L’obstacle à la vocation d’Israël (tant pour les Juifs que les non-Juifs) semble être dénoncé par l’ambiguïté suivante : il s’agit d’un État et d’une religion qui ne veulent pas dire s’ils sont respectivement un État et une religion comme les autres. On sait qu’il ne s’agit pas d’une religion comme les autres ; on en déduit qu’il s’agit d’un État qui n’est pas comme les autres.
On constate que s’il y a séparation au niveau des institutions, cette séparation n’a pas d’importance au regard de la vie intérieure. Il y a une manière d’être homme qui, en Israël, ne peut pas/ne veut pas séparer préoccupations spirituelles et préoccupations temporelles, comme dans le monde chrétien. Israël n’est pas pour autant un État théocratique.
Le terme « pharisaïsme » a pris dans la mentalité chrétienne le sens de tartuferie et d’hypocrisie – ce qui suppose une profonde méconnaissance de l’histoire des Pharisiens. Les Évangélistes se perdent volontiers en sous-entendus peu aimables (euphémisme) à leur encontre. Il est vrai que le mot « jésuite » et ses dérivés sont employés dans un sens à peine moins aimable. En France, depuis les disputes théologiques des époques médiévales, le premier Chrétien à avoir réhabilité le pharisaïsme est (à ma connaissance) Paul Ricœur, un Protestant, au cours d’une émission télévisée du rabbin Josy Eisenberg.
Le pharisaïsme au sens large (et dénonciateur) n’épargne pas la société juive, il touche toutes les sociétés et de ce point de vue la société chrétienne n’est pas en reste – c’est « un problème humain qui s’attache aux réalités et aux conditionnements psycho-sociologiques de toute société par rapport aux lois et règles de sa Constitution ». « L’option pharisienne du judaïsme » (une conférence donnée en 1980, à Paris) devrait être lu et médité par tout Chrétien qui opérerait ainsi sur lui-même un débarbouillage. Le Chrétien moyen apprendrait par exemple qu’il n’y a pas eu à partir des Hébreux deux courants : le pharisaïsme et le christianisme, car c’est plus de quatre siècles après l’histoire pharisienne (dans son expression hébraïque) que le christianisme s’est détaché du peuple juif.
Quand le Chrétien a vu faire ce que l’Église prêchait (sans le commettre à ce niveau), une stupéfaction s’en est suivie. Puis il s’est interrogé sur le parti pris anti-judaïque dans les Évangiles afin d’envisager l’antisémitisme à la racine, une racine qui est chrétienne. Il est presque toujours – voire toujours – impossible d’étudier l’antisémitisme sans passer par l’antijudaïsme. Une réflexion s’est faite autour de ce constat : nos théologies (juive et chrétienne) sont très différentes mais il y a convergence sur la moralité. Avec l’Islam le constat est inverse : théologies compatibles mais conceptions opposées de la moralité.
La théologie du judaïsme est transmise sur un mode entièrement négatif dans le monde chrétien. La survivance du peuple hébreu lui pose problème. La refondation d’Israël et Jérusalem capitale de l’État hébreu irritent les Chrétiens et les post-Chrétiens, ce qui explique leur agitation médiatique au sujet des « Palestiniens », du « peuple en danger ». Shmuel Trigano a écrit à ce sujet des pages qui doivent être méditées.
Question : l’Église peut-elle accepter de se reconnaître comme une diaspora d’Israël ? Il est important de se poser la question. Être une diaspora d’Israël ? Mais c’est un honneur Messieurs les Chrétiens (cette remarque est de moi).
Proposition centrale à méditer : « Le dégel des échanges judéo-islamiques pourrait se faire à travers les théologiens chrétiens. Puisque, en fin de compte, si paradoxal que cela puisse paraître, l’antijudaïsme musulman est d’origine chrétienne… »
Le judaïsme – la pensée juive – est spécifique (articulé autour de ses propres valeurs) et ouvert sur la culture humaine. Sa spécificité fait son universalité. D’une manière générale, on ne peut contribuer à l’universalité qu’en apportant une spécificité, sa spécificité ; il ne peut en être autrement à moins de n’apporter que du vide…
Le judaïsme est devenu un objet d’études vivant, il n’est en rien une simple curiosité plus ou moins résiduelle. On ne peut nier l’intérêt qu’a pu présenter la Wissenschraft des Judentums au XIXe siècle, les portes qu’elle a ouvertes et les axes qu’elle a désignés ; mais on ne peut s’y tenir car le judaïsme n’est pas qu’une ethnographie ou qu’une archéologie. Le judaïsme est infiniment vivant pour tous ceux, Juifs ou non-Juifs, qui se donnent la peine de le considérer. Léon Askénazi : « Le principe d’une permanence, d’une vitalité et d’une vie propres à la pensée juive n’était évident que pour un nombre restreint de professeurs et de rabbins, formés en général à la rude et patiente discipline des écoles talmudiques, et le plus souvent rejetés dans les limites théoriques très réelles d’un ghetto intellectuel. »
Ce qui suit m’a été inspiré par des réflexions de Léon Askénazi :
Je ne suis ni professeur, ni rabbin, ni juif, mais il y a longtemps que j’ai compris la centralité du judaïsme, de la pensée juive, je l’ai compris très tôt, au sortir de l’enfance dirais-je, aux débuts de l’adolescence, et à partir de deux déclencheurs qui ont agi simultanément et en complément l’un de l’autre.
Premier déclencheur. En suivant attentivement les offices chrétiens, j’ai très vite éprouvé (d’abord confusément puis avec une acuité toujours augmentée) qu’il y avait dans le substrat même du Nouveau Testament (une dénomination qui me dérange, car elle laisse supposer qu’il y aurait un « Ancien Testament », hors d’usage et destiné à être remplacé) quelque chose de trouble, une inquiétude dans la maison chrétienne, inquiétude qui cherchait à se dissimuler. A l’intérieur de cette maison, on avait poussé quelqu’un dans un placard pour l’y dissimuler et on ne le sortait, à l’occasion, qu’après avoir pris soin de le bâillonner pour parler à sa place.
Deuxième déclencheur. La Shoah. J’ai très vite éprouvé qu’il s’agissait d’une entreprise de destruction très particulière – et loin de moi l’idée de situer les Juifs à part et leur accrocher sur la poitrine la médaille de la Souffrance après les avoir placés sur la plus haute marche du podium de la Souffrance. Je ne suis pas préposé à cet indécent hit-parade que les Juifs sont les premiers à refuser. J’ai simplement compris que cette tentative d’effacement d’un peuple, le peuple juif, interrogeait les profondeurs du continent européen, le continent chrétien par excellence. J’ai compris que l’antisémitisme le plus radical dans ses formulations, le nazisme, était certes profondément anti-chrétien, en rupture avec le christianisme, mais que, paradoxalement, le déchaînement nazi était inexplicable sans l’antijudaïsme chrétien, que dans la complexe généalogie du nazisme l’antijudaïsme chrétien se tenait quelque part. Une fois encore, je n’accuse pas, je ne m’érige pas en juge, mais, simplement, il y a longtemps que je me suis décidé à soulever le capot, à retrousser mes manches et à plonger les deux mains dans la mécanique. La Shoah ne « s’explique » pas, car vouloir l’expliquer, c’est lui donner un sens et donc une justification. La Shoah ne s’explique pas, rien n’explique la Shoah, mais il y a en filigrane une généalogie dont on prend note. Comment dire ? Mes ancêtres ne « m’expliquent » pas mais ils sont mes ancêtres. Ce que je viens d’écrire est-il pertinent ?
Je trouve toujours chez ceux qui attaquent le judaïsme, « le Juif » en tant que tel ou Israël quelque de faux, comme un sourire ambigu, un rire forcé, un regard fuyant, comme s’ils avaient quelque chose à cacher.
L’antisémitisme tapageur s’est fait rare depuis la Shoah – et pour cause de Shoah. Il enfile volontiers la défroque de l’antisionisme. Certes, tous les antisionistes ne sont pas des antisémites même si… Il y a des Juifs antisionistes, et assez férocement, à l’extrême-gauche et chez des religieux qui semblent trouver plaisir à flatter la barbe des ayatollahs et des mollahs. Il y a le cas des antisémites de type dit « courtois » et sionistes à leur manière, sionistes malgré eux. Leur devise pourrait être non pas vraiment : « Les Juifs dehors ! » mais « Les Juifs chez eux ! », chez eux, en Israël. Ces antisémites-sionistes (j’en ai connu dans les « beaux milieux ») se méfient du « Juif international » (voir « The International Jew », cette série de pamphlets publiée et distribuée par The Dearborn Independant, propriété de Henry Ford). Bref, « le Juif chez lui », l’Israélien qui défend ses frontières « comme nous avons défendu les nôtres », peut être à l’occasion admiré et célébré par des individus plutôt enclins à se méfier du Juif « qui n’est pas chez lui », c’est-à-dire du Juif qui est « chez moi ».
Olivier Ypsilantis