vos possibilités ainsi qu’en accord avec Bernard Chouraqui, lequel sera enthousiaste j’en suis sûre. Mme Helene Marquer. [email protected] OU [email protected]